"Je me sens la responsabilité de dénoncer l'islam"
par Taslima Nasreen
Elle vit désormais en exilée, dans une petite maison
près de Stockholm, où trône en bonne place un buste
de Voltaire. Née en 1962 dans une famille musulmane de Mymensingh,
au Bangladesh, Taslima Nasreen a d'abord été gynécologue,
avant de se consacrer définitivement à l'écriture,
en tant que poète, romancière, essayiste, éditorialiste.
Son premier roman, Lajja (La Honte), publié en 1994, lui a valu
une condamnation à mort par une fatwa qui l'a obligée
à quitter son pays. La parution, à Dacca, de Rafale de
vent, deuxième tome de son autobiographie (à paraître
en France fin 2003 aux éditions Philippe Rey), vient d'ajouter
une nouvelle condamnation à la prison par contumace. Mais rien
ne semble entamer sa tranquille et farouche détermination à
lutter pour une prise de conscience des femmes dans les pays musulmans.
Pourquoi est-il important pour vous d'évoquer à
nouveau la condition des femmes musulmanes?
Partout dans le monde, les femmes sont opprimées par les religions,
les coutumes, les traditions. Mais là où elles souffrent
le plus de nos jours, c'est dans les pays islamiques. L'Occident a instauré
la laïcité, la séparation des Eglises et de l'Etat,
alors que dans la plupart des pays musulmans les femmes sont toujours
sous le joug de sept cents ans de charia. Des millions de femmes endurent
de terribles souffrances. Elles sont enfermées, brûlées,
lapidées à mort... Venant d'une famille musulmane, je
me sens la responsabilité de dénoncer l'islam, car les
femmes qui y sont soumises n'ont ni les droits ni la liberté
qu'elles devraient avoir. On leur a inculqué depuis des siècles
qu'elles étaient des esclaves pour l'homme, qu'elles devaient
suivre le système que les hommes ou Dieu ont créé.
Sous la charia, les femmes sont considérées non pas comme
des êtres humains, mais comme des objets sexuels, des êtres
de seconde classe. Nous n'avons pas besoin de cette loi, il faut la
combattre!
De quelle façon votre propre vie illustre-t-elle cette
condition féminine? En êtes-vous un bon exemple?
Je le suis. J'ai vécu dans une société dominée
par les hommes. Toute mon enfance, j'ai beaucoup souffert, surtout parce
que la tradition m'interdisait de sortir. Je devais rester à
la maison, pour aider ma mère. Celle-ci n'était pas la
seule à être opprimée. Toutes les femmes l'étaient:
mes tantes, mes voisines... A l'époque, je ne voyais pas cela
comme de l'oppression, mais comme le fruit de la tradition. Je ne comprenais
pas que l'islam était l'outil du système patriarcal. Je
vivais dans une société musulmane, dans une famille musulmane,
et j'avais l'habitude de voir les femmes enveloppées dans leur
burqa de la tête aux pieds, se faire battre par leur mari, qui
pouvait être polygame ou qui divorçait quand il le voulait.
Je pensais alors que, peut-être, ces hommes agissaient mal, que
sûrement l'islam ne permettait pas de telles choses.
C'est en lisant le Coran que vous avez vu les choses différemment?
Oui. C'est ma mère qui m'a enseigné le Coran. J'avais
aussi un maître qui venait à la maison m'apprendre l'arabe
pour que je puisse déchiffrer le texte, sans que je le comprenne
vraiment. Souvent, les femmes ne savent pas ce que dit le Coran, car
le texte est écrit en arabe, et dans beaucoup de pays non arabophones
on déchiffre l'arabe sans comprendre le sens des versets... Mais,
à 14 ans, je suis tombée sur un Coran traduit en bengali,
et j'ai comparé plus de 12 traductions bengalies différentes...
A ma grande surprise, j'ai compris que c'était bien Allah qui
déclarait les femmes inférieures, qui prônait la
polygamie, le divorce uniquement pour les hommes, le droit de battre
leurs épouses, l'interdiction faite aux femmes de porter témoignage
en justice, l'inégalité en matière d'héritage,
le port du voile… Oui, Allah permettait tout cela. J'ai compris
que la condition des femmes musulmanes n'était donc pas un problème
spécifique à la société bengalie, mais bien
le fait de la loi d'Allah, une loi terrifiante, ou plus précisément
de la loi que Mahomet avait faite au nom d'Allah… Lorsque j'ai
tenté de critiquer l'islam au nom des femmes et de la justice,
les fondamentalistes sont devenus fous; ils n'ont pas accepté
de débattre, ils n'ont pas argumenté, ils ont seulement
voulu me faire taire et me tuer. Ils ont décrété
une fatwa que le gouvernement a cautionnée au lieu de les sanctionner.
Ce n'était pas illégal, puisque le Coran dit que l'incroyant
doit être tué: Allah le permet. Pour sauver ma vie, j'ai
été forcée de me cacher et de quitter mon pays,
sachant que beaucoup de gens me soutenaient mais ne pouvaient le dire
publiquement.
Est-ce vraiment le Coran qui est responsable, ou les fondamentalistes
qui l'interprètent à leur manière?
Beaucoup de musulmans modernes disent que les fondamentalistes ont
tort, que ces derniers ne représentent pas le vrai islam, et
que celui-ci n'a jamais prescrit d'assassiner les incroyants. C'est
faux! C'est bien l'islam, le vrai islam, l'authentique islam, qui prescrit
de tuer les apostats et les incroyants. Cela est explicite dans le Coran.
Le Coran dit même que l'on peut tuer les juifs et les chrétiens
et que, si on se lie d'amitié avec eux, Allah promet l'enfer.
Ne serait-il pas plus juste de dire qu'on y trouve des versets
contradictoires?
Oui, mais c'est uniquement parce que, lorsque Mahomet n'avait pas le
pouvoir, il recherchait des alliances politiques avec les non-musulmans.
Il se voulait tolérant. Mais, dès qu'il eut le pouvoir,
il changea radicalement et commença à parler de massacrer
les non-musulmans... Si les fondamentalistes ont voulu me tuer, c'est
parce qu'ils veulent vraiment appliquer le vrai islam. Ils sont l'islam
authentique. Les musulmans qui souhaiteraient voir les femmes libérées
sont en contradiction avec leur doctrine: Allah ne les aurait pas acceptés.
Le Coran le dit clairement, et ce sont les paroles d'Allah lui-même:
«Les hommes ont autorité sur les femmes du fait que Dieu
a préféré certains d'entre vous à certains
autres, et du fait que les hommes font dépense, sur leurs biens,
en faveur de leurs femmes. Les femmes vertueuses sont obéissantes…
celles dont vous craignez l'indocilité, avertissez-les! Reléguez-les
dans les lieux où elles couchent! Frappez-les… (4.34).»
«Réalisez aussi que Mahomet a pris Aïcha
pour femme quand elle avait 6 ans !»
Que dit-il de la vie sexuelle des femmes?
L'islam considère la femme uniquement comme un objet sexuel,
un objet sale comme de la merde, car le Coran dit textuellement: «Ô
vous qui croyez, si vous êtes malade ou en voyage, si vous avez
été en contact avec vos excréments ou que vous
ayez touché une femme et que vous n'ayez pas d'eau, recourez
à du sable [avant de prier] (4.43).» Il dit aussi: «Vos
femmes sont un champ de labour pour vous. Venez-y comme vous voulez.»
Donc, quand les hommes veulent et comme ils veulent! Que la femme veuille
ou non, la question n'est jamais posée! Les hadith précisent
que deux catégories de prières n'atteignent jamais les
cieux: celles de l'esclave en fuite et celles de la femme qui se refuse
la nuit à son mari...
Et le voile?
Il faut savoir que le voile existe uniquement parce que Mahomet était
très jaloux de ses amis qui venaient lui rendre visite et regardaient
Aïcha, sa femme. Il ne pouvait tolérer cela. C'est alors
qu'il dit avoir reçu une révélation d'Allah lui
disant que les femmes devaient se couvrir face au regard des hommes.
Il imposa donc le voile à Aïcha, et par extension à
toutes les femmes. Réalisez aussi que Mahomet a pris Aïcha
pour femme quand elle avait 6 ans! Ce qui est, bien sûr, un abus
d'enfant. Oui, je pourrais qualifier Mahomet d'abuseur d'enfant. Et
le voile est, pour moi, le signe de la plus profonde oppression.
Réalisez-vous que vos propos peuvent être considérés
comme choquants, voire insultants, pour l'islam?
Si c'est insulter l'islam que d'affirmer que le Coran est un texte
oppressif, alors je peux insulter l'islam. Ce qui compte pour moi, c'est
l'être humain, et non le texte. L'islam n'est pas une personne
avec un cœur et des sentiments. Ce n'est qu'une création
humaine qui date de très longtemps. Je pense réellement
que l'islam est une torture contre les femmes, une torture que nous
devons combattre. Mon stylo est ma seule arme. Je ne me trouve pas spécialement
radicale. Je dis seulement la vérité. Tout est écrit
dans le Coran. C'est moi qui ai été choquée quand
je l'ai lu pour la première fois, quand j'ai vu que des millions
de gens croyaient encore à ce livre horrible. Comment est-ce
possible si l'on croit aussi à l'humanisme? Je pense que toute
personne consciente serait choquée comme moi.
Vous n'avez pas peur de parler ainsi?
Pourquoi aurais-je peur, puisque je dis la vérité? Même
au Bangladesh, je parlais de cette manière, et je n'avais pas
peur. Le Coran ne dit rien sur la réalité du monde, il
ne permet pas la mise en œuvre des droits de l'homme, de la démocratie,
de la liberté d'expression. Il est plein d'idées fausses
sur l'Univers.
Plutôt que la cause de l'oppression, le Coran ne serait-il
pas un prétexte dont les hommes se servent pour conserver leur
pouvoir sur les femmes?
C'est parce que le texte existe qu'ils peuvent s'en servir. Si ce texte
n'était pas considéré comme provenant d'Allah,
intangible pour tous les temps passés et à venir, alors
le Coran ne serait pas important. En réalité, les fondamentalistes
peuvent justifier leurs crimes du seul fait que ce texte est considéré
comme saint.
Il n'y a donc rien à garder du Coran?
Non, parce que maintenant nous connaissons la modernité et les
droits de l'homme. J'ajoute que, pour moi, il n'y a pas de conflit entre
l'Islam et l'Occident, entre la chrétienté et l'islam;
il existe plutôt un conflit entre sécularisation et fondamentalisme,
entre pensée logique et pensée irrationnelle, entre innovation
et tradition, passé et présent, modernité et antimodernité,
entre ceux qui valorisent la liberté et ceux qui ne la recherchent
pas. Je défends les musulmans partout où ils sont opprimés,
en Inde ou ailleurs quand ils sont en minorité. Je suis contre
la violence. La violence n'est jamais une solution. Je sais que la plupart
croient en l'islam d'abord par ignorance et parce que les politiciens
se servent de la religion pour les maintenir dans l'ignorance. Ce dont
nous avons besoin, c'est d'une éducation éclairée.
Il y a des siècles, des hommes ont créé l'islam.
Le Coran peut être considéré comme un document historique.
Je n'ai jamais dit qu'il fallait le détruire, pas plus qu'il
ne faut détruire les hadith! On doit le prendre comme un élément
de notre histoire passée, mais ne pas chercher à l'appliquer
de nos jours.
«Nous avons besoin maintenant d'une éducation
laïque»
Vous ne pouvez pas nier une certaine évolution de la
condition des femmes. On n'est quand même plus au temps du Prophète!
Bien sûr. Mais l'essentiel ne change pas. Un exemple: au Bangladesh,
avant 1962, un homme qui voulait divorcer devait simplement prononcer
trois fois le mot «divorce» pour l'obtenir. Depuis la réforme
de la loi islamique, il lui suffit d'écrire une simple lettre
à l'autorité locale, et le divorce est prononcé.
Où est la différence? Autre exemple: si un homme veut
se marier une seconde fois, il doit demander la permission à
sa première femme. En réalité, comme celle-ci continue
à dépendre économiquement de son mari, elle n'a
pas d'autre choix que d'accepter... De même, lapider une femme
n'est plus légal au Bangladesh. Pourtant, cela arrive quotidiennement
dans les villages, et les autorités laissent faire: les fondamentalistes
répondent simplement qu'ils ne font que suivre la loi d'Allah.
Pour moi, ces réformes n'ont aucun sens. Je veux une révolution.
Tout dépend des pays. Au Maghreb, par exemple, les jeunes
femmes semblent plus libres que leurs mères.
Dans certains pays musulmans, il arrive que des femmes aient plus de
liberté sexuelle, mais ce n'est pas grâce à l'islam.
Si elles ont plus de liberté, c'est parce qu'elles l'ont prise!
Aucune société ne la leur a accordée. Il reste
que la majorité des femmes musulmanes a toujours peur et ne peut
rejeter le système si facilement.
Que souhaitez-vous dire à toutes ces femmes?
Je voudrais leur faire comprendre qu'elles doivent lire le Coran avec
un esprit clairvoyant pour y chercher une quelconque justice. Si elles
ne la trouvent pas dans le texte (et elles ne la trouveront pas), elles
devront cesser de suivre ces règles et commencer à se
battre. A chacune de trouver la manière de le faire. La mienne,
c'est l'écriture. Je veux simplement les encourager, leur dire
que, si nous voulons être plus civilisés, nous ne pouvons
plus suivre ces livres qui prescrivent l'inégalité. Je
veux leur faire prendre conscience que, si elles n'entament pas leur
propre libération, alors leurs filles souffriront, elles aussi.
Peut-être que les femmes d'aujourd'hui ne verront pas l'avènement
d'une société laïque de leur vivant, mais il est
de leur devoir de la préparer pour les futures générations.
A celles qui ne se battent pas pour faire cesser l'oppression de ce
système patriarcal et religieux, je dis: honte à vous!
Honte à vous de ne pas protester, honte à vous de conforter
un tel système! C'est difficile, car il existe une sorte de conspiration
qui maintient les femmes dispersées et isolées (dans de
nombreux pays musulmans, elles n'ont pas même le droit d'entrer
dans les mosquées) et il est difficile pour elles de se rassembler...
Mais, dorénavant, les femmes doivent conquérir leur indépendance
économique. Elles doivent se battre pour vivre dans la dignité,
en êtres humains. Nous avons besoin maintenant d'une éducation
laïque, nous avons besoin des Lumières.
il est difficile pour elles de se rassembler... Mais, dorénavant,
les femmes doivent conquérir leur indépendance économique.
Elles doivent se battre pour vivre dans la dignité, en êtres
humains. Nous avons besoin maintenant d'une éducation laïque,
nous avons besoin des Lumières.
L'Express du 10/04/2003