Manifeste pour une pensée libre
par Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Pierre Manent, Philippe Muray,
Pierre-André Taguieff, Shmuel Trigano et Paul Yonnet
Nous venons d'apprendre, par un livre de Daniel Lindenberg, très
opportunément intitulé Le Rappel à l'ordre et publié
sous les auspices de Pierre Rosanvallon, professeur au Collège
de France, que nous sommes tous de fieffés réactionnaires
- y a-t-il d'ailleurs des réactionnaires qui ne soient pas fieffés?
- et que, charge supplémentaire, nous avons comploté pour
préparer la catastrophe du 21 avril, c'est- à-dire la
présence de Jean-Marie Le Pen au second tour.
Cette dénonciation ignominieuse, menée avec des moyens
qui rappellent les plus beaux jours du stalinisme, s'est accompagnée
d'une surprise: nous retrouver ainsi réunis par le même
acte d'accusation. Nous nous pensions en effet différents, par
nos approches, nos conclusions, et, entre nous, les débats, contradictions,
polémiques et oppositions ne manquent pas.
Nous l'avouons cependant, nous avons bien un point commun, qui nous
distingue radicalement des méthodes du «rappeleur à
l'ordre»: nous sommes démocrates et, comme nous aimons
et respectons la démocratie, nous savons qu'elle ne cesse de
s'alimenter de sa critique, qui est au cur de son fonctionnement.
La démocratie vit de sa propre remise en question, c'est d'ailleurs
le critère décisif qui la différencie du totalitarisme.
Nous chérissons aussi assez l'individualisme pour ne pas le concevoir
comme la célébration d'une collection de clones au garde-à-vous.
Mais, si nous sommes ainsi «rappelés à l'ordre»,
c'est parce que nous lie un autre complot, insupportable aux idéologues:
contrairement à eux, nous voulons discuter à partir de
la réalité. Et discuter de la réalité. Car
Le Rappel à l'ordre innove: il s'en prend aux détracteurs
de l'état des choses, et non à ses partisans! Son titre
est un programme: il rappelle à l'ordre les geignards, les grincheux,
les mécontents, les inquiets. Tous ceux à qui l'on n'a
pas su faire aimer l'an 2000 et qui souffrent du monde tel qu'il va.
Dénonçant un nouvel axe du mal, c'est le conformisme qui,
cette fois-ci, fait le procès de l'anticonformisme pour exorciser
la réflexion et les débats qui s'imposent.
Oui, nous pensons qu'il faut analyser et discuter les insatisfactions
ressenties par beaucoup de Français, qui n'ont que le suffrage
universel pour les exprimer. Oui, nous nous inquiétons de l'indifférence
croissante des élites abandonnant le peuple à son sort
- insécurité publique et sociale - pour mieux condamner
les formes que prend son désarroi. Oui, nous pensons que la promotion
soixante-huitarde de la jeunesse au rang de valeur suprême est
un mauvais service à lui rendre. Oui, nous refusons de voir l'école
de la République abandonner les plus démunis et les enfermer
dans leur condition en abjurant la culture générale et
les savoirs. Oui, nous déplorons la dépolitisation des
hommes encouragée par un discours des droits de l'homme enchanté
de lui-même, sourd à toute idée de dette, d'obligation
et de responsabilité pour le monde et qui évite de penser
la géopolitique et les rapports sociaux. Oui, nous pensons que
l'abandon progressif du modèle français d'intégration,
fait d'exigences et de générosité, est une erreur
dont les populations issues de l'immigration sont les premières
victimes. Oui, nous redoutons, face à certaines prétentions
islamiques, la naïveté de ceux qui dénoncent par
ailleurs le retour de l'ordre moral derrière toutes interrogations
sur l'omniprésence de la pornographie, tout en traitant d' «islamophobe»
ceux qui critiquent la misogynie de l'intégrisme religieux musulman.
Oui, nous craignons l'abandon des principes de la laïcité,
dépréciés parce que leurs bienfaits pacificateurs
ont fini par paraître évidents. Oui, nous osons parler
d'antisémitisme ou de judéophobie quand des synagogues
flambent dans le silence.
Mais, pour certains, la vérité semble insupportable.
C'est pourquoi ils s'efforcent d'abord de la nier, comme l'a reconnu
récemment le médiateur du Monde: «Pendant des années,
Le Monde a donné l'impression de cacher une partie de la réalité
pour ne pas alimenter le racisme.» Et puis, quand la réalité
ne peut vraiment plus être niée, on passe au plan B: on
la décrète «réactionnaire» et, avec
elle, ceux qui s'en préoccupent.
De nouveaux terribles simplificateurs prennent la relève
et déboulent, revolver au poing
L'effet de sidération du 21 avril, loin de les inciter à
ouvrir les yeux, pousse donc une fois de plus les propagandistes du
«Tout va bien» désavoués par le suffrage universel
à un vieux réflexe: dénoncer les messagers de l'inquiétude.
Cette chasse aux sorcières substitue la vaine agitation dénonciatrice
à la difficile réflexion sur les fondements et les finalités
de l'action politique dans le monde d'aujourd'hui. Attitude typique
du refus de penser dont on a déjà vu les effets chez les
hommes politiques. Ceux qui pensent que l'état présent
de la démocratie mérite un débat peuvent avoir
des vues d'avenir très différentes. Certains peuvent penser
que la démocratie doit être bornée par la considération
de réalités anthropologiques intransgressibles. D'autres
qu'elle a besoin d'un idéal positif, d'un horizon historique
nouveau. Ou la croire vouée à un éternel questionnement.
Mais ils trouveraient tous absurde que, tout en se réclamant
d'elle, l'on préconise un sommeil dogmatique qui lui serait fatal.
Le retour tonitruant de la catégorie de «réac»
signifie que la parenthèse antitotalitaire se ferme. Croyant
pouvoir faire l'économie d'une analyse de l'échec de Lionel
Jospin, des militants de la bien-pensance satisfaite veulent militariser
la vie de l'esprit et retrouver la chaude médiocrité de
l'antifascisme stalinien et de ses mensonges. Après la guerre,
rappelle François Furet dans Le Passé d'une illusion,
«les communistes n'ont cessé de militer sous ce drapeau,
de préférence à tout autre. Ils n'ont jamais voulu
d'autre territoire à leur action que cet espace à deux
dimensions ou plutôt à deux pôles, dont l'un est
figuré par les fascistes, l'autre par eux-mêmes.»
Le communisme est mort. Mais à peine a-t-on eu le temps de prendre
acte de cette disparition que de nouveaux terribles simplificateurs
prennent la relève et déboulent, revolver au poing, dans
la vie intellectuelle pour nous marquer au fer rouge du «Ni droite
ni gauche» des années 1930, c'est-à-dire, pour être
clair, du fascisme français. Cette tentative de fascisation de
l'inquiétude et de la pensée libre est dérisoire
et monstrueuse. Nous nous honorons d'en être la cible.