Le site du parti de l'In-nocence

Alain Finkielkraut : "J'assume"

LE MONDE | 26.11.05 | 14h52 • Mis à jour le 26.11.05 | 14h52

Pourquoi ne vous reconnaissez-vous pas dans le compte rendu qu'a fait Le Monde de vos propos parus dans le journal israélien Haaretz, lequel les a comparés à ceux d'"un militant du Front national" ?


Le personnage que désigne cet article m'inspire du mépris, et même du dégoût. Je ne suis pas ce frontiste excité nostalgique de l'épopée coloniale. J'essaie seulement de déchirer le rideau des discours convenus sur les événements actuels. Lui, c'est lui, et moi c'est moi. A ma grande stupeur, depuis mercredi, nous portons le même nom.

Ce qui m'inquiète, c'est la désafiliation nationale. Je dis donc effectivement que lorsque certains jeunes émeutiers évoquent entre eux "les Français", nous sommes perdus. J'ajoute que certains juifs aussi succombent à cette tentation. Je leur réponds : "Si votre présence ici ne relève que de l'utilité, soyez honnêtes avec vous-même : vous avez Israël." Moi, quand j'entends "les Français", je suis indigné. La phrase incriminée doit être remise dans cette perspective. Si, pour ces jeunes des cités, la France n'est qu'une carte d'identité, eux aussi ont le droit de partir. Mais je sais que ce n'est pas une possibilité et je le dis dans l'entretien.

Vous êtes enfant d'immigré. Ne pouvez-vous imaginer que dire "les Français" relève d'un rapport plus complexe que l'utilitarisme ? Du souci de préserver une identité sans remettre en question la volonté d'insertion ?

Oui, mon père aussi, venu de Pologne, disait "les Français". Il en avait le droit. Mais j'ai toujours pensé que cette façon d'être n'était pas transmissible. Moi, je refuse cette posture. Or ces jeunes sont, comme moi, nés en France. Je leur demande la même cohérence.

Que contestez-vous dans les propos qui vous ont été attribués ?

Il y une chose que je ne reprends en aucune façon à mon compte, c'est l'idée que les Lumières apportaient la civilisation à des "sauvages". Ce mot ne fait pas partie de mon vocabulaire. L'intention des Lumières est équivoque. Cette équivoque doit nous garder de tout alignement du colonialisme sur une entreprise purement criminelle. Intégrer des hommes dans la catholicité des Lumières est autre chose qu'une volonté d'extermination. Cela peut avoir, ici ou là, des effets positifs. C'est tout ce que je voulais dire.

Comme Occidental confronté à l'ère du vide, je n'ai aucun esprit de supériorité. Mais je suis inquiet devant la montée des nouvelles revendications de mémoires. On demande, quelquefois pour soigner les blessures identitaires, un nouvel enseignement de l'esclavage et de la colonisation. Pourquoi pas ? Sauf que cette demande se formule de plus en plus comme un "droit à la Shoah". Comme si, pour résoudre une terrible compétition des mémoires, il fallait "élargir" la Shoah. Dès lors, la colonisation ne devient plus qu'un crime contre l'humanité. Or elle fut "ambiguë", comme a écrit Claude Liauzu, et ne se ramène pas à ses seuls crimes.

Prenons deux citations : "Qu'a fait ce pays aux Africains ? Que du bien", et "l'esclavage n'était pas une Shoah, pas un crime contre l'humanité". Ne vous situez-vous pas vous-même dans la "concurrence des victimes" ?

Bien entendu, les traites négrières sont un crime contre l'humanité. Et oui, il y a une part criminelle dans la colonisation. Si je devais l'enseigner, je commencerais par Au coeur des ténèbres, de Joseph Conrad.

Mais elle n'était pas que cela, et il devient chaque jour plus difficile de le dire. Quant à l'esclavage, on traite de négationniste quiconque ose rappeler que l'Occident n'en est pas seul responsable, qu'il y a eu des traites internes à l'Afrique et orientales. Si l'Occident a une spécificité, par-delà ses crimes, c'est l'abolitionnisme. Pour ce qui est des Africains auxquels la France n'a fait "que du bien", je parlais des immigrants récents et je les comparais à mon père, déporté par Vichy. Le modèle de la Shoah plane désormais sur toutes les horreurs collectives. Cette concurrence des victimes doit être combattue sans répit. On ne réconciliera pas les Noirs, les juifs et les Arabes sur le dos de la vérité. Parler comme les "Indigènes de la République" est détestable.

La clé des émeutes dans les cités est, à vos yeux, qu'elles ont été le fait non pas de "jeunes" indéterminés, mais de Noirs et d'Arabes musulmans ?

Face à ce grand saccage, la France est divisée en deux partis : celui de la compréhension et celui de l'indignation. Le parti de la compréhension est celui qu'on entend le plus. Certains vont jusqu'à célébrer la multitude insurgée. La plupart veulent décharger les émeutiers de leurs responsabilités en assignant leurs actes à un urbanisme effrayant, à l'isolement, au chômage, aux "provocations" du ministre de l'intérieur, au racisme endémique. Je pense qu'il n'y a pas de lien de cause à effet entre la misère sociale réelle des quartiers et l'incendie des écoles. Pourquoi cet acharnement contre les symboles républicains ? Nous devons admettre qu'un certain nombre de gens vivant en France détestent ce pays.


Le nombre d'arrestations et la hausse de la popularité du ministre de l'intérieur ne vont pourtant pas dans le sens de la "compréhension" à l'égard des émeutiers ...

Je ne ferai aucune concession au politiquement correct. Chaque jour, les "Guignols de l'info" font jouer à M. Sarkozy le rôle de l'ennemi absolu pour qui tous les Arabes sont des voleurs et les Noirs des racailles. Il clame le contraire, mais c'est ce que les jeunes des banlieues regardent.

Les policiers, les éducateurs n'ont pas constaté de revendication religieuse. De même, on trouve des Français "de souche" parmi les jeunes condamnés. D'où tenez-vous qu'il s'agit d'une révolte "ethno-religieuse" ?

D'accord, la religion n'a pas joué comme religion, mais comme référence identitaire. Mais votre question m'étonne. L'antiracisme contemporain est ubuesque. Il m'est reproché de parler de l'origine des émeutiers. Or ceux qui m'accusent sont les mêmes à prôner la lutte contre les discriminations raciales. Si nous n'avions eu affaire qu'à un problème purement social, il serait traité comme tel. Je ne nie nullement l'existence du racisme subi par ces jeunes.

Propos recueillis par Sylvain Cypel et Sylvie Kauffmann

Article paru dans l'édition du 27.11.05

Retour