Le site du parti de l'In-nocence

Ce texte est extrait d´une conférence prononcée en 1935 par Paul Valéry et consacrée à l´enseignement

 

Les préoccupations dominantes semblent être de donner aux enfants une culture disputée entre la tradition dite classique, et le désir naturel de les initier à l´énorme développement des connaissances et de l´activité modernes. Tantôt une tendance l´emporte, tantôt l´autre ; mais jamais, parmi tant d´arguments, jamais ne se produit la question essentielle : - Que veut-on et que faut-il vouloir ?

C´est qu´elle implique une décision, un parti à prendre. Il s´agit de se représenter l´homme de notre temps, et cette idée de l´homme dans le milieu probable où il vivra doit d´abord être établie. Elle doit résulter de l´observation précise, et non du sentiment et des préférences des uns et des autres - de leurs espoirs politiques, notamment. Rien de plus coupable, de plus pernicieux et de plus décevant que la politique de parti en matière d´enseignement. Il est cependant un point où tout le monde s´entend, s´accorde déplorablement. Disons-le : l´enseignement a pour objectif réel le diplôme.

Je n´hésite jamais à le déclarer, le diplôme est l´ennemi mortel de la culture. Plus les diplômes ont pris d´importance dans la vie (et cette importance n´a fait que croître à cause des circonstances économiques) , plus le rendement de l´enseignement a été faible. Plus le contrôle s´est exercé, s´est multiplié, plus les résultats ont été mauvais.

Mauvais par ses effets sur l´esprit public et sur l´esprit tout court. Mauvais parce qu´il crée des espoirs, des illusions de droits acquis. Mauvais par tous les stratagèmes et les subterfuges qu´il suggère, les recommandations, les préparations stratégiques, et, en somme, l´emploi de tous expédients pour franchir le seuil redoutable. C´est là, il faut l´avouer, une détestable initiation à la vie intellectuelle et civique.

D´ailleurs si je me fonde sur la seule expérience et si je regarde les effets du contrôle en général, je constate que le contrôle, en toute matière, aboutit à vicier l´action, à la pervertir ... Je vous l´ai déjà dit : dès qu´une action est soumise à un contrôle, le but profond de celui qui agit n´est plus l´action même, mais il conçoit d´abord la prévision du contrôle, la mise en échec des moyens de contrôle. Le contrôle des études n´est qu´un cas particulier et une démonstration éclatante de cette observation générale.Le diplôme fondamental, chez nous, c´est le baccalauréat. Il a conduit à orienter les études sur un programme strictement défini et en considération d´épreuves qui, avant tout, représentent, pour les examinateurs, les professeurs et les patients, une perte totale, radicale et non compensée, de temps et de travail. Du jour où vous créez un diplôme , un contrôle bien défini, vous voyez aussitôt s´organiser en regard tout un dispositif non moins précis que votre programme, qui a pour but unique de conquérir ce diplôme par tous moyens. Le but de l´enseignement n´étant plus la formation de l´esprit, mais l´acquisition du diplôme, c´est le minimum exigible qui devient l´objet des études. Il ne s´agit plus d´apprendre le latin, ou le grec, ou la géométrie. Il s´agit d´emprunter, et non plus d´acquérir, d´emprunter ce qu´il faut pour passer le baccalauréat.

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