La Turquie a toute sa place en Europe
par Javier Solana
Le Monde, 5 décembre 2002
La Turquie fait débat aujourd'hui. Pour des raisons évidentes :
le changement de majorité politique à Ankara et les attentes qu'il suscite ;
l'opportunité historique offerte par Kofi Annan pour trouver une solution
à Chypre ; les prochaines étapes enfin du processus d'élargissement
que le Conseil européen définira mi-décembre à Copenhague.
Ce débat est naturel. Il offre un bon argument à opposer à ceux qui
décrient une Europe impersonnelle et dont la dynamique échapperait à
tout contrôle citoyen. En ce sens, ce débat est aussi opportun.
La Turquie a toute sa place en Europe. En décembre 1999, le Conseil
européen a reconnu à ce pays le statut de candidat à part entière. Les
quinze chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne en ont
décidé ainsi. Unanimement. Nul ne l'a contesté et nul ne saurait le
remettre en cause, y compris au nom de la géographie. Sans quoi, demain,
seraient menacés le processus d'élargissement dans son entier, la conviction
qu'y ont placée les Européens et celle avec laquelle les différents
candidats s'y sont investis. C'est ici une ambition historique qui a
présidé à la naissance de l'Europe et qui gouverne désormais son futur.
L'enjeu n'est plus là. Mais il nous faut poser le débat en des termes
clairs. La Turquie veut trouver sa place en Europe. Comme les autres
pays candidats avant elle, elle doit donc tracer elle-même la voie qui
l'y conduira. A elle d'apporter ses réponses à deux questions :
peut-elle tracer sa voie vers l'Europe ? Et le souhaite-t-elle ?
La Turquie satisfait-elle aux critères nécessaires au lancement des
premières étapes des négociations d'adhésion ? Le gouvernement
d'Ankara admet lui-même que ce n'est pas encore le cas. Pour preuve,
il vient de décider de soumettre au Parlement un nouveau paquet législatif,
après celui, très encourageant, adopté l'été dernier. Ce nouveau train
de réformes souligne combien la Turquie a à coeur d'accomplir les efforts
attendus. Suffira-t-il à combler le retard et à respecter tous les critères
définis, à Copenhague déjà, en 1993, pour les autres pays candidats ?
Ces indispensables réformes seront-elles adoptées et opérationnelles
avant le prochain Conseil européen ? Nous en discuterons le 12 décembre.
A la Turquie d'ici là de faire le nécessaire.
Seconde interrogation : la Turquie veut-elle saisir sa chance ?
Elle a les cartes en main. Le plan de règlement pour Chypre proposé
par le secrétaire général des Nations unies le 11 novembre lui
offre une opportunité, l'occasion tant attendue d'aider à écrire une
nouvelle page de l'histoire de cette île trop longtemps divisée.
Lors de ma dernière visite à Ankara, certains m'ont opposé qu'il était
risqué de vouloir régler en quatre semaines un problème vieux de quarante
ans. Cette approche n'est pas la bonne : le plan de Kofi Annan
n'est pas le fruit d'une approche opportuniste liée à l'échéance de
Copenhague, mais le résultat courageux et ambitieux de plusieurs années
d'efforts internationaux et de navettes diplomatiques. Pour cela, les
deux parties chypriotes doivent l'accepter et le mettre en oeuvre. Qui
préférerait voir une île divisée rejoindre l'UE ? Les habitants
de Chypre ? La Turquie ? Je ne veux pas le croire.
Si la Turquie veut saisir sa chance, cela signifie également qu'elle
est favorable au projet de défense européenne et qu'elle le soutient.
L'avenir de l'Europe est aussi intrinsèquement lié à celui de sa défense.
Si la Turquie comprend et partage cet impératif, cela signifie qu'elle
veut donc contribuer à la définition des arrangements militaires permanents
entre l'Otan et l'UE. Les enjeux sont connus de tous. Les jalons sont
désormais posés, y compris dans le plan de Kofi Annan. Nous devons maintenant
aboutir.
Sur ces deux dossiers, la Turquie peut se donner les moyens de nous
convaincre à Copenhague.
Je veux croire que nous sommes prêts chacun, en Turquie, en Europe
et ailleurs dans le monde, à assumer notre part et à réussir ensemble
le pari européen de la Turquie.
Javier Solana est le haut représentant de l'Union
européenne pour la politique étrangère et de sécurité commune.
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.12.02