Les juifs de France et la France, une confiance à rétablir
LE MONDE 29 décembre 2003
Par Gilles Bernheim , Elisabeth de Fontenay, Philippe de Lara, Alain
Finkielkraut, Philippe Raynaud, Paul Thibaud, Michel Zaoui.
Ce texte a pour point de départ les réflexions partagées
au printemps dernier par quelques amis que préoccupait la difficulté
dans notre pays de s'entendre entre juifs et non-juifs. Ils se sont
interrogés sur le malaise, la blessure ressentie à voir
l'incompréhension persister : juifs éprouvant un sentiment
d'étrangeté parmi leurs concitoyens, non-juifs choqués
de voir des juifs de ce pays en arriver à se définir en
face des Français, voire contre eux.
Ce qu'ont éprouvé immédiatement les participants
de ces rencontres, c'est à quel point ils étaient unis
dans l'inquiétude, inquiétude pour la France comme pour
le judaïsme, qu'aucun d'eux ne peut considérer avec indifférence.
Ils ont donc essayé de cerner le malaise qu'ils avaient vu s'installer,
d'en chercher les origines, d'imaginer sur quelle issue positive, sur
quelle nouvelle rencontre le trouble actuel pouvait déboucher.
D'abord reconnaître l'objet du malaise à travers ses
manifestations :
- L'antisémitisme répandu dans une partie de l'immigration
maghrébine, l'islamoprogressisme qui le couve plus ou moins et
l'aveuglement devant ces phénomènes, longtemps niés,
ou jugés comme exprimant une solidarité légitime
avec les Palestiniens .
- La rupture entre les juifs et les non-juifs sur le conflit israélo-palestinien
depuis l'échec du "processus d'Oslo" et l'enlisement
dans la guerre, l'incompréhension de la presse et de l'opinion
devant certains aspects importants de la situation d'Israël : difficulté
de faire accéder le peuple juif à l'existence politique,
péril d'être entouré de nations qui contestent radicalement
son existence.
- Le rapprochement des esprits à l'annonce des accords de Genève
est-il le début d'une meilleure intelligence du conflit en France
? On peut l'espérer.
- Les agressions antisémites de l'automne 2000, première
vague suivie de plusieurs autres, ont suscité chez les juifs
de France une inquiétude due d'abord aux événements
eux-mêmes, ensuite au retard et à la mollesse des protestations
dans la presse et de la part des institutions. D'où le divorce
actuel entre la manière qu'ont les juifs de sentir l'époque
et la vision des choses qui prédomine autour d'eux.
MENTALITÉS HOSTILES
"Tout m'agresse", disait à un journaliste
un jeune de la rue des Rosiers au printemps dernier. En effet, les occasions
de froissement n'ont pas manqué ces dernières années
: la conférence de Durban, le 11 septembre, les violences israélo-palestiniennes,
les débats du Conseil de sécurité sur l'Irak. Chaque
fois, les juifs ont eu l'impression d'être à part, de ne
pas comprendre et de n'être pas entendus, d'être même
stigmatisés, refoulés dans un ghetto moral. Leur amertume
s'est manifestée le plus constamment à propos de l'information
et des commentaires sur la situation en Israël et dans les Territoires.
Il est difficile de débattre de la tragédie du Proche-Orient
quand on a le sentiment que le "lien vital" des juifs avec
Israël est devenu inavouable, que la situation là-bas est
ramenée à la confrontation entre des victimes innocentes
et leur bourreau, que la critique de la politique du gouvernement israélien
tourne, consciemment ou non, à la réprobation de l'existence
même de l'Etat juif. A cette disparition d'un espace de bonne
foi où l'on peut confronter les jugements, beaucoup de juifs
ont réagi de façon exaspérée et désemparée,
accusant les médias en bloc, taisant, le cas échéant,
leur réprobation de la politique israélienne pour faire
front.
Ce blocage, cet entremêlement hostile des mentalités se
traduit par l'habitude des globalisations. En fait, ce sont les arrière-pensées
d'autrui que l'on soupçonne, que l'on ne supporte plus, et des
arrière-pensées, il n'est pas facile de discuter. C'est
la confiance qui manque pour parler vraiment. On mesure le déficit
de confiance à la montée du fantasme d'émigration
comme à la croissance de l'opinion que les juifs ont en France
"trop d'influence".
Restaurer la confiance, c'est, croyons-nous, retrouver, redéfinir
ce qui pourrait être, pour les juifs et pour les autres, non pas
un accord complet, mais un terrain commun, un monde commun, des valeurs
et un idéal historique partagés. Cela a existé
en France, parfois fortement.
Cela s'est étiolé, quelquefois on a le sentiment qu'il
n'en reste plus que le désir (heureusement répandu et
profond) de ne pas consentir au divorce. Comprendre comment s'est produit
l'éloignement, nommer les valeurs et les aspirations qui nous
rendraient, juifs et non-juifs, heureux d'être ensemble, dans
le même pays, cela est-il possible ? Les événements
qui nous inquiètent et nous déchirent aujourd'hui ne doivent
pas boucher l'horizon. Ils nous font au contraire un devoir de réfléchir
sur la définition de la France et du judaïsme français
comme communautés historiques dignes d'être continuées.
LES JUIFS ET L'IDÉE DE SOI FRANÇAISE
Comment, en effet, ne pas voir le lien direct entre le "nouvel
antisémitisme" et la crise de l'identité nationale
? Pas seulement parce que le développement en France de l'antisémitisme
islamique est l'effet d'une crise de l'intégration, mais aussi
parce que le rejet de l'Etat juif est comme appelé par la mentalité
commune : la vision émancipatrice de la nation a cessé
d'être le foyer de la culture européenne, et le nationalisme
est devenu un mal à combattre en toutes circonstances. C'est
donc en faisant un contresens tragique que certains juifs ont cru il
y a peu à une alliance possible entre l'affirmation identitaire
juive et la célébration des minorités et des localismes,
bref de "l'Autre", contre la nation. Dénoncer d'un
même souffle la réprobation d'Israël et la France
moisie (la France réduite à ses "démons"
et condamnée à la repentance perpétuelle), c'est
déplorer les effets d'une maladie dont on cultive le virus.
Si l'affaire Dreyfus, si la période de Vichy enseignent quelque
chose qui peut être utile aujourd'hui, c'est que, en France, le
rapport au judaïsme est une question-test pour l'identité
historique de la nation, sa fidélité à elle-même.
Test de la capacité d'être une nation universelle, dont
l'affirmation est une contribution à l'humanité et non
une prétention chauvine. Réciproquement, le choix de la
République par les juifs de France a été la base
de leur épanouissement comme individus et comme communauté.
La diaspora française n'est pas seulement un exil ou un hasard,
c'est une façon positive d'exister et de participer à
l'histoire.
Tout cela appartient-il au passé ? Nous ne le croyons pas. Mais
il est vrai que l'histoire n'est pas simple continuation et que le franco-judaïsme
a connu un tournant décisif et mal compris depuis quelques décennies.
Le situer et l'évaluer n'est pas facile. Mais il est remarquable
que ce ne fut pas un tournant pour les juifs seulement ou pour la France
seulement, ce fut un tournant pour les deux à la fois.
Dans sa période classique, le "contrat de confiance"
entre les juifs et la République reposait d'abord sur une consonance
entre un judaïsme héritier des prophètes et les valeurs
de la devise nationale. Mais il reposait aussi sur la puissance et le
rayonnement du pays de la Révolution française, sur sa
capacité à porter ce message dans lequel les juifs se
reconnaissaient. On peut dire qu'en dépit de Vichy il a subsisté
jusqu'aux années 1960 quelque chose de cet accord, bien que sous
une forme affaiblie. Dans l'après-guerre, le judaïsme français
a même connu un renouveau intellectuel et religieux (rappelons
les noms d'André Neher et d'Emmanuel Levinas) qui l'a fait participer
plus directement que jamais à la culture nationale, alors que
le républicanisme se prolongeait dans le progressisme du temps,
dans l'idée que la victoire sur le nazisme ouvrait des temps
nouveaux, préludait en particulier à un monde où
les génocides seraient impossibles. La fondation de l'Etat d'Israël,
considérée favorablement par l'ensemble des Européens,
était à cet égard un gage.
Cet optimisme contribua à estomper le souvenir de l'extermination
des juifs, maintenue au second plan, enfermée dans un passé
aboli. Parce que la réflexion sur le drame avait été
ainsi éludée, quand, à partir des années
1960, la naïveté progressiste se dissipant, le souvenir
de l'événement, désormais nommé Holocauste
puis Shoah, s'est imposé, celui-ci est apparu comme une nouveauté
non pensée, crime unique, repère décisif puis source
d'une culpabilité qui ne concerne plus seulement les nazis mais
une foule de responsables secondaires ou indirects : un peu tout le
monde en Europe, les peuples dans leur ensemble. C'est comme si, jusqu'aux
années 1960, l'histoire européenne s'était crue
assez forte, assez riche de dynamisme et de sens pour digérer,
pourrait-on dire, l'extermination, alors que, depuis, c'est au contraire
la Shoah qui barre aux peuples d'Europe toute espérance historique
et les enferme dans le remords.
Ce qui s'est délité dans les années 1960, c'est
le sentiment jusqu'alors naturel en France d'une histoire commune aux
juifs et aux non-juifs.
L'afflux de pieds-noirs ayant le souvenir d'avoir été
abandonnés a aggravé un écart dont la mémoire
de l'extermination était le site. 1967 a brutalement manifesté
la cassure, marquant le début d'une amère querelle à
rebondissements entre la France et Israël, la France et ses juifs.
UNE MÉMOIRE QUI OBLIGE
Ainsi, le judaïsme s'est trouvé au centre de la redéfinition
de l'existence commune, avec l'inscription de l'extermination comme
clé de voûte des systèmes de valeurs dominants ("Plus
jamais ça !"), mais sans qu'à la conscience difficilement
acquise de cette extrémité réponde aucun projet,
ni pour les juifs ni pour la France (et l'Europe). La place des juifs
dans la communauté nationale, loin d'être confortée,
s'en est trouvée fragilisée. Disons, pour aller vite,
que la mémoire du génocide est une référence
toute négative, c'est un génocide sinon sans juifs, du
moins sans judaïsme, un crime abominable et absurde, imputable
à presque tout le monde, qui nous sert de repoussoir mais dont
nous ne pensons rien. En particulier, nous ne nous demandons plus pourquoi
le judaïsme en fut la cible. D'où un piège : ou bien
les juifs s'affirment comme victimes incomparables, ou bien ils se fondent
dans le long cortège des peuples massacrés. Dans le premier
cas, s'ils ne veulent pas disparaître, on les accusera, survivants
intempestifs, de faire de l'ombre à toutes les autres victimes,
que la mémoire de la Shoah nous fait un devoir de défendre.
Que, dans ces conditions, les Palestiniens soient présentés
comme les victimes par excellence, parce que victimes des juifs, est
donc plus qu'un égarement médiatique, c'est la logique
d'une vision du monde qui réduit le judaïsme à l'extermination
et l'extermination à représenter le comble du mal.
Sans doute fut-ce l'erreur, la légèreté de l'après-guerre,
d'avoir persévéré dans l'idée que l'histoire
moderne s'expliquait suffisamment par elle-même (par les avatars
de la démocratisation et de l'industrialisation), considérant
comme un épisode, un accident à dépasser, le génocide
des juifs d'Europe. C'est cet oubli, bien moins des faits que de leur
sens, qui a fait que la mémoire de l'extermination est devenue
une "mémoire vaine", une négativité écrasante,
avec des conséquences dont nous ne nous dégageons pas
: déclin politique, plus généralement déclin
du sentiment de dette qui fait que l'on désire hériter
et dépasser, donc vie sociale considérée à
partir des griefs individuels ou collectifs, ivresse postnationale enfin,
qui se retourne aujourd'hui contre le peuple juif.
Ce dont nous avons tous été incapables, juifs et non-juifs,
Français, Européens, Occidentaux, malgré notre
refus horrifié, c'est de répondre à l'intention
criminelle des nazis en mettant au centre de notre pensée et
de notre action les principes mêmes qu'ils avaient voulu bafouer
et biffer.
Les incompréhensions et même les sentiments hostiles qui
nous affectent sévissent sur un fond d'incapacité historique,
incapacité dont la pauvreté de notre réflexion
sur l'extermination nous semble la clé. La divergence lancinante
entre juifs et non-juifs en France, l'incompréhension à
l'égard d'Israël révèlent une fracture entre
ceux qui se sentent pris, piégés même, dans un pays
désormais incapable d'histoire, voire interdit d'histoire, et
ceux qui se rattachent à un peuple certes menacé mais
qui peut s'affirmer. De cette différence ne cesse de suinter
un inavouable ressentiment. Cette incompatibilité n'est pas de
nature mais de situation, nous sommes devant une réaction maladive
à une situation d'impasse : accablement et rancœur contre
des juifs parfois drapés dans un exceptionnalisme stérile.
La réponse ne peut être essentiellement de l'ordre de la
dénonciation mais de l'ordre de la créativité politique
et morale.
La réintégration, ou plutôt l'intégration,
du judaïsme, de l'éthique transmise par le judaïsme,
du cœur de la Loi ("ton prochain contre toi-même")
dans notre vie publique est la réplique à Hitler dont
nous n'avons pas encore été capables, celle qui permettrait
de réunir juifs et non-juifs autour d'un idéal historique.
Cet idéal historique réconciliateur pour la France et
les juifs de France doit viser l'entière humanité, au
sein de laquelle il faut construire des relations de fraternité
à quoi la mémoire de l'extermination nous oblige et que
la multiplicité des intrications actuelles rend nécessaires.
Ce n'est pas en se repliant sur ses nostalgies et ses blessures que
la République peut nouer un nouveau pacte avec les juifs, mais
en s'appuyant sur eux pour se retrouver et se dépasser, s'approfondir,
avec l'espoir d'une relance historique. Certains des dilemmes où
le débat français s'épuise pourraient dans ces
conditions être considérés différemment.
La laïcité n'apparaîtrait plus ni comme une tabula
rasa disponible pour les intégrismes ni comme le refoulement
de tout ce qui vient des religions, mais comme ayant un contenu positif
qui la rapproche des autres propositions éthiques, et que fonde
un vrai dialogue avec l'islam. Le débat sur le communautarisme
aussi s'éclairerait autrement si, à partir de l'expérience
juive de signifier pour autrui, on pariait que chaque groupe, chaque
peuple n'existe pas seulement pour lui-même mais comme participant
d'un échange dont l'humanité est l'horizon.
Peut-être n'avons-nous à dire qu'une seule chose, formant
un diptyque : notre pays, notre époque ont besoin des juifs,
il lui faut les retrouver positivement en dépassant la sorte
de crainte mêlée d'envie qu'ils inspirent, et, pour les
juifs, le quant-à-soi victimaire est un danger, une démission
et une tentation.
Gilles Bernheim est grand rabbin et philosophe,
Elisabeth de Fontenay est professeur de philosophie,
Philippe de Lara est professeur de philosophie,
Alain Finkielkraut est écrivain et
professeur, Philippe Raynaud est professeur
de philosophie, Paul Thibaud est essayiste,
Michel Zaoui est avocat.