La liberté de penser est-elle menacée ?
2 décembre 2005 - Michel Gurfinkiel - Valeurs Actuelles
Comment, sur la crise des banlieues, le philosophe Alain Finkielkraut a été
entraîné dans un piège médiatique. Comment l’affaire
a été exploitée. Et à quelle fin.
" La leçon, c’est que je ne dois plus donner d’interview,
notamment quand je ne peux revoir le texte final ou contrôler la traduction
". Alain Finkielkraut faisait le bilan, vendredi dernier, d’une
crise médiatique sans précédent, dont il venait d’être
le prétexte, ou la victime. Etrangement, elle était partie d’Israël.
Avant de gagner la France. En quelques jours à peine, le philosophe
avait été villipendé, traîné dans la boue,
menacé de procès. Et qui plus est, cette affaire avait été
largement provoquée ou entretenue par des journaux dits de " référence
".
Tout commence le 18 novembre. Le quotidien israélien Haaretz - politiquement
à gauche, antireligieux, " post-sioniste ", mais très
chic, et lu par l’ensemble de l’Establishment de Jérusalem
et de Tel-Aviv - publie dans ses deux éditions, hébraïque
et anglaise, un entretien avec Finkielkraut consacré aux émeutes
françaises des dernières semaines. Titre en hébreu :
" Ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans ". En anglais :
" Quelle sorte de Français sont-ils donc ? "
Pour le lecteur, il va de soi que ces formules péremptoires, qui semblent
" exécuter " les émeutiers, et par extension l’ensemble
des " milieux issus de l’immigration ", ont Finkielkraut pour
auteur. En fait, elles émanent de la rédaction. Le philosophe
ne les a nullement prononcées. Il a même dit le contraire. Il
souligne que la condition des " jeunes " est difficile. Et quand
il s’interroge sur leur crise d’identité, c’est pour
souhaiter qu’ils " se considèrent comme des Français
" : " S’ils en viennent à dire ‘les Français’
en parlant des seuls Blancs, alors nous sommes perdus ".
Plus on avance dans le texte, plus le parti-pris du Haaretz est patente.
Les intervieweurs, Dror Mishani et Aurelia Smotriez, écrivent que Finkielkraut
les a reçus à Paris, " au Rostand, un café élégant
décoré de photos orientales et dont la terrasse fait face aux
jardins du Luxembourg ". Sous-entendu : l’intéressé
serait un monsieur à la mode, donc, fatalement, un esprit superficiel.
Suivent des lignes plus perfides encore. " La première chose
que le philosophe franco-juif Alain Finkielkraut nous déclare (...),
c’est : ‘J’ai entendu dire que Haaretz lui-même a
publié un article prenant fait et cause pour les émeutes’.
Une observation, proférée avec quelque véhémence,
qui résume assez bien les sentiments sur lesquels Finkielkraut n’a
cessé de revenir depuis que le 27 octobre, date à laquelle les
émeutes ont éclaté dans les banlieues paupérisées
qui encerclent Paris... " Le philosophe ne sait visiblement pas qui a
écrit l’article qui le chagrine (publié le 7 novembre).
Les lecteurs du Haaretz savent, quant à eux, que c’est Mishani
lui-même : l’intervieweur principal. Qui se garde bien, tout au
long de l’entretien, de le révéler.
Finkielkraut expose ses vues habituelles. Celles qu’il a exposées
jadis dans La défaite de la pensée (Gallimard), et qu’il
a reprises plus récemment dans un essai sur Nous autres, Modernes (Ellipses).
La République lui paraît menacée de toutes parts. Par
l’extrême-droite, mais aussi par une gauche néototalitaire,
ou par les communautarismes ethniques et religieux. Haaretz reproduit assez
fidèlement ces propos. Mais en soulignant certains mots. En s’appesantissant
sur certaines observations. En insérant, çà et là,
un bref commentaire acide. Ou en jouant sur les illustrations. Le diable est
dans les détails.
Ainsi, le journal israélien croit pouvoir affirmer, dès le
troisième paragraphe : " Dans le débat intellectuel animé
qui se déroule dans les journaux français depuis le début
des émeutes, Finkielkraut fait entendre une voix déviante, et
même très déviante ". Le mot " déviant
" - en hébreu comme en anglais - signifie a priori " discordant
" ou " non-conformiste ". Mais il suggère quelque chose
de plus sombre : la " déviation " morale, y compris sexuelle.
Un peu plus loin, Haaretz laisse le philosophe s’étendre sur
la présence de nombreux Noirs au sein de l’équipe de France
de football et ajouter que " si on fait une telle remarque aujourd’hui
en France, on va en prison ". Ce qui laisse supposer qu’il s’oppose
aux lois qui répriment les injures raciales.
Autre manipulation, une photographie de Finkielkraut, en tête de l’interview,
porte la légende suivante : " Vous les Israéliens, vous
me comprenez ". Ce qui laisse entendre que le philosophe se prévaut
, avec une audience juive, de la solidarité communautaire, ou ethnoreligieuse,
qu’il réprouve chez les musulmans. En fait, le propos, une fois
encore, est apocryphe. Finkielkraut s’est borné à dire
: " Je n’ai pas parlé d’une ‘intifada’
des banlieues, et je ne pense pas que ce terme doit être employé.
Mais je constate que les émeutiers ont envoyé les plus jeunes
d’entre eux en première ligne. Vous avez connu une telle situation
en Israël... "
L’interview ne suscite guère de débat en Israël
même : à peine quelques mails sur le site interactif de Haaretz.
Mais il est bientôt traduit en français, par Michel Warschawski
et Michèle Sibony, des Israéliens d’origine française.
Deux " résistants ", comme l’écrivait en 2003
Denis Sieffert, dans la revue d’extrême-gauche Politis. Entendons
par là : deux relais quasi-professionnels des organisations palestiniennes
extrémistes. Pays démocratique, Israël tolère ce
type de comportement. Ailleurs, et notamment dans le monde arabe, il pourrait
être traité avec moins d’indulgence.
La traduction Warschawski-Sibony s’appuie sur la version hébraïque,
plus " dure " et plus réductrice que l’anglaise. Avec
des intertitres au vitriol : " L’école en France et des
bienfaits du colonialisme ", " Non à l’antiracisme
! ", " Si cela ne leur plait pas, qu’ils rentrent chez eux
! "... Rapidement diffusée - notamment par Internet - dans les
milieux de gauche, d’extrême-gauche, propalestiniens, islamiques,
elle fait l’effet de la dépêche d’Ems : le télégramme
fort courtois que le roi Guillaume Ier de Prusse avait écrit en 1870
à l’intention de Napoléon III mais qui, abrégé
et réécrit par Bismarck, s’était transformé
en insulte et avait rendu la guerre inévitable. Finkielkraut apparaît
désormais comme un " raciste " explicite, dont le langage
" ne se distingue plus de celui du Front national ".
Le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples
(MRAP), une ONG proche à la fois du parti communiste et des milieux
islamistes (elle a soutenu le port du voile à l’école),
porte plainte. D’autres organisations demandent la suppression de Répliques,
l’émission de haut niveau que le philosophe anime depuis vingt
ans sur France-Culture. Ou exigent son départ de l’Ecole polytechnique,
où il enseigne l’histoire des idées. On n’est plus
très loin de " l’interdiction professionnelle ".
Le coup de grâce, à cet égard, vient de Sylvain Cypel,
rédacteur en chef au Monde. Dans le numéro daté du 24
novembre, ce dernier publie un texte intitulé - en gros caractères
- La voix " très déviante " d’Alain Finkielkraut
au quotidien " Haaretz ". En fait, ce n’est pas un article,
mais une compilation. Cypel se borne à mettre bout à bout des
passages litigieux ou passant pour tels de l’interview. Pourtant, il
signe. Un geste qui semble avoir pour but de donner le maximum d’autorité
et de légitimité à la campagne contre le philosophe.
Le penseur catholique Paul Thibaud, ancien directeur de la revue Esprit,
estimait dimanche dernier que " Finkielkraut était tombé
dans un piège ". On est en effet contraint, à ce point,
de s’interroger sur les liens qui existent ou pourraient exister entre
les divers protagonistes. Haaretz et Le Monde sont associés au sein
d’un réseau international de presse, nettement orienté
à gauche où figurent également le journal italien La
Reppubblica ou le quotidien anglais The Guardian. Cela implique que certains
textes sont publiés en commun. Et que certaines campagnes d’opinion
puissent se propager d’un pays à l’autre.
Mais ce qui est plus frappant encore, ce sont les affinités entre
Mishani, Cypel ou Warschawski. Le premier, enseignant à l’université
Ben Gourion de Beershévah, rejoint le troisième dans la plupart
de ses options idéologiques. Il est l’auteur d’études
dépeignant les grands écrivains israéliens comme des
" fascistes ". Et le scénariste d’un film décrivant
l’oppression que subiraient les travailleurs arabes en Israël,
Questions d’un ouvrier mort (2002).
Quant au Français Cypel, dont le père publiait le quotidien
yiddish Unzer Wort (" Notre Parole ") (NDLR : journal sioniste de
gauche), ses positions d’ultra-gauche et son anti-israélisme
ne sont des secrets pour personne. Et lui avaient valu, voici quelques années,
quelques remarques amères de la part d’Elie Barnavi, l’ambassadeur
le plus à gauche qui ait jamais représenté Jérusalem
à Paris.
Pourquoi s’en prendre à Finkielkraut plutôt qu’à
un autre ? Parce qu’il est emblématique : républicain,
juif fidèle à ses origines mais récusant tout communautarisme
ou tout alignement systématique sur Israël, réfractaire
au politiquement correct, soucieux d’éthique dans tous les domaines,
y compris l’école ou les moeurs. Et plus profondément,
parce qu’il serait susceptible de faire basculer une large partie des
milieux intellectuels ou universitaires vers un conservatisme modéré
de bon aloi.
En fait, d’autres " affaires Finkielkraut " ont précédé
celle-ci. Dès 2003, Daniel Lindenberg le classait, dans son livre Rappel
à l’ordre (Seuil) parmi les " nouveaux réactionnaires
". Pour s’en tenir à l’année 2005, il y a d’abord
eu le " tollé " qui a suivi, au mois de mars, ses remarques
sur le " mauvais coton idéologique " - " noirisme "
militant, soutien à l’ex-humoriste Dieudonné M’bala
M’Bala -que fileraient actuellement les Antilles. Puis, un mois plus
tard, un " scandale absolu " : Finkielkraut signait un manifeste
condamnant le racisme à l’envers pratiqué par des écoliers
ou lycéens d’origine africaine contre des condisciples d’origine
européenne (le " racisme antiblanc ").
Une telle cible ne se rate pas. Surtout pas après les émeutes
du milieu de l’automne. La presse de gauche ou d’extrême-gauche
éditorialise toujours sur le caractère strictement social ou
économique de ces violences. Mais publie en même temps des reportages
sur le terrain où apparaît une toute autre réalité.
Des maires communistes déclarent sans ambages au Nouvel Observateur
qu’ils ont demandé l’intervention de l’armée
de la République. Le " pays réel " parle comme Finkielkraut.
Il faut donc le faire taire. D’urgence.