Clarifier l'identité européenne
par Hubert Védrine
Le Monde, 5 décembre 2002
L'Europe est-elle géographique ou politique ? Le futur traité
constitutionnel, le grand élargissement engagé, la question turque,
mais aussi à l'Ouest le concept d'"euro-atlantisme" vont nous obliger
à clarifier la notion d'Europe.
Longtemps superflue, cette clarification est devenue indispensable,
car avec l'intégration politique et économique, plus perçue désormais
par les peuples comme un engrenage incontrôlé que comme un choix, le
flou sur les limites extensives de l'Union européenne et de ses frontières
extérieures est l'autre dimension anxiogène du perpétuel chantier européen.
Décider jusqu'où nous irons, dissiper ce flou, ce sont des urgences
politiques et un préalable pour retrouver l'élan.
La question de l'identité européenne n'a pas eu à être tranchée jusqu'ici
tant elle relevait de l'évidence. Il suffisait que les traités européens
successifs aient précisé que les communautés, puis l'UE étaient ouvertes
aux pays démocratiques d'Europe. Ce principe démocratique, identitaire,
a été constamment consolidé, par la jurisprudence de la Cour de justice,
les critères de Copenhague, l'adoption d'une charte des valeurs fondamentales,
et le sera plus encore par le traité constitutionnel.
Il n'en a pas été de même en ce qui concerne les frontières de l'Europe
ni celles de l'Union. Aujourd'hui, elles tendent à se rejoindre. Mais
où ? Le problème ne s'est posé ni lors du traité de Rome ni lors
des élargissements à 9, 10, 12 puis 15. Europe de l'Ouest, Europe du
Sud, Europe scandinave et maintenant Europe orientale, centrale et du
Sud-Est, balkanique, c'est toujours l'Europe. En revanche, il y a quelques
années, il a été répondu au Maroc, poliment mais sans hésitation, que
sa candidature ne pouvait être acceptée pour des raisons géographiques.
L'interrogation resurgit avec force à propos de la Turquie. Et, pour
une fois, une vraie et salubre controverse s'engage sur une question
européenne.
L'évidence, le bon sens et la géographie auraient dû suffire, à l'origine
en 1963, pour dire à la Turquie qu'elle était à tout point de vue un
grand pays, situé à 95 % en Asie Mineure, et qu'elle avait vocation
à avoir par elle-même un rôle majeur dans sa région et des relations
étroites avec l'UE, mais pas à en devenir membre. Cela n'aurait pas
été blessant. Les Européens n'auraient pas eu, quarante ans plus tard,
à invoquer des arguments contestables, culturels ou religieux, pour
retarder l'heure de vérité.
Certains partisans du oui à la Turquie invoquent des engagements pris.
La plupart nous disent surtout que le oui serait généreux, justifié
par l'histoire si ce n'est par la géographie, utile à la Turquie comme
à la prévention du clash des civilisations, que le non serait dangereux
pour les mêmes raisons.
Mais sauf à s'étendre sans fin, l'UE ne peut pas avoir que l'adhésion
à proposer à tous les Etats sur lesquels elle veut exercer une influence
bénéfique, qu'elle voudrait stabiliser et démocratiser, et où elle voudrait
enraciner la tolérance et le respect de la diversité. Elle doit disposer
pour cela d'un éventail de solutions et de moyens d'action. Elle ne
peut pas être uniquement un regroupement de démocraties ou le creuset
d'une coexistence exemplaire des religions et des civilisations. Elle
ne peut pas être qu'un programme, même si elle est aussi un grand projet.
L'Union a besoin de retrouver une identité claire, certes politique,
mais aussi territoriale. Les autorités de l'Europe devraient donc examiner
la possibilité de proposer solennellement à la Russie, à l'Ukraine,
à la Turquie, à chaque pays du Maghreb, un jour même pourquoi pas à
Israël et à la Palestine un partenariat de voisinage stratégique, politique
et économique. Sentant bien le malaise européen à ce sujet et déplorant
l'ambiguïté ou l'hypocrisie des réponses faites à la Turquie, j'avais
moi-même suggéré, en 2000, alors que j'étais au gouvernement, que l'on
propose un tel partenariat à la Turquie.
Mais il se peut qu'il soit trop tard en raison des promesses anciennes
qui ont été faites et répétées depuis 1963 à la Turquie, de nos liens
avec elle, des réformes courageuses qu'elle a activement engagées et
de la signification, même fausse, que cette réponse revêtirait dans
le contexte mondial actuel. Dans ce cas-là, on reculera devant les conséquences
d'une mise au point trop brutale et trop tardive, et la Turquie adhérera
à l'issue d'une négociation, quand elle remplira les critères de Copenhague.
Mais alors, que l'on décrète ensuite que l'élargissement est accompli
et que l'on mette en place, autour de l'Union élargie, ces partenariats
de voisinage, cet "anneau de pays amis" qu'a proposé Romano Prodi.
Et que l'on ait le courage de reconnaître qu'à 27 - les 15 plus la Bulgarie
et la Roumanie plus 9 autres pays européens potentiels, plus la Turquie
- le projet européen aura changé radicalement de nature.
Une clarification s'impose également à l'ouest de l'Europe. Pour Vaclav
Havel, et beaucoup d'autres, "l'OTAN couvre une civilisation, un
espace spécifique, qualifié d'euro-atlantique, d'euro-américain, ou
tout simplement d'Ouest" et "l'OTAN est une alliance pour la
défense de la conception occidentale des valeurs humaines". Dans
les pays candidats anciennement communistes, on parle d'ailleurs depuis
dix ans de "structures euro-atlantiques" tout autant que d'Europe.
Dans le même esprit, Huntington parle de "civilisation judéo-chrétienne
occidentale", ou de "monde euro-américain", sans distinguer
l'Europe. Alors que, paradoxe, ce sont d'autres Américains, républicains
ceux-là, comme Robert Kagan, qui proclament au contraire que nos valeurs
ne sont plus communes puisque nous Européens, nous sommes placés hors
de l'histoire, en récusant l'idée même de puissance militaire, tandis
que les Américains sont devenus bismarckiens. Ce débat peut paraître
théorique. En réalité, le fait que les Européens ne sachent pas très
bien s'ils constituent le rameau européen d'un ensemble américano-occidental,
ou une civilisation ou une culture européenne propre, inhibe l'affirmation
d'une Europe-puissance en politique étrangère et dans le domaine de
la défense.
Peut-être serait-il temps d'admettre que l'Europe et l'Amérique sont
cousines, mais qu'à l'intérieur de cette vaste communauté de valeurs,
les Européens ont leur conception propre des rapports humains et sociaux
et de l'ouverture au monde. D'admettre aussi qu'une affirmation européenne
s'inscrirait parfaitement dans le cadre de notre amitié et de notre
alliance avec les Etats-Unis. Mais que l'Europe doit se comporter en
acteur autonome émancipé, en partenaire, en allié pour les Etats-Unis,
mais pas en sous-ensemble. A condition que les Européens le veuillent,
et s'en donnent les moyens.
De telles clarifications contribueraient à rendre plus intelligible
et plus convaincant le projet européen et à lui restituer cet appui
politique et cette adhésion franche qui lui font de plus en plus défaut
de la part des opinions publiques. L'Europe rayonnera d'autant mieux,
à l'Est, au Sud et partout dans le monde, qu'elle saura qui elle est,
au nom de qui et d'où elle parle.
Ces mises au point nécessaires ne suffiront cependant pas à éviter
que l'élargissement à 25 et plus ne compromette le projet, cher aux
Français, d'Europe-puissance. Que devront faire alors tous ceux qui
ne se résigneront pas à cette évolution vers un simple espace paneuropéen
de stabilité et de prospérité ? D'abord uvrer à ce que le futur
projet de traité constitutionnel préparé par la Convention, qui devrait
rendre plus efficaces, plus légitimes et plus compréhensibles les institutions
de l'Union élargie, convainque les gouvernements, et mieux encore soit
ratifiable par les peuples.
Veiller, dans le même temps, à ce que ces institutions n'entravent
pas la poursuite de plus grandes ambitions. Proposer pour cette Europe
très élargie un noyau dur ou une avant-garde est très tentant mais voué
à l'échec. Sauf crise extrême, on ne saura ni sur quelles bases les
constituer ni comment faire accepter aux autres de rester dans l'arrière-garde
ou dans l'écorce molle.
En revanche, il est indispensable et il devrait être possible de faire
admettre par tous nos partenaires une sorte de géométrie variable, de
faciliter encore le recours aux coopérations renforcées dans divers
domaines, comme la défense, de prévoir en sens inverse pour les moins
allants de rassurantes clauses de dispense voire de sortie.
L'objectif est d'institutionnaliser dans l'UE une souplesse dynamique
qui permettra aux plus volontaires de travailler ensemble dans divers
domaines de leur choix sans hiérarchiser de façon fixe les Etats membres
entre eux.
Hubert Védrine est ancien ministre des affaires étrangères.
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.12.02