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Turquie : dire oui est vital,

par Michel Rocard

 

Le Monde, 26 novembre 2002

 

Après tout, il faut peut-être savoir gré à M. Giscard d'Estaing d'avoir, à propos de la Turquie, crevé l'abcès. A force de ne pas oser en parler, de petites concessions en petites lâchetés, nous autres Européens étions en train de nous acheminer doucement vers une crise majeure.

Une décision de principe, favorable à l'adhésion turque, que nos chancelleries n'auraient pas osé ne pas prendre puisque la même fut déjà prise il y a quelques décennies au Conseil de l'Europe, à l'OCDE et à l'OTAN, que l'Union européenne elle-même s'est engagée sur le principe il y a longtemps, avec confirmation il y a deux ans, et que nos amis américains y poussent fortement, courrait grand risque de se heurter au refus catégorique d'opinions publiques à qui l'on n'a rien expliqué. La gifle que serait pour la Turquie un rejet par référendum raté aurait des conséquences géostratégiques redoutables.

Ouvrir le débat est donc une urgence. La Turquie a de quoi faire peur. C'est le tiers-monde, c'est l'islam à nos portes. Ce sont aussi 66 millions d'habitants, un peu plus que l'Angleterre, l'Italie ou la France. Dans trente ans, elle frisera les 100 millions d'habitants, dépassant alors l'Allemagne : le premier des pays de l'Union ? Elle est brutale et ne s'en cache pas : Arméniens, Chypriotes et Kurdes l'ont tous payé de grandes souffrances. Elle est pauvre, aussi, et c'est même cette pauvreté qui donne aux Européens de l'Ouest l'impression que, derrière la demande d'adhésion, se profilent des millions de Turcs en recherche d'émigration et d'asile économique.

La réalité est cependant plus nuancée et plus complexe que ne le laissent penser ces images trop simples. En termes économiques tout d'abord : si le revenu turc par habitant n'est qu'un gros quart de celui de la République grecque de Chypre, ou les deux tiers de celui de la République tchèque, il est, à 10 % près, voisin de celui de la Pologne, des pays baltes ou de la Slovaquie, et presque triple de celui de la Roumanie et de la Bulgarie, qui ont le statut de candidat agréé, même si elles ne font pas partie du premier groupe.

La Turquie connaît depuis trois ans une crise économique grave. Mais, si elle la maîtrise, on peut penser que la "pulsion d'émigration" pourrait fort bien être moins forte en Turquie que chez bien des candidats mieux agréés dans l'actuelle Union.

Mais cela, qui est déjà fort important, n'est pas l'essentiel.

En matière de paix et de tranquillité internationale, nul ne saurait dire que le XXIe siècle se présente bien. Sur son flanc oriental, l'Europe doit, dans les décennies qui viennent, maîtriser et tout faire pour diminuer deux tensions possibles qui, en s'aggravant, deviendraient majeures.

La première concerne ses relations avec la Russie. Si elles venaient à se détériorer, les forces nationalistes et antioccidentales toujours à l'oeuvre dans ce grand pays verraient leur poids politique progresser. Sans traiter ici de la relation directe entre l'Europe et la Russie, il faut prendre en compte l'influence que ce pays conserve dans les anciennes Républiques soviétiques d'Asie occidentale et centrale. Leur sensibilité pourrait tout à fait jouer dans le même sens. Or, cinq sur six de ces Républiques sont turcophones : l'influence majeure qui y dispute celle de la Russie vient de Turquie. Un camouflet à la Turquie y aggraverait un anti-occidentalisme latent.

La seconde grande tension dont l'Europe doit en priorité se soucier concerne la relation générale de l'Occident avec les pays musulmans. Le rejet de la Turquie dans les ténèbres extérieures ne serait pas ressenti comme une méfiance et une offense par la seule Turquie, mais dans toute cette immense zone. Au-delà du poids géostratégique que sa population (en tout près de 200 millions d'habitants) et sa place sur la carte du monde lui confèrent, cette région recèle la deuxième grande réserve pétrolière du monde après le Moyen-Orient. On ne saurait négliger cette réalité.

A plus long terme et si se confirme le pronostic somme toute raisonnable d'une croissance continue, l'humanité rencontrera des problèmes de ressources. Le seul grand réservoir de ressources naturelles encore à peu près inexploré - hors le cas du fond des océans - est la Sibérie. Si rien ne change, le plus probable est qu'au milieu de ce siècle cet immense gisement d'à peu près tout sera principalement mis en valeur par un consortium sino-japonais.

Il n'est naturellement pas exclu que nous puissions vivre en paix avec ces pays, mais si l'Europe tient à prendre sa part dans cette aventure et à assurer la sécurité de ses approvisionnements, cela passe par la Russie et les Républiques turcophones d'Asie centrale. Il faut y regarder à deux fois avant d'afficher l'inimitié.

L'Europe a donc un intérêt stratégique tout à fait évident à intensifier au maximum ses liens avec la Turquie. Si nous devions néanmoins refuser son adhésion, il faudrait que les motifs soient forts. Quels pourraient-ils être ?

Sa pauvreté la rend trop différente du reste de l'Union ? Rien qu'en la présentant, nous avons déjà vu que l'argument ne tient pas.

Elle est musulmane ? Cet argument, que l'on n'ose guère formuler publiquement, et auquel M. Giscard d'Estaing ne s'est pas référé, est sans doute le plus important, celui qui conditionne les évidentes réserves de nos opinions publiques.

Il est tout à fait probable que personne n'osera, dans l'avenir non plus, utiliser cet argument de manière formelle dans des négociations publiques. Mais n'ayons aucun doute : si finalement la réponse faite à la Turquie devait être négative, le monde entier, musulman comme non musulman, verrait dans cet argument la raison ultime du refus. Par un effet bien naturel, l'UE se verrait dès lors définie comme un club chrétien.

Ce n'est pas ce qu'elle est. S'il est hors de doute que parmi les valeurs qui nous sont communes et nous rassemblent beaucoup sont d'origine chrétienne, il en est bien d'autres, tout aussi essentielles, qui se sont construites et affirmées contre l'Eglise ou les Eglises.

L'UE est un ensemble de nations qui se sont liées entre elles par des traités et des institutions parfaitement séculiers, laïques au sens français du mot. C'était d'ailleurs le seul moyen de faire vivre ensemble des communautés nationales à dominante catholique, protestante ou orthodoxe et de garantir les droits d'importantes communautés juive et musulmane.

Aucun organe de l'Union n'a donc compétence pour tirer de ce qu'elle est et des traités qui la fondent un argument négatif à l'endroit d'une nation candidate à l'adhésion à raison de sa religion dominante. Ce serait en outre entrer dans des contradictions insoutenables : chacun sait bien que, dans une dizaine d'années, dans l'ex-Yougoslavie, la Slovénie ayant montré le chemin, l'Albanie et la Bosnie musulmanes demanderont leur adhésion, et qu'il faudra répondre oui pour conforter la paix, la stabilité et le développement dans toute la zone.

Enfin ce serait une maladresse extrêmement grave, à l'encontre des 10 millions de musulmans qui vivent en Europe, et plus encore de toute la communauté musulmane du monde. Le problème-clé des relations de l'Occident avec cette immense communauté d'un milliard d'hommes : peut-elle accepter des institutions séculières ? J'aimerais écrire laïques, mais il est essentiel d'utiliser ici un vocabulaire mondialement compréhensible. Rejeter la Turquie, ce serait rejeter le plus important, et presque le seul des pays musulmans qui se soit doté d'institutions séculières et les préserve depuis plus d'un demi-siècle.

La Turquie n'est pas européenne, dit M. Giscard d'Estaing. C'est l'argument géographique. C'est aussi l'un des plus blessants pour la Turquie. Byzance-Constantinople-Istanbul a joué sur deux millénaires un tel rôle dans notre histoire que l'"européité" de la plus grande ville de Turquie s'impose dès l'énoncé de son nom. Le reste devrait s'ensuivre, puisqu'elle est la capitale économique et intellectuelle. Le fait que la Turquie soit à cheval sur deux continents présente un avantage indiscutable de clarification : son appartenance à l'un ou à l'autre faisant doute, elle ne peut être décidée que par choix délibéré tenant à d'autres raisons.

C'est donc bien aux membres de l'UE, et à leurs opinions publiques, de décider s'ils souhaitent voir la Turquie nous rejoindre ou pas. Ni la géographie ni la religion ne suffisant à trancher, le débat va se nouer finalement sur l'image que la Turquie donne d'elle-même aujourd'hui. Elle reste loin de nos usages, mais fait déjà des efforts significatifs, en abolissant la peine de mort et en autorisant l'enseignement des langues minoritaires.

L'Union européenne ne saurait se permettre de faire une application bureaucratique et sectaire de ses critères et de ses règles. Elle doit faire de la politique pour créer son avenir. L'adhésion de la Turquie à l'UE sera une confirmation de sa nature séculière, un acte de paix dans une région fort instable, et, pour l'avenir plus lointain, une assurance-vie.

Michel Rocard, ancien premier ministre, est président de la commission de la culture au Parlement européen.

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 27.11.02

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