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Onfray vu par Lipovetsky

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
14 janvier 2017, 09:48   Onfray vu par Lipovetsky
Selon Onfray la "décadence" (titre de son dernier livre) de notre civilisation a commencé très précisément en 1417, lorsque Le Pogge mit la main sur le manuscrit de Lucrèce. C'est à partir de cette date que l'on a découvert que la raison peut être utilisée sans nécessairement devoir justifier l'existence de Dieu mais bien pour interroger Dieu et la religion. C'est de là qu'est née toute la philosophie matérialiste qui, de la philosophie des Lumières jusqu'à la négation de Dieu de Nietzsche au XIXe siècle, va nier progressivement le Dieu des chrétiens, etc. etc. Mouais... J'avoue ne plus savoir trop quoi penser de ce philosophe. Je suis comme qui dirait "tiraillé".

(Reste que n'est pas O. Spengler, A.Toynbee ou J. Freund qui veut...)



[www.atlantico.fr]
Pascal, vous avez oublié de mettre des guillemets à "philosophe".
15 janvier 2017, 14:37   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Dans les grandes lignes, le diagnostic posé par Lipovetsky me semble sensé et mesuré, et change agréablement des discours très savants faisant commencer la Fin des Mondes en 1417, ou plus récemment, par les agissements délétères et corrosifs de quelques nanas un peu écervelées en mal d'amour...

« Le monde moderne offre une panoplie de solutions très larges, même si ce ne sont pas forcément les bonnes. Ce qui me gêne avec le raisonnement évoqué plus haut, c’est qu’il est absolutiste, comme si nous avions d’un côté l’individualisme, considéré comme mauvais, et de l’autre la religion qui constitue un holisme, la communauté, la vérité, ce qui attire les individus. Or ceci va à l’encontre de toutes les observations sociologiques faites depuis quarante ans. La dynamique profonde et irréversible à l’œuvre est celle d’une hyperindividualisation, par rapport à la famille, au religieux, et ce à l’échelle planétaire, y compris dans les pays musulmans.
(...)
Ce qui va structurer le monde dans un futur lointain, ce sont les technosciences, le marché, et les logiques individualistes que j’évoquais au début de cet entretien. Ce sont ces forces qui travaillent les civilisations. Ainsi, on ne peut pas dire que la civilisation judéo-chrétienne va s’effondrer au profit de la civilisation islamique ; c’est plutôt la civilisation moderne qui, de manière parallèle, travaille toutes les civilisations. »
15 janvier 2017, 15:00   Re : Onfray vu par Lipovetsky
"...civilisation moderne qui, de manière parallèle, travaille toutes les civilisations. "

Que désigne le terme "civilisation moderne" dans cette phrase. Rien évidemment, si ce n'est la civilisation occidentale puisque la technosphère lui est entièrement redevable de son existence. Or que constate-t-on ? La civilisation occidentale recule sur tous les fronts devant celles qui s'emparent de la technosphère -- Chine, Inde, Islam et même aujourd'hui, Afrique -- avec une seule idée en tête : affirmer leur identité et leur puissance et, dans le cas de la Chine son hégémonie politique au plan régional et, au plan mondial, son hégémonie économique.

Donc, erreur et divagation sur toute la ligne : il y a bien toujours des civilisations qui usent de l'arme technologique (on l'a vu tout récemment avec la Russie influant sur les élections américaines) pour promouvoir leur programme de puissance et de domination sur leurs concurrentes et asseoir leur influence et pérenniser leur identité au détriment de la civilisation occidentale en déperdition d'âme et en perte d'influence. Les djihadistes islamiques usent de la même arme technologique et il n'y a pas, il n'y a jamais eu, sauf dans l'esprit des systématiseurs de vent et des joueurs sur les mots, de "civilisation moderne".

Il a donc tout faux Lipovtesky, il est dans l'égarement des mots et en plein brouillard conceptuel et sa prétentieuse copie est entièrement à revoir.
15 janvier 2017, 15:36   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Pourquoi rien ? Dans l'optique de cet auteur la "modernisation" repose sur trois dynamiques, dont la technoscience n'est qu'un aspect, cela avec le marché et "l'individualisme démocratique"...

Mais je ne sais si vous avez lu la suite, qui ne me semple pas si fumeuse que cela, et se termine d'ailleurs, très a propos, par une belle chute sur les droits accordés au femmes...


« Ceci ne signifie pas toutefois que nous nous acheminons vers une seule et même civilisation homogène ; bien sûr que des différences perdureront. D’ailleurs, comme le disait Tocqueville, on ne se débarrasse jamais de notre Histoire totalement ; mais nous ne la répétons pas. Bien que nous soyons les enfants de Jésus, nous ne vivons tout de même pas comme au Ier siècle après J-C.

Dans le schéma extrêmement simplifié qui est évoqué, on laisse de côté tout l’Extrême-Orient, comme si ce bloc n’existait pas, et que demeuraient seulement la Silicon Valley et l’islam ! Croyez-vous vraiment que les Chinois, par exemple, vont être submergés par l’islam ? La culture chinoise continue, et dans le même temps, on voit la puissance que ce pays constitue à travers l’économie et les technosciences. En revanche, on ne peut pas du tout parler de démocratie dans le cas chinois. Par contre, les Chinois sont totalement accros au consumérisme ; les logiques individualistes sont parfaitement à l’œuvre dans les pays d’Extrême-Orient.

Il n’y a pas d’affaiblissement de la civilisation judéo-chrétienne, mais de l’Europe, en raison de sa faiblesse politique. C’est cela qu’il faut corriger. Nous n’arrivons pas à faire de cette puissance économique une puissance politique. Ce qu’on observe à l’heure actuelle, c’est que le monde est devenu multipolaire, marqué par l’émergence de nouvelles puissances comme la Chine, tandis que les puissances traditionnelles comme l’Europe ou la Russie reculent. Cette émergence de plusieurs pôles de puissance n’a rien à avoir avec le judéo-christianisme. Encore une fois, différents facteurs peuvent participer à l’affaiblissement : le système scolaire, la régulation politique, etc.

Pour en revenir au cas chinois, la puissance de l’Empire du milieu est tout à fait incontestable. C’était d’ailleurs tout le sens de la politique d’Obama, recentrée sur l’Asie car il a vu monter la nouvelle grande puissance chinoise, mais également indienne. Ces puissances sont plus largement définies par des logiques politiques d’ailleurs que culturelles. Est-ce vraiment la religion qui fait la différence entre la Chine et l’Europe ? Massivement, ce qui nous distingue, c’est que le régime politique majoritaire en Europe, qui est celui des démocraties libérales, alors que le Parti communiste domine encore en Chine. Les différences de mœurs jouent leur rôle bien-sûr, mais l’élément fondamental qui différencie, c’est la politique.

Il ne faut pas perdre de vue les longues durées de l’Histoire. La démocratie est née aux alentours du XVIIIème siècle ; mais les démocraties pacifiées, nous ne les connaissons que depuis la Seconde Guerre mondiale. Il a fallu deux siècles pour que nous parvenions à un socle de valeurs commun, avec des réactions violentes contre ces valeurs associées à la modernité. C’est également ce que l’on observe dans le monde musulman. La modernisation ne se fait pas tranquillement malheureusement.

Pour l’heure, je ne parlerai pas de décadence : nous sommes des sociétés de l’intelligence, les élites se reproduisent, la démocratie, sur le fond, n’est pas malmenée, tandis que les grandes valeurs humanistes et éthiques demeurent, quelles que soient les réalisations que l’on peut déplorer. La notion de décadence est pour moi sensationnaliste, et n’est pas propice à faire un diagnostic raisonné de la situation actuelle ; la décadence est un mouvement simple, monolithique ; or ceci n’est pas du tout la configuration actuelle. Peut-on considérer franchement les avancées en matière de droit des femmes, qui votent et travaillent désormais, comme une décadence ?
Utilisateur anonyme
15 janvier 2017, 16:27   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Pourquoi rien ? Dans l'optique de cet auteur la "modernisation" repose sur trois dynamiques, dont la technoscience n'est qu'un aspect, cela avec le marché et "l'individualisme démocratique"...
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D'accord avec vous Alain. Et il serait à mon avis plus juste de parler de "postmodernité", laquelle ne s’oppose pas à la modernité, mais la dépasse tout en la prolongeant sur certains plans (on parle alors d’ "ultra-modernité" ou encore d’ "hypermodernité", au sens où l’on parle aussi d’hyperterrorisme, d’hyperpuissance, d’hypermarchés, etc.).

En poussant plus loin l'analyse de Lipovetsky on pourrait ajouter que désormais, l"'individualisme démocratique" n'est plus, qu'il s'est mué en une sorte d'"égocentrisme narcissique", tandis que les rapports humains extra-familiaux se réduisent à la concurrence ou à la compétition régulée par le contrat juridique et l’échange marchand.
15 janvier 2017, 17:19   Re : Onfray vu par Lipovetsky
« Pour l’heure, je ne parlerai pas de décadence : nous sommes des sociétés de l’intelligence, les élites se reproduisent, la démocratie, sur le fond, n’est pas malmenée, tandis que les grandes valeurs humanistes et éthiques demeurent, quelles que soient les réalisations que l’on peut déplorer. »

Nous ne devons pas vivre dans le même pays.

Tiens, à propos d'élites qui se reproduisent, en voici un fort bel exemple.
15 janvier 2017, 17:22   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Autre chose : il parle beaucoup de la Chine mais il y en a deux (au moins). La comparaison serait probablement intéressante dans sa perspective.
15 janvier 2017, 17:47   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Parce que la civilisation occidentale est en train de trépasser, certains se figurent en son sein que tel est le sort de toutes les civilisations, et ils s'en vont gaiement mettre le phénomène général au compte de la "civilisation technologique", ou, plus sottement encore, de "la civilisation moderne", ce qui tombe bien puisque celle-ci est enfant de la civilisation occidentale.

C'est le bon vieux péché d'ethnocentrisme, de subjectivisme aussi : je me meurs et par conséquent l'univers entier se meurt avec moi. La civilisation qui est la mienne ne saurait mourir sans que toutes meurent avec elles.

Eh bien non mon brave Lipovetsky : tu te meurs et l'univers rit de bon coeur à ton trépas. C'est vexant, j'en conviens. Mais c'est le réel qui s'exprime dans ses manières vexatoires pour l'omni-sujet orgueilleux et trépassant.

Les Lumières sont responsables de cette fin lamentable de la civilisation occidentale. Elles en sont responsables indirectement : leur enseignement est que la science et la vérité sont trans-civilisationnelles. Les prenant au mot, les Indiens, les Chinois, les Musulmans et tout le monde s'est emparé de l'outil universel pour croquer sa mère et la piétiner. Il fallait fermer ta gueule, Kant !
15 janvier 2017, 21:09   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Francis, je trouve Lipovetsky plus cohérent que vous, bien que n'abondant pas entièrement dans son sens non plus : si la "modernité" est fille de l'Occident parvenu à son état actuel, et si l'on prétend que ces valeurs modernes — technoscience, marché et individualisme — s'exportent si bien jusqu'en en devenir éventuellement universelles, il me paraît évident que l'on ne soutient en aucun cas que la civilisation occidentale se meurt, mais qu'on suppute qu'à long terme, tout du moins, elle pourrait l'emporter...
Utilisateur anonyme
15 janvier 2017, 21:49   Re : Onfray vu par Lipovetsky
@Francis

Les Lumières sont responsables de cette fin lamentable de la civilisation occidentale. Elles en sont responsables indirectement : leur enseignement est que la science et la vérité sont trans-civilisationnelles. Les prenant au mot, les Indiens, les Chinois, les Musulmans et tout le monde s'est emparé de l'outil universel pour croquer sa mère et la piétiner.

Les Lumières ? Mouais..., enfin Heidegger a clairement mis en évidence que cette pensée de la domination, c.a.d. cette pensée planificatrice et calculante, dont la domination s'exerce à travers la technique, la science et l'économie moderne, constitue déjà l'horizon de la pensée occidentale depuis ses débuts, depuis l'Antiquité... Même si elle n'est rentrée dans sa phase virulente que dans et par la philosophie moderne du Sujet. Le Sujet lui-même devenu l'Objet de sa propre domination et de sa propre planification.
Par ailleurs, la technique est moins à mon avis un "outil universel" qu'une "conception du monde". Comme la langue elle est une manière de voir le monde. Ainsi que tel ou tel s'empare de nos "outils" ne nous dit rien quant à la véracité, ou au devenir, de notre "conception du monde". Nos outils sont donc trans-civilisationnels, si vous voulez, mais pas notre conception du monde (ou alors seulement en apparence). Et c'est toujours de la lutte entre les différentes conceptions du monde dont il s'agit.
17 janvier 2017, 00:20   D'aujourd'hui ou d'hier ?
A l’homme d’aujourd’hui

Songe au monde et sois fier, toi qui vis en ce temps.
Il vibre, exulte et bat, selon ton cœur battant ;
Il accepte ton rythme et jamais ta pensée
Ne s’est aussi humainement divinisée.

Les Dieux ne sont plus rien ou sont ce que tu es ;
Leur infini s’ébranle au vent de tes projets ;
Tu imprimes ton ordre à la terre sacrée
Au point que, désormais, toi seul, tu la recrées.

L’orde guerre n’a point sapé ton vouloir droit
D’être homme de lutte et non homme d’effroi
Et de haïr jusqu’en tes os et tes entrailles
La fourmillante horreur des chocs et des batailles.

Tes sens clairs et subtils sont à toute heure ouverts
Pour laisser en toi-même entrer tout l’univers
Et pour scruter, à la clarté de ta cervelle,
Le moindre aspect nouveau de la vie éternelle.

Le mystère est en elle et le génie en toi
Si net, que désormais tu laisses l’aventure
Et découvres avec sécurité les lois
Qui importent à ton immensité future.

Emile Verhaeren – Les flammes hautes (1917 posth.)
17 janvier 2017, 03:39   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Ce mot rapide en réponse aux objections de Pascal :

Heidegger a peut-être omis de penser que toutes les civilisations ont déployé un projet de domination, toutes ont eu cet horizon depuis le début. Du reste il ne pouvait en être autrement : il n'y avait pas des civilisations mais la civilisation, armée de son programme d'expansion et de domination sur la barbarie.

La question de la technique : dans des moments distincts, alternants, toutes les grandes civilisations se sont distinguées et caractérisées par leurs techniques dans tous les domaines qui faisaient leur marque: art militaire chez les Romains, et architecture, hydraulique, l'aménagement urbain et routier, mais moins l'agriculture, l'agronomie et la médecine, semble-t-il ; les Chinois avec l'économie marchande et monétaire, l'art militaire, l'organisation sociale hiérarchisée, les arts de la maîtrise de soi (l'écrit étant une discipline parmi d'autres, au même titre que les arts martiaux), l'agriculture et la médecine, et les grands systèmes métaphysiques conçus comme sciences appliquées. Ce que toutes les grandes civilisations ont eu en partage, outre et à travers leur "projet de domination" : que la matrice des arts susdits faisait le propre du monde romain, assyrien, chinois, nippon, etc. et composait, si l'on peut dire, la vitrine de leur identité.

Ce qui survient dans le siècle de Pascal, de Newton, de Descartes puis plus tard avec Kant : cette idée nouvelle, cette bombe atomique de la pensée selon laquelle la Raison est universelle, les sciences qui en découlent itou ; les mathématiques et les formules des lois physiques sont à la disposition de l'humanité dans son ensemble ; elles ne sont pas, comme l'étaient les arts civilisés dans les autres grandes civilisations, propres aux Chinois, aux Grecs, aux Babyloniens ou aux Romains ; la raison et ses lois scientifiques et techniques sont universelles. Désormais, les voilà destinées à être livrées à toute l'humanité (les Jésuites se chargeant, dans le siècle de Louis XIV, de les propager sur toute la terre). Voilà qui ne s'était encore jamais fait ni jamais pensé. Il fallait, avant cela, être initié à la spiritualié, aux modes de penser et aux mœurs qui avaient enfanté les sciences pour prétendre en assimiler et appliquer les lois ; il fallait être Romain pour appliquer les sciences et techniques des Romains; être Chinois pour... etc. Le barbare n'avait pas accès à la science parce qu'il n'y avait pas droit ; ses prétentions à pareil droit devaient s'accompagner de preuves manifestes de son adhésion à la civilisation qui les avaient créées, établies et découvertes.

Tout change avec l'universalisme des Lumières. Ce lien fort et tenace associant intelligence et usage des techniques d'une part et appartenance à la civilisation d'autre part se rompit. Pour faire court, voire un peu caricatural mais chacun comprendra où je veux en venir : cette expulsion des sciences modernes hors la matrice civilisationnelle qui les avait enfantées a fait que trois siècles plus tard n'importe quel sauvage (cf. les hommes de l'Etat islamique) peut battre monnaie, programmer des ordinateurs et fabriquer une bombe atomique dans sa salle de bains ; grâce à l'universalisme de la raison scientifique, le Pakistan, l'Iran et bientôt la Corée du Nord disposent ou disposeront d'un arsenal nucléaire et la civilisation chrétienne où naquirent les sciences modernes -- un exemple : les logarithme népériens fut découverts par un savant écossais du nom de Néper qui fut inspiré par sa lecture de l'Apocalypse de Jean et celle des ouvrages de Joaquim de Flore -- s'en trouve banalisée, anonymisée et son ancienne domination définitivement révolue, et son identité, le moteur de ses avancées scientifiques, oubliée, presque entièrement perdue ou noyée.
Utilisateur anonyme
17 janvier 2017, 09:17   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Merci pour ces éclaircissements mon cher Francis.

Mais pour en revenir à Heidegger je crois bien qu'il est le seul penseur (mais je m'avance peut-être un peu vite) dont l'espoir est (paraît être) que la frénésie de la technique sera suffisamment violente pour appeler une riposte du Dasein, pour provoquer un tremblement de terre capable de secouer l'arraisonnement technique, pour briser l'oubli grâce à une méditation de l'être. La méditation heideggerienne peut donc se comprendre comme l'un des témoignages de la résistance du Dasein face à la barbarie technique, ou, plus prudemment, comme l'une des formes de préparation à cette résistance.

Et si "la raison et ses lois scientifiques et techniques sont universelles" la réflexion ou la méditation sur la technique et sur l'essence de technique, elle, ne l'est pas. Tout n'est donc pas si facilement exportable, ou importable. Et si l'Autre n'y a pas accès, c'est qu'il ne le peut pas (autre version du "parce qu'il n'y avait pas droit").
17 janvier 2017, 15:43   Re : Onfray vu par Lipovetsky
» Ce qui survient dans le siècle de Pascal, de Newton, de Descartes puis plus tard avec Kant : cette idée nouvelle, cette bombe atomique de la pensée selon laquelle la Raison est universelle

Je ne sache pas que la raison chez les Anciens ne visait pas à l'universel : il était hors de question pour Aristote qu'un syllogisme ne fût universellement vrai, valant absolument pour quiconque était capable de penser, me semble-t-il.

Ce que vous avancez, Francis, est d'une certaine façon étonnant, presque un comble : vous jugez donc qu'il ne fallait pas que le vrai fût l'apanage de tous, et en cela vous l'inféodez totalement au bien, lequel est encore bien moins universel que le vrai.
17 janvier 2017, 18:55   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Oui mais l'être, Pascal, n'est-ce pas en quelque sorte le pompon de l'universel, à côté de quoi le rationnel même fait figure de petite sœur vernaculaire et ancillaire toute dévolue à l'étant et ses particularités ?
À ce compte, toute méditation sur l'être ne serait-elle pas encore beaucoup plus entachée d'universalisme que les intermittentes et nictitantes Lumières ?
20 janvier 2017, 00:43   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Je n'ai pas lu le livre d'Onfray (Décadence) mais je viens de voir le personnage dans une émission de télévision dont le présentateur m'est particulièrement insupportable : La Grande Librairie, où Onfray défend son livre.

Onfray dit que, parce qu'on aurait redécouvert les écrits de Lucrèce en 1417, tout bascule et, soutient-il, les dogmes cosmologiques inférés de la Bible sont dès lors minés par le regard dégagé de la scholastique qui s'intéresse à la "vérité du monde donné dans la lunette astronomique", etc.. C'est grossièrement faux, historiquement faux.

Kepler, qui a redessiné l'ordre céleste en le rendant conforme au plus près à la représentation qu'on s'en fait aujourd'hui (orbites elliptiques des corps célestes, etc.) n'est parvenu à modéliser cela qu'à travers une méditation sur la Sainte Trinité ! Ce que lui montrait "la lunette astronomique" était ininterprétable, dépourvu de sens et donc non validable et ce n'est qu'au travers de cette méditation, et d'un raisonnement analogique, qu'il parvint à donner un sens à l'observable et donc à le valider, à fonder la science astronomique sur les données de l'observation. Les données scientifiques brutes, issues d'une observation mécanique, et donc dépourvue de leur cadre spirituel dans lequel s'insère et se construit le sens, étaient inexploitables.

Onfray paraît s'être fait une spécialité de débiter des poncifs dix-neuviémistes, dont il produit mille pages par an au moins, sur des plateaux télé en extase, ce que semble du reste lui reprocher, très timidement, son interlocuteur du jour, l'historien Patrick Boucheron, auteur d'un ouvrage collectif intitulé Histoire mondiale de la France, dans lequel le public est invité de s'émerveiller de trouver, pêle-mêle, la Grotte Chauvet et Coco Chanel, une princesse celte du sixième siècle et... Les Mille et une Nuits. Ben voyons. Pas besoin de nous faire un dessin. On a compris pourquoi "mondiale". Tout le monde entier il est français et il a droit à la France. M. Boucheron se pique d'une démarche plus "scientifique" que celle d'Onfray. A tout prendre, je crois que je préfère encore les avalanches de lieux communs et de mythes laïcards dont nous gratifie Onfray, moins pernicieuses que les tartines diversitaires de cet idéologue de cour (professeur au Collège de France) missionné par ses maîtres politiques.
20 janvier 2017, 00:49   Re : Onfray vu par Lipovetsky
à Alain qui écrit "Ce que vous avancez, Francis, est d'une certaine façon étonnant, presque un comble : vous jugez donc qu'il ne fallait pas que le vrai fût l'apanage de tous,"

En cela, il se peut bien que le catholique que je suis soit plus juif que vous !
20 janvier 2017, 01:05   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Je ne sache pas que la raison chez les Anciens ne visait pas à l'universel : il était hors de question pour Aristote qu'un syllogisme ne fût universellement vrai, valant absolument pour quiconque était capable de penser, me semble-t-il.

La "raison chez les Anciens", et singulièrement les Grecs ne fut jamais argument d'une entreprise universelle dirigée indifféremment vers les mondes non grecs comme elle l'a été vers les mondes hors la chrétienté du temps des Lumières. Au siècle d'Aristote, l'universel, c'était le monde grec, où la langue grecque était entendue ou accessible. Enfin, me semble-t-il. Par contraste, au dix-septième siècle, les Jésuites débarquant en Chine s'étaient persuadés que les savoirs techniques élaborés en Europe étaient à diffuser auprès de tous ; leur mission évangélique et pastorale se confondait avec la diffusion des sciences et des techniques. L'unimonde était dans leur esprit aussi pleinement constitué que dans celui d'un cadre export de chez Coca-Cola en 2017. Une semaine avant de recevoir leur ordre de mission, il leur était interdit de savoir s'ils partiraient en Afrique ou en Cochinchine ! C'était tout pareil et indifférent, la même chose, et les sciences nées de la chrétienté étaient aussi indifférentes au terrain des diverses civilisations et barbaries que pouvait l'être le dogme de la Sainte Trinité. Voilà la différence entre "raison universelle" au XVIIe siècle et raison universelle chez Aristote et l'extraordinaire singularité de celle-là : avec les Lumières, la Raison devient universelle dans un parti pris militant conscient de la pluralité civilisationnelle.
Utilisateur anonyme
20 janvier 2017, 10:45   Re : Onfray vu par Lipovetsky
@Francis

avec les Lumières, la Raison devient universelle dans un parti pris militant conscient de la pluralité civilisationnelle.



Vous m'avez convaincu. Même si selon moi c'est avant tout une question de "vision du monde" (pardon de me me répéter). D'autre part il ne faut pas négliger non plus, à côté (et aux côtés) de ce "parti pris militant conscient", la poussée de la modernisation, c.a.d. l'emprise formidable et croissante d'une sorte de système totalitaire infiltrant tous les domaines de la vie - et, en ce sens, gigantesque - ainsi que l'objectivisation du monde rendue possible par la pensée systématique, rationnelle et moderne, et la technologie spécifiquement moderne qui s'est constituée sur la base de cette pensée.
20 janvier 2017, 16:03   Re : Onfray vu par Lipovetsky
» Au siècle d'Aristote, l'universel, c'était le monde grec

Je suis tout à fait d'accord avec vous, Francis : cela veut dire que l'extension du domaine de l'universel s'est considérablement modifiée et élargie depuis l'univers antique, suivant en cela l'agrandissement considérable du monde connu. Eh bien ? Ce qui était donc tenu pour universel, dont les catégories rationnelles définissant les lois de la pensée correcte, qui est ce dont nous parlons, s'applique naturellement ainsi à beaucoup plus de gens.
C'est l'univers qui s'est agrandi, entraînant dans ce mouvement les modalités d'application de l'universel, ce ne sont pas les Lumières en elles-mêmes qui ont agrandi l'univers connu.
Soit dit en passant, quand Kant définit cette devise des Lumières : Aie le courage de te servir de ton propre entendement, c'est-à-dire de raisonner, de penser justement, il n'énonce rien là à quoi ne pourrait adhérer tout penseur digne de ce nom, ancien ou moderne, et vise par là quiconque est reconnu être doué d'entendement.
Je réitère ce que je vous ai écrit : en conditionnant l'usage du rationnel (du "vrai") à des critères de valeur (caractérisés par les tournures normatives "il faut, il ne faut pas faire ceci ou cela" définissant ce qu'on croit être le "bien"), vous vous servez du plus relatif (ce qui est considéré comme "bien") pour juger du plus universel (ce qui concerne les lois de la pensée valide), ce qui en fait ôte toute pertinence rationnelle à votre propre démarche.

Au fait, vous souvenez-vous de la discussion que nous eûmes sur le "principe de tolérance" de Carnap (Karnapp !) ? L'un des papes du positivisme logique eut le toupet de révoquer en doute l'universalité supposée des règles de la pensée en postulant un "pluralisme logique" selon lequel il n'y aurait pas une logique, mais plusieurs possibles, c'est-à-dire plusieurs ensembles de lois d'inférence "valides", et éventuellement contradictoires entre eux : l'auteur des Analytiques en aurait été positivement suffoqué, ainsi que Kant d'ailleurs : comme quoi la modernité (donc les Lumières) a elle-même sécrété son propre "anti-universalisme", en matière de raison, à côté de quoi même le relativisme sophistique paraît encore très universaliste.
21 janvier 2017, 01:06   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Un fol et vertigineux paradoxe : que les sciences, dans le tournant du dix-huitième siècle, préparé, comme tous les tournants séculaires, par les dernières décennies du dix-septième, soient devenues catholiques au sens étymologique du terme, celui de ϰαϑολιϰός -- universel.

Que les Lumières, dressées contre l'Eglise, se fussent paradoxalement employées à catholiciser les sciences et les techniques !

Elles auraient alors dévitalisé le tronc (l'Eglise mère des sciences) pour mieux réimplanter le fruit sur les terrains les plus indifférents à la civilisation matricielle. La propagation catholique, engagée tous azimuths devint dans cette hypothèse celle des mathématiques, de l'astronomie et de la physique dans le même temps que s'engageât la déhiscence du pied-mère civilisationnel et spirituel rendu caduc par les penseurs de cette propagation paulinienne nouvelle.

Voilà ce que notre bon Onfray, sorte de moine tonsuré laïc plein de bonne volonté mais court de pensée, n'a pas encore envisagé dans ses dizaines de volumes.
21 janvier 2017, 02:27   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Il y a une incontestable imbrication entre le vrai et le bien. Les mathématiques ne furent jamais dégagées pleinement du Bien, leur vérité, l'éblouissante cohérence du Vrai qu'elles établissent, vérifiable de part en part, doit sa venue en Occident à la méditation sur le Bien et à l'espérance eschatologique de la perfection; elles restent une lointaine émanation du pythagorisme.

Le cas des logarithmes, auquel je reviens souvent, apparaît particulièrement éloquent. Les logarithmes sont-ils du Vrai ? Existent-ils dans la nature ? La réponse à ces questions tend vers le négatif. Non, les logarithmes n'existent pas comme existent dans la nature le bacille de Koch ou le tigre du Bengale. Ils sont des créations humaines dans la sphère de la rigueur scientifique où ils tiennent le rôle d'outil opérationnel dans le calcul. Ils sont outils indispensables à la science des nombres. Ils ont leur place et leur rôle dans l'écosystème du calculus. Leur place avait été tenue chaude et leur indispensabilité avec elle par une longue tradition du comput d'apparence universel, valide dans le monde islamique comme dans le monde chinois et partout ailleurs dans le sous-continent indien.

Alors quoi ? S'il n'y avait pas eu ce doux dingue écossais répondant au nom de Napier, les logarithmes, puisque leur place est dans l'universel, auraient de toute manière été "découverts" par un savant chinois ou persan n'est-ce pas, puisque le Vrai est un grand indifférent à la foi ...

Eh bien c'est non. Non, les logarithmes n'auraient pu être, ni inventés ni découverts, par un savant persan, hindou, juif ou chinois, car il y fallait un lecteur obsessionnel de l'Apocalypse de Jean et obsédé par la chronographie millénariste comme l'était le presbytérien écossais Napier pour découpler fractalement les nombres par un jeu de nombres délégués, régi par des règles strictes qui en écrasent harmonieusement la taille à une échelle où leur manipulation, respectueusement effectuée, s'en trouve facilitée et pour ainsi dire humanisée.

Si la chrétienté avait été morte quand John Napier vit le jour à Edimbourg en 1550, les logarithmes n'eussent jamais vu le jour en 1614 dans cet écosystème des nombres !

D'autres outils, portant la marque du monde chinois, persan, ou de la lecture juive des textes sacrés, eussent émergés, se fussent imposés, et le Vrai se fut alors acoquiné à un Bien tout autre et tout autrement que par le truchement des logarithmes népériens.

Le Vrai mathématique et technique est accroché au Bien comme la tumeur à l'organe qui le porte et il n'y a pas de solution de continuité entre le tissu tumoral et l'organique. La civilisation est techno-systémique et l'élan qui porte la technè est impulsé par la foi. Contre cette évidence, vous ne trouverez toujours que des montagnes d'hypocrisie.

Napier sur le Wikipédia français :

[fr.wikipedia.org]
21 janvier 2017, 08:39   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Dans cette optique, les Encyclopédistes anticléricaux qu'étaient Diderot et D'Alembert furent investis d'une mission néo-paulinienne. Ils se firent les apôtres d'une refondation catholique du savoir.
21 janvier 2017, 16:07   Re : Onfray vu par Lipovetsky
Francis, peut-être avez-vous plus d'imagination qu'Onfray, après tout si vous y tenez, pourquoi pas ?
Il n'en reste pas moins, et je suppose que ce dernier ne serait pas en désaccord là-dessus, que les sciences, au sens plein, effectif, expérimental et moderne du terme, ne sont pas devenues universelles à l'instant St., parce qu’elles ne peuvent, par définition même, que viser toujours à l'universel, en constituant l'ensemble des modèles fonctionnels et objectivement vérifiables des phénomènes étudiés, de façon à pouvoir formuler des lois.
Cette constante vérifiabilité des modèles proposés, par n'importe quel observateur, qu'il soit un Mongol procédant à Oulan-Bator à la même expérience qu'un collègue papou, est ce qui définit les sciences, telles que nous les entendons, et les distingue de ce qui n'est pas elles.
La vérifiabilité du modèle est le garant de son universalité.
Désolé d'écrire des choses aussi banales et rebattues.
J'ai de plus en plus l'impression que vous confondez la valeur de vérité du modèle (universellement valable pour quiconque en prendrait connaissance), et la disponibilité ou diffusion des connaissances...

Dites-moi, selon vous, une règle d'inférence, une loi logique, un syllogisme, existent-ils dans la nature ? En avez-vous jamais perçu autour de vous, palpables, bien en main, comme faisant partie de l'ensemble du monde matériel que vos sens mettent à disposition ? Et dans la négative, êtes-vous d'avis que pour cette raison la logique serait bien plus du ressort du bien que du vrai ?
Drôle d'idée quand même, parce qu'il semble bien que la faculté logique, la capacité de raisonner, soit distincte de la faculté morale.
Aussi, à mon sens, il convient de distinguer les "vérités" d'ordre factuel, et les "vérités" dites analytiques, dont procèdent les lois logiques et les idéalités mathématiques.
Le positivisme logique, encore lui, avait dans les grandes lignes parfaitement établi cette distinction : Les jugements a priori sont analytiques et s'expriment dans les tautologies de la logique formelle et des mathématiques, tandis que les jugements a posteriori sont synthétiques et s'expriment dans les énoncés empiriques ; la science est l'ensemble constitué de l'articulation de ces deux catégories de "vérités".
Le bien, le moralement juste, ce qu'il faut faire, comment il faut vivre, qui il convient d'achever, tout cela n'a en principe rien à voir avec ces vérités-là (ni le "beau" d'ailleurs), bien que n'importe lesquelles de ces facultés puissent être employées dans le processus même de production ou de découverte des vérités, comme moyens dont le résultat final doit être ensuite évalué selon des critères propres.
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