Entretiens
Enquête du Nouvel Observateur à l'occasion du centenaire de la mort de Zola.
Ces réponses ont été publiées dans le numéro 1984 du 14 au 20 novembre 2002, en une version nettement raccourcie malgré les engagements du magazine, et rendue de ce fait, en partie inintelligible. On place ici en italiques les passages qui ont été coupés à la publication.
La littérature a-t-elle une fonction sociale, et si oui laquelle ?
[Certes la littérature a, ou du moins elle avait, surtout en France, une fonction sociale essentielle. Et c'était d'être la littérature, c'est-à-dire de maintenir au sein de la société - et longtemps ce fut en un statut très privilégié - un type de rapport au sens absolument spécifique, stratifié, feuilleté, tremblé, jamais tout à fait là, toujours un peu ailleurs, extérieur, étranger et surtout tiers : ni tout à fait le mien ni tout à fait le vôtre, comme le langage de la courtoisie. C'est en ce sens que je me suis permis d'écrire, malgré l'absurdité littérale du propos (car Dieu sait que la littérature peut-être extrêmement violente, aussi, agressive et porteuse de conflits), que toute littérature était littérature courtoise : elle] [la littérature] ne coïncide pas exactement avec elle-même, elle se met à la place de l'autre, sans croire un instant qu'elle est l'autre, pas plus qu'elle ne croit être elle-même. Il n'est guère étonnant dans ces conditions qu'au sein d'une société tout entière vouée à l'idéal enfantin, inculte et pléonastique d'être soi-même, à ce que j'appelle le soi-mêmisme, le c'est-vrai-qu'isme, le pareil au même, et qui ne se conçoit plus d'autre, plus d'extérieur, plus d'étranger ni d'étrangèreté, il n'est guère étonnant que la littérature semble n'avoir plus sa place, et ne parvienne à survivre, dérisoirement, comme Lola Montès dans son cirque, chez Ophuls, qu'à la condition d'adhérer au plus près au réel tel qu'il nous est traduit, c'est-à-dire à la télévision, sous le fouet des montreurs.
Si vous deviez écrire un J'accuse aujourd'hui, quel en serait le thème ?
Oh, les thèmes ne manqueraient certes pas, mais la pose impliquée, elle, n'est guère tenable, et surtout pas par moi. Tout le monde y va de son J'accuse, accuser est ce qui va sans dire. Il n'en procède pas d'isolement ni d'exil, comme pour Zola, mais du lien social au contraire, de la congratulation corporatiste, de l'appartenance de caste. Le splendide acte inaugural de L'Aurore, affadi par la répétition mimétique, rituelle, automatique et sans risque, revient tous les jours en farce, parmi nous; et ce serait plutôt la posture de l'accusé qui serait aujourd'hui de quelque portée littéraire, et par là sociale, oui, nuitamment sociale. La littérature est passée de l'autre côté du doigt tendu. Et par un renversement concomitant [- que la bathmologie, cette "science" à demi plaisante des niveaux de la signification, jadis inventée par Barthes en se jouant, rendait assez prévisible - ] il semblerait qu'en son exil intérieur elle ait hérité non seulement du réel mais aussi de la vérité, peut-être, et même du scrupule, ce petit caillou dans la chaussure du sens, si cher aux dreyfusards de la première heure, et que leurs innombrables petits-enfants paraissent avoir laissé échapper en courant, dans leur cour d'école médiatique.
Réponse de Renaud Camus à des questions de M. Jean-Charles Tillet, secrétaire de rédaction de l'AEF
« Monsieur,« Ayant consulté votre site internet, j'ai l'intention de consacrer une dépêche à la partie consacrée à l'éducation de l'avant-projet du parti de l'In-nocence. Pour donner de l'actualité à cette dépêche, je souhaiterais connaître votre opinion sur les dernières mesures du gouvernement Raffarin, notamment le délit d'outrage à enseignant et la création de centres éducatifs fermés pour mineurs délinquants. Par ailleurs, dans les discours actuels tenus sur l'éducation, reconnaissez-vous des paroles proches de la vôtre ?
« Au sujet de votre parti ou futur parti, j'aurais besoin de savoir si sa présentation sur Internet a eu l'audience que vous attendiez, et si vous avez reçu des soutiens de personnalités, d'organismes, etc.
« Je précise que L'AEF est une agence de presse indépendante, la seule en France spécialisée dans les domaines de l'éducation et de la formation professionnelle.
« Vous remerciant d'avance de votre réponse,
Jean-Charles TILLET
Journaliste secrétaire de rédaction
L'AEFRéponse de Renaud Camus
Je dois préciser pour commencer que je ne puis vous répondre qu'à titre personnel, puisque le "Parti de l'In-nocence" n'existe pas, ou pas encore, et que ce que vous avez pu lire en guise d'"avant-programme" ne constitue rien d'autre qu'une base très incomplète de discussions éventuelles, et d'élaboration, pour des personnes qui se sentiraient assez proches des grandes lignes esquissées là pour désirer travailler ensemble à en faire un "programme" proprement dit.
Vous voulez bien m'interroger sur le succès ou l'insuccès de mon initiative. Mais la question ne se pose pas exactement en ces termes, si je puis me permettre de le dire : car si les avant-propositions que j'émets n'intéressaient personne ou ne suscitaient aucun écho, ce serait ipso facto qu'elles n'auraient pas de sens ni de raison d'être il n'y aurait qu'à en tirer les conclusions et n'en plus parler. Ce ne serait pas un échec, juste une constatation à opérer. Ces propositions n'auraient de sens qu'à partir du moment où un certain nombre de personnes s'y reconnaîtraient. Si c'était le cas, alors là, oui, il serait trop bête de ne rien faire. C'est pourquoi j'aime beaucoup la formule du site internetique. Il est une forme de la présence absence, il ne dérange personne, il ne tire personne par la manche, il n'exerce aucune "nocence". Le parti de l'In-nocence ne se livrerait à aucun prosélytisme. Il se contenterait d'être là, et de le faire savoir. Il ne prendrait de signification que des ralliements qu'il susciterait.
Nous sommes, je suis, sans aucun lien avec le monde politique, et nous n'avons le soutien officiel d'aucune personnalité ou organisme. Je suis en relations très amicales, et pour ma part admiratives, avec Alain Finkielkraut, lui et moi sommes en communauté de pensée sur de très nombreux points, il a manifesté son intérêt et sa curiosité amusée à l'égard de mon initiative; mais je ne saurais l'engager en aucune façon sur ceci ou sur cela, il faudrait que vous l'interrogiez lui.
Pour en venir maintenant à vos questions proprement dites,
1) les deux mesures que vous évoquez ont l'une et l'autre une forte valeur d'indice, car elles sont révélatrices d'une état de dégradation générale du système dont beaucoup s'attachent à nier la réalité, ou à minimiser la gravité : si l'on en est à envisager, ou même à prendre, des mesures pareilles, c'est vraiment que les choses vont très mal, beaucoup plus mal que ne veulent bien le laisser paraître ceux que j'appelle les Amis du Désastre et si ces mesures, en tant qu'indices, déchirent un pan du voile qui dissimule la réalité, c'est déjà un petit mérite à leur reconnaître.
2) ces deux mesures ne sauraient susciter aucun enthousiasme, car nous ne sommes pas, nous, des Amis du Désastre, et encore une fois, s'il faut en arriver à envisager pareils remèdes, c'est que le Désastre est là et bien là, ce qui ne nous réjouit en aucune façon : il est évident que c'est nettement en amont qu'il faudrait agir, et à plus long terme, en rétablissant la notion et la pratique de l'autorité parentale et professorale; en reconnaissant et en formalisant une "inégalité de rôle" entre l'élève et le professeur, condition d'une égalité future; en s'interrogeant sur les concepts de "nocence" et d'in-nocence", et pourquoi pas en prodiguant des "leçons d'innocence", comme il est question d'en donner à Dieu même, dans Pélléas : nous croyons que ni l'égalité ni l'innocence ne sont premières, mais qu'elles sont des constructions de l'esprit et les résultats d'un labeur, qui est au premier chef celui de l'éducation, justement.
3) ces deux mesures sont sans doute, hélas, à court terme, nécessaires et même indispensables, même si l'on ne peut qu'espérer qu'une transformation générale des principes et de l'esprit du système éducatif les rendent le plus vite possible inutiles.
Mais plus spécifiquement, sur le délit d'outrage à enseignant : d'aucuns soutiennent que ce sont toutes les injures qu'il faudrait pénaliser, et aussi bien celles qui visent les chauffeurs de taxi ou les conducteurs d'autobus que les professeurs, ni plus ni moins. Et certes tous les citoyens ont droit à une protection contre les injures et les agressions, et les plus exposés encore plus que les autres. Mais on ne peut pas non plus interdire et censurer toute manifestation de colère ou d'animosité entre égaux, tant qu'elles restent dans les limites du raisonnable; tandis que la relation entre élève et professeur n'est pas une relation entre égaux, selon nous. Les individus, là, sont peut-être fondamentalement, ontologiquement égaux, mais pas les personnages sociaux, pas les "rôles" tenus par eux à l'intérieur de l'école et de la relation d'enseignement. Nous sommes des formalistes, à l'In-nocence, des partisans du médiat contre l'immédiat. L'immédiateté c'est la violence, la pulsion, la nocence, le cri, l'expression avant les moyens d'expression. Nous voyons l'enseignement comme la grande école de la médiateté, au contraire, du détour, de la syntaxe, de la langue comme langue de l'autre, de la civilité comme langage tiers : ni tout à fait le tien ni tout à fait le mien. En ce sens, rien de ce qui exalte le statut du professeur et son rôle comme rôle, rien ce qui lui rend un peu de sacré, de distance, de forme, d'une majesté qu'il serait particulièrement grave de léser, rien de ce qui le "distingue", en somme, rien de tout cela ne nous trouve d'emblée défavorables. Il y a bien sûr une autorité qu'on a ou qu'on n'a pas, pour ainsi dire "naturellement". Mais il y a aussi une autorité qui tient ou qui doit tenir à la fonction. Et nous ne voyons pas d'inconvénient à ce que celle-ci soit consacrée ou renforcée par la loi, serait-ce de façon symbolique.
Quant aux centres éducatifs fermés, nous les voyons, je l'ai dit, comme un pis-aller. Tout notre effort tendrait à les rendre inutiles. Mais tant qu'il en faut et qu'il en faudra ils relèveraient éminemment de ce que j'appelle le "troisième régime", l'éducation "intermédiaire", ou de transition, de passage, ces escadrons volants de professeurs spécialisés dont la mission serait de faire en sorte qu'aucune situation fâcheuse ne soit définitive, qu'à tout moment tout le monde soit "rattrapable", que nul ne soit condamné durablement à un statut éducatif dont cette personne (il ne s'agit pas nécessairement d'enfants ou d'adolescents) ne voudrait pas, qui objectivement ne lui conviendrait pas et dont elle aurait, surtout, la ferme volonté de sortir. Mais là je ne puis que renvoyer à l'"avant-projet", si mal dégrossi qu'il soit encore.