Éditorial n°24. 15 février 2003
        Extrait du journal
          Une autre fin de l'histoire
          Parents et enfants : 
          en amont de l'école
          Éloge du moins
         
        Jeudi 13 février, onze heures moins le quart, le matin. 
          Pour comprendre à quel point l'histoire a cessé de faire 
          partie de la culture générale, ou peut-être à 
          quel point la culture générale est éteinte, il 
          fallait écouter hier, à l'émission "Tout arrive", 
          un homme, un invité, un Belge, un critique d'art qui parlait 
          de Magritte, à l'occasion de l'actuelle exposition de l'Orangerie.  
        
        Il n'avait rien de bien extraordinaire à nous apprendre sur 
          Magritte, et d'ailleurs, à propos de Magritte, un homme de mon 
          âge a déjà entendu à peu près tout 
          ce qu'il y a savoir et même à penser, qu'on lui ressort 
          comme une grande nouveauté tous les dix ans, de sorte que j'en 
          suis déjà au quatrième ou cinquième service. 
          Mais enfin ce monsieur était raisonnablement compétent 
          et informé de son sujet, auquel il a dû consacrer une grande 
          partie de sa vie. Rien à redire à ses propos. 
        Seulement la conversation s'est déplacée, je ne sais 
          plus pourquoi, sur l'histoire de la Belgique - sans doute à propos 
          du sentiment de belgitude chez Magritte. L'homme, le Belge, le critique 
          d'art, n'a pas du tout déclaré qu'il ne connaissait rien 
          à l'histoire et ne s'y intéressait pas, ce qui aurait 
          été, après tout, une position à peu près 
          défendable. Non, cet homme, ce Belge, ce critique d'art, parlait 
          comme un expert au contraire. Et en moins d'une minute il est arrivé 
          à déclarer que la Belgique était née, en 
          1815, de la nécessité, reconnue par le Congrès 
          de Vienne, de créer un État-tampon contre l'expansionnisme 
          français, et que le premier roi des Belges était anglais 
          !
        Politesse ou ignorance partagée, nul n'a pipé mot.
        Bien entendu on voit vaguement ce qui a pu entraîner dans l'esprit 
          du critique d'aussi énormes approximations (et le mot est faible) 
          : la Belgique est née en 1831 de la volonté de l'Europe 
          (et en particulier de la Grande-Bretagne) de contenir un éventuel 
          expansionnisme français - mais enfin elle est née surtout, 
          et d'abord, du refus des catholiques des anciens Pays-Bas espagnols 
          et autrichiens d'être soumis plus longtemps aux protestants des 
          Pays-Bas tout court ; d'autre part le premier roi des Belges, Léopold 
          de Saxe-Cobourg, était veuf d'une fille de Georges IV, roi d'Angleterre, 
          et son neveu Albert épousera Victoria ; il était le candidat 
          de la Grande-Bretagne. De là à dire qu'il était 
          anglais ! Et de là à ne même pas connaître 
          la date de naissance de son propre pays ! 
        Or si un critique d'art, qui doit être ce qu'on appelle grossièrement, 
          un "homme cultivé", est dans un pareil état 
          d'ignorance au sujet de l'histoire de la nation à laquelle il 
          appartient, que doit-il en être des autres citoyens ? Il devient 
          raisonnable de penser que neuf Belges sur dix ne savent à peu 
          près rien de l'histoire de leur pays. Et Dieu sait qu'il n'y 
          a aucune raison d'estimer qu'il en va différemment en France. 
        
        On s'affole de l'état dans lequel on voit les lycéens, 
          et de leur façon de ne pas trop savoir ce qui vient en premier, 
          de Jeanne d'Arc ou de Napoléon. Mais depuis le temps qu'on s'affole, 
          les lycéens sont devenus critiques d'art, critiques tout court, 
          journalistes, animateurs de télévision, professeurs !
        L'autre jour il ressortait clairement, d'un article du Nouvel Observateur 
          à propos d'une biographie récente de Mlle Clairon, que 
          l'auteur de l'article, un journaliste et écrivain d'un certain 
          renom, en tout cas hautement visible, croyait que Mlle Clairon vivait 
          sous Richelieu, ou bien que Richelieu était encore principal 
          ministre, au temps de Mlle Clairon ! De la fameuse actrice il écrivait 
          en effet : "On l'admirait, on la craignait (même Richelieu), 
          et on la courtisa." Bien entendu, dans le livre dont le critique 
          faisait la recension, le Richelieu dont il est question est le duc de 
          Richelieu, le maréchal. Mais dans la tradition française, 
          si l'on dit Richelieu tout court, sauf s'il vient d'être 
          question du maréchal, c'est du cardinal que l'on parle. Et l'on 
          ne voit pas ce qu'il y aurait d'extraordinaire à ce que même 
          le maréchal de Richelieu, qui n'avait pas plus de pouvoir que 
          beaucoup d'autres personnalités de son époque, ait craint 
          Mlle de Clairon. 
        Un autre journaliste fameux, qui recevait Antoine de Caunes à 
          l'occasion de la sortie de son film Monsieur N., a dit deux fois 
          que Napoléon était resté "trois ans à 
          Sainte-Hélène" - et du contexte il ressortait à 
          l'évidence qu'il ne faisait nullement allusion à une éventuelle 
          évasion de l'empereur après trois ans de présence 
          sur l'île. La deuxième fois, quelqu'un a tout de même 
          protesté. 
        Avant-hier on parlait de Tocqueville, à la radio. C'était 
          d'ailleurs très intéressant. Mais l'animateur du débat 
          a dit que Tocqueville avait été "président 
          du Conseil régional". Pris tout de même d'un scrupule 
          il a ajouté, sincèrement dubitatif : "C'est possible, 
          ça ?"
        Bientôt l'histoire, tout à fait sortie de la culture générale 
          moribonde, deviendra un sujet extrêmement particulier, comme la 
          physique nucléaire ou la mécanique quantique, dont on 
          ne pourra plus s'entretenir qu'avec des spécialistes, à 
          condition d'en être un soi-même. Et d'ailleurs ces spécialistes 
          seront tellement spécialisés qu'il y aura des pans entiers 
          de l'histoire dont ils n'auront pas la moindre idée. Et ils n'auront 
          que mépris, de toute façon, pour l'histoire telle que 
          la concevait l'ex-"public cultivé", et les personnes 
          qui aimaient l'histoire. L'histoire comme "fond de la conversation" 
          sera morte. La conversation y perdra beaucoup, et le débat intellectuel 
          bien davantage. 
        
        Hier soir nous avons vu à la télévision une bonne 
          partie d'un film japonais, ou qui du moins se passait au Japon entre 
          Japonais, bien qu'il fût officiellement américain, je crois 
          bien. Il s'agissait surtout de ce qu'il est convenu d'appeler "une 
          adolescente difficile" - laquelle s'humanisait sur la fin, mais 
          on avait tout de même eu le temps d'assez bien voir ce qu'il peut 
          en être de "l'adolescence difficile" et des rapports 
          entre parents et enfants "modernes", dans le Japon contemporain. 
          Que l'action fût située au Japon, c'est-à-dire dans 
          un cadre encore fortement exotique, Dieu merci, soulignait mieux certains 
          traits apparemment universels des rapports actuels entre les parents, 
          et plus généralement les adultes, et les enfants. Et - 
          lâchons le morceau - ces rapports, presque partout, presque dans 
          tous les cas, me semblent hideux : plus laids, plus bêtes, plus 
          vulgaires, plus bas, plus ratés, collectivement ratés, 
          qu'à aucune autre époque de l'histoire, pour ce que 
          j'en sais (empressons-nous d'ajouter prudemment qu'il y a bien sûr 
          des milliers d'exceptions individuelles, personnelles : mais dans l'ensemble 
          c'est raté ). 
        On a tendance à tout ramener à l'école, à 
          voir l'explication de tout, y compris des problèmes les plus 
          politiques, dans l'échec patent, criant, des systèmes 
          scolaires modernes. Mais il faut remonter encore plus haut, à 
          mon avis. L'échec des systèmes scolaires n'est lui-même 
          que le reflet d'un échec encore plus fondamental, et celui-là 
          véritablement premier : l'échec du système de rapports 
          entre parents et enfants. 
        Peut-être l'explication est-elle à chercher dans la Deuxième 
          Guerre mondiale et dans ses horreurs sans précédent, dans 
          les camps de la mort, dans la bombe atomique, c'est-à-dire dans 
          l'effondrement non seulement de toutes les civilisations mais de la 
          civilisation elle-même, du concept même de civilisation. 
          Peut-être que plus ou moins consciemment la génération 
          qui (en grande partie à juste titre) s'est jugée responsable 
          de ce désastre-là, de ce désastre unique, radical, 
          incomparable, s'est plus ou moins consciemment dénié le 
          droit de prétendre servir de modèle, c'est-à-dire 
          d'exercer ce qui de tout temps avait été considéré 
          comme l'essentiel de la fonction parentale, transmettre des valeurs 
          et, n'ayons pas peur des mots, commencer par les imposer. 
        "Y'a plus d'enfants!", répète-t-on depuis un 
          demie siècle et plus, en ne riant qu'à moitié. 
          Sans doute. Mais d'abord il n'y a plus de parents. Et les non-enfants 
          de ces non-parents font à leur tour d'excellents non-parents, 
          tout comme les non-élèves de la grande garderie non-gardante 
          sont devenus, avec le passage des générations, de parfaits 
          non-enseignants (de ceux qu'en ont plus que ras-le-bol de se recevoir 
          n'importe quoi sur la gueule, comme l'expliquait joliment cette 
          dame professeur, l'autre jour, devant son lycée en grève). 
        
        Ô sainteté des apparences, leur honnêteté, 
          leur vertu, et d'abord des deux premières d'entre elles, celles 
          de la langue et celles du corps, qu'il s'agisse du visage ou du costume 
          ! Que ce soit au cinéma, à la télévision 
          ou dans la vie réelle, quand on voit et quand on entend ce qu'il 
          en est à présent, presque une fois sur deux, des non-enfants 
          des non-parents, quand on écoute leur parlure affreuse, quand 
          on perçoit le ton qui leur vient naturellement pour s'adresser 
          aux adultes, quand on observe leurs petits visages si souvent haineux 
          ou méprisants, qu'on croirait figés dans une bouderie 
          perpétuelle et un mécontentement premier, dans une sorte 
          de revendication vindicative et première, indépendante 
          de son objet, quand on observe toutes ces filles de douze ou treize 
          ans dont il faut bien dire qu'aux yeux de n'importe laquelle des autres 
          époques elles auraient eu tout l'air de petites p
. hautement 
          irrespectueuses (car notre temps s'arrange pour combiner l'hystérie, 
          dans le légitime combat contre la mal-nommée "pédophilie", 
          avec la provocation perpétuelle, en la matière (témoin 
          la publicité, comme pour le reste)), on se dit qu'il faut abandonner 
          tout espoir : ces enfants-là, visiblement, audiblement, ces enfants-là 
          avec dans les traits, les yeux, la bouche, ces expressions-là, 
          avec ces façons-là de se tenir, de se vêtir et de 
          parler, ces manières-là de se présenter à 
          table ou dans la salle de classe, ces enfants-là ne sont pas 
          éducables : de toute évidence il est impossible de leur 
          apprendre quoi que ce soit, ni d'abord à vivre, et certainement 
          pas à devenir citoyens, c'est-à-dire contractuellement 
          in-nocents. 
        La réflexion politique, et peut-être le combat du même 
          nom, dans un contexte tel que celui où pour notre malheur nous 
          sommes plongés, se dirigent nécessairement vers l'école, 
          comme préliminaire de tous les préliminaires. Mais il 
          y a un préliminaire à ce préliminaire, et il se 
          situe là, encore en amont, dans la relation des parents - et 
          des adultes en général-, avec les enfants : c'est là 
          que notre société a échoué et continue d'échouer, 
          comme aucune autre avant elle.
        Là-dessus pourraient être écrits des livres et 
          des livres. Beaucoup l'ont déjà été, mais, 
          que je sache, sans ouvrir de voies nouvelles qui permettent de sortir 
          de l'impasse. Il me semble que c'est autour de la question du droit, 
          ou plus exactement des droits que devrait porter l'essentiel 
          de la réflexion. L'idéologie des Droits de l'homme, dans 
          son expansion constante, a de longue date pris en écharpe les 
          droits de l'enfant, qui à leur tour ont fait l'objet d'une dilatation 
          exponentielle dont on n'aperçoit même plus les éventuelles 
          limites. L'enfant n'est plus que droit, il se confond avec ses droits, 
          dont il lui appartient à tout instant, signe de sa vitalité 
          démocratique, de réclamer la rigoureuse observance. Loin 
          de moi d'insinuer a contrario que les enfants n'ont pas de droits. Mais 
          je subodore que les droits qu'il s'agirait au premier chef de leur reconnaître 
          et garantir sont des droits essentiellement passifs, des droits 
          négatifs, des droits purement défensifs, 
          destinés à leur assurer avant toute chose la protection, 
          contre la violence, l'agression sexuelle ou la maladie, l'injuste fatalité 
          de l'inégalité sociale ou ethnique. 
         Contrairement aux apparences le droit à l'éducation, 
          capital, est également un droit passif, négatif, pour 
          ceux qui doivent en bénéficier, c'est-à-dire pour 
          tous les enfants et pour les adolescents qui le peuvent et qui le veulent. 
          Les contenus de l'éducation, en effet, pour les enfants et les 
          adolescents, ne relèvent pas de l'expression, de la volonté 
          personnelle ou du choix. Ils sont imposés par la tradition, par 
          le consensus des siècles - d'où la pertinence de la notion 
          de classique, terme par lequel sont désignés les 
          objets divers de ce consensus. Les professeurs sont des maîtres 
          de liberté. Mais dans cette expression chacun des deux termes, 
          en leurs inflexions successives, est de comparable importance. La liberté 
          s'apprend par la contrainte, à commencer par cette première 
          des contraintes, la liberté de l'autre.
         Dès lors, hélas, qu'il y a inflation sans contrepartie 
          des droits, et d'abord des droits des enfants, le concept de classique 
          ne peut pas résister, car enfants et adolescents considèrent 
          comme un droit d'imposer leur goût au goût consensuel 
          des siècles, et de le faire triompher sur lui, et de le substituer 
          à lui. Ainsi l'argent de l'intendance du lycée doit-il 
          aller à l'achat d'une nouvelle sono pour "l'atelier techno", 
          pas à une sortie collective à l'opéra : l'opéra 
          c'est un goût, le goût d'un professeur, par exemple, qui 
          n'a pas à primer sur le goût démocratique des élèves, 
          sur leur droit à être tout ce qu'ils sont déjà, 
          et rien d'autre. 
        Bien entendu une pensée de l'in-nocence ne peut pas s'accommoder 
          de cette façon de voir, puisqu'elle considère que la nocence 
          est première, et que l'in-nocence ne commence à 
          s'acquérir qu'au terme ou à mesure d'un long processus. 
          Appliquée à la cité, l'in-nocence est une pensée 
          mythiquement contractuelle, et l'âge est une des conditions requises 
          pour la signature du contrat. Enfants et adolescents ne sont pas citoyens. 
          Leurs droits sont donc nécessairement et officiellement limités, 
          comme ceux de tous les non-citoyens. 
        L'éducation, comme la courtoisie, comme tout système 
          d'imposition de la forme, et comme la forme elle-même, repose 
          sur le principe du moins pour le plus. Les moins, pour l'individu 
          au début de sa carrière en société, pour 
          l'individu mineur, ce sont le devoir, la soumission à 
          l'autorité parentale, le respect de l'autorité scolaire, 
          la non-violence, le chuchotement souvent, le silence parfois, l'ouverture 
          et la disponibilité à l'éducation. Les plus 
          qui en procèdent ce sont le droit, la citoyenneté, 
          la liberté, la culture, la sécurité, la tranquillité, 
          la solitude si elle est désirée. Mais la société 
          moderne ne veut pas de moins, elle ne veut pas de détour, 
          elle ne veut pas de médiation, elle ne veut pas de langage tiers. 
          Contre toute évidence elle croit à l'innocence, et elle 
          ne veut pas de l'in-nocence, avec son moins intérieur, 
          clairement inscrit dans le tiret. Elle ne connaît que des droits, 
          des doits et toujours plus de droits, plus d'affirmation de chacun dès 
          le berceau, plus d'expression, plus de cris et de bruit, plus 
          de nocence et de violence, plus de barbarie soigneusement mitonnée.
          
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