D'aucuns, et parmi nos amis, se sont étonnés
que l'In-nocence se taise, à propos du voile. On nous a pressés de prendre
position. Et fallait-il faire une loi ? Et convenait-il, si l'on en
faisait une, d'en étendre les effets à tous les signes religieux ? Et
d'ailleurs quel était notre point de vue global, sur la laïcité ?
Pourtant on peut difficilement nous adjurer
d'avoir un avis, voire de proposer des solutions, quant à des problèmes
qui sont le prévisible résultat d'une politique que nous désapprouvons
de toutes nos forces, et dont nous ne nous lassons pas de dénoncer les
dangers - d'évidence ce n'est plus de dangers qu'il s'agit
cette fois, ni de menaces, mais du drame lui-même, depuis longtemps
noué.
Trait caractéristique des pays qui ne
se gouvernent plus, qui ne comprennent pas l'histoire et ne prétendent
plus influer sur son cours, ni même sur leur propre destin, on ne débat
des problèmes, en France, que dès lors qu'il n'est plus temps. Plus
tôt ce n'était pas le bon moment. A présent il n'y a plus rien à faire.
Les voies que vous pourriez proposer vers une issue, on ne manque pas
de vous faire remarquer qu'on a déjà pris soin de les exclure, et qu'il
n'est plus question de les évoquer seulement : ce serait défier la loi,
défier la Constitution, défier les traités internationaux, défier le
sens moral tel qu'il a de longue date précisé ses arrêts.
Ce ne sont pas seulement les prescriptions
pour un traitement éventuel de nos maux qui sont périmées avant toute
formulation, c'est le diagnostic lui-même qui ne peut plus être énoncé.
Vous êtes sommé de ne pas voir, enjoint de ne pas dire, mis en
demeure de ne pas comprendre, ou de faire semblant.
Aux premiers jours de la fâcheuse "affaire
Camus", j'avais envoyé au Monde un article en réponse, que
le quotidien du soir s'empressa de ne pas publier, au motif qu'il «dépassait
la ligne jaune». Je mis assez longtemps à savoir ce qui, dans ce texte
plutôt mesuré, allait au-delà de l'admissible - de l'admissible pour
Edwy Plenel. On voulut bien un jour, longtemps après, me l'expliquer.
Ce qui franchissait les bornes du dicible et du publiable, dans mon
article, c'est que j'y appelais à une nouvelle définition de l'antisémitisme,
et un peu plus précise, dès lors que cette tare, il suffisait d'en taxer
qui l'on veut pour que celui-là ne puisse plus se défendre, l'accusation
valant preuve, à la fois, arrêt de justice et sanction.
Ce que j'écrivais alors pour l'antisémitisme
vaut pour le racisme en général, à mon avis, et très a fortiori. Car
l'accusation de racisme, et sa seule menace, ne sert pas seulement à
faire taire les individus. C'est toute une société qu'elle réduit au
silence, et d'abord à l'aveuglement, à la cécité sur son propre destin.
J'appelle racisme l'hostilité pour
les êtres en raison de leurs seules origines. Je n'appelle pas racisme
l'hostilité à l'égard d'un être particulier, en raison de ses
actes, de ses propos ou de ses opinions, quand bien même cet être particulier
appartiendrait à un groupe ethnique qui d'autre part ferait l'objet
de racisme (d'autant que presque tous les groupes font l'objet de racisme,
même si ce n'est pas également).
J'appelle racisme les accusations
sans fondement, inspirées par la seule animosité à l'égard d'un groupe
ethnique, et qui survivent à l'établissement incontestable de leur fausseté.
Je n'appelle pas racisme le tranquille exposé de faits vérifiables,
même quand ils incriminent un groupe ethnique, ce groupe humain fît-il
d'autre part l'objet de racisme.
J'appelle racisme la désignation
d'un groupe ethnique ou d'un autre en tant que bouc émissaire, et l'usage
fait de lui comme explication à tous les maux d'une société. Je n'appelle
pas racisme la prise en considération aussi exacte et scrupuleuse
que possible du rôle, du poids et de l'influence des différents groupes
ethniques ou religieux dans l'évolution politique, économique ou culturelle
des nations, ou dans la géopolitique internationale.
J'appelle racisme l'assimilation
d'un être à son groupe ethnique, la réduction de sa personnalité à sa
seule origine, l'explication globale de ce qu'il est, ou de ses actions,
ou de ses opinions, ou de son oeuvre, par le seul facteur de son appartenance
héréditaire. Je n'appelle pas racisme la prise en considération
mesurée de l'appartenance d'un être à son groupe ethnique, lorsque cette
appartenance joue un rôle effectif dans la personnalité de cet être
et peut éventuellement servir à expliquer en partie son caractère, ses
actes, ses attitudes, ses opinions ou ses travaux (étant bien entendu
que cette explication peut bien sûr être contestée, et finalement écartée
pour défaut de pertinence).
J'appelle racisme la généralisation
à tout un groupe ethnique des traits réels ou supposés d'un de ses membres,
ou d'un certain nombre de ses membres. Je n'appelle pas racisme
l'émission de généralités, même défavorables, sur un groupe ethnique
donné, dès lors que ces généralités sont plus vraies que fausses - ce
qui est la seule façon possible, pour des généralités, d'être vraies
; et dès lors que ces généralités sont maniées comme des généralités
et rien d'autre, c'est-à-dire que leur éventuelle vérité n'est pas transposée
automatiquement sur chacun des individus qui composent le groupe en
question.
J'appelle racisme la foi aveugle
dans les généralités à propos des groupes ethniques, et la transposition
systématique de ces généralités dans le jugement sur les individus et
dans le choix d'une attitude envers eux. Je n'appelle pas racisme
l'élaboration de généralités, qui est une des activités essentielles
de l'intelligence.
J'appelle racisme le jugement sur
les êtres en fonction de leur appartenance de groupe (sauf s'il s'agit
d'une appartenance volontaire, délibérée) et le jugement sur les groupes
en fonction du comportement de certains de leurs membres. Je n'appelle
pas racisme le jugement sur les êtres, ni le jugement sur
les groupes, quand bien même il s'agirait de groupes ethniques et fissent-ils
l'objet de racisme d'autre part.
J'appelle racisme le jugement
sur un groupe ethnique quand il est inspiré par le seul préjugé, et
non pas sur une appréciation aussi objective que possible de l'attitude,
des caractères, des conditions de vie ou des accomplissements de ce
groupe. Je n'appelle pas racisme les jugements objectifs, quand
bien même ils porteraient sur un groupe ethnique qui ferait d'autre
part l'objet de racisme.
J'appelle racisme l'abandon au préjugé,
quand il porte sur les groupes ethniques ou sur les individus en fonction
de leur origines. Je n'appelle pas racisme l'exercice des facultés
de jugement, serait-ce dans les mêmes domaines;
J'appelle racisme le mensonge,
quand il a pour dessein ou pour effet de nuire à des êtres ou des groupes
en raison de leur caractère ethnique. Je n'appelle pas racisme la
vérité ou son expression, même quand elles sont défavorables à des individus
ou à des groupes qui font ou qui pourraient faire d'autre part l'objet
de racisme.
J'appelle racisme l'erreur, quand
elle est inspirée par la haine ethnique, par le préjugé, par la paresse,
par l'aveuglement délibéré, par le seul désir d'appartenance et de conformité
; je n'appelle pas racisme l'erreur quand elle est de bonne foi,
et quand elle est prête, confrontée à la vérité, à se reconnaître pour
ce qu'elle est.
J'appelle racisme la haine
des différences ethniques ou culturelles (à moins que ces différences
ne soient des injustices) ; je n'appelle pas racisme la constatation
objective de ces différences, ni le goût ou même l'amour qu'on peut
avoir pour elles, ni le désir qu'elles se perpétuent (à moins que ses
différences ne soient des injustices).
J'appelle racisme les différences
de traitement entre les citoyens en fonction de leur origine ; je n'appelle
pas racisme les différences de traitement entre les citoyens
et les non-citoyens (sans quoi la citoyenneté n'aurait plus de sens).
J'appelle racisme la conviction
qu'au sein de certains peuples, de certaines civilisations, de certains
groupes ethniques il ne saurait y avoir d'hommes et de femmes d'une
qualité humaine, intellectuelle, artistique ou morale exceptionnelle
; je n'appelle pas racisme la conviction que certains peuples
ont jusqu'à présent plus apporté que d'autres au patrimoine commun de
l'humanité, que certaines civilisations se sont montrées plus brillantes
ou plus admirables que certaines autres (ou qu'elles-mêmes à d'autres
moments de leur histoire), que certains groupes ethniques ont joué en
de certaines périodes un rôle plus important que d'autres, ou plus digne
d'émulation.
L'antiracisme a fini par donner du racisme
une définition si vague et si extensive, si à même de servir en toute
occasion, si disponible en permanence pour toute exploitation en cas
de besoin et hors de besoin, qu'aujourd'hui il n'est presque plus rien
ni personne qui puisse être assuré d'échapper à tout moment et à jamais
à l'accusation de racisme. Élargissant indéfiniment le concept
de racisme l'antiracisme élargissait dans les mêmes proportions
sa propre importance, son champ d'intervention virtuel, et bien
entendu son pouvoir. Poursuivant ce processus jusqu'à son terme (on
espère que c'est bien son terme), il est devenu le seul pouvoir, ou
du moins il se confond avec le pouvoir au sens absolu du terme, et il
est bien près d'être un pouvoir absolu. Héritier mécanique de ce dont
la dénonciation a tout propos et hors de propos a fait sa force et l'a
constitué en puissance, à savoir le racisme, l'antiracisme a recueilli
de celui-ci la certitude d'avoir toujours raison, le manque de scrupule
dès lors qu'il agit pour ce qu'il estime être la bonne cause, la passion
pour la dénonciation et pour la chasse à l'homme, le goût pour les explications
monocausales et obsessionnelles du monde, jusqu'à la caractéristique
violence d'expression et le ton.
Ici n'est pas le lieu d'examiner les rapports
de l'antiracisme au pouvoir, les formes qu'il revêt en tant que pouvoir
politique, social et médiatique, les conditions d'accès au pouvoir qu'il
impose aux institutions, aux groupes et aux individus. Pouvoir pour
pouvoir, après tout, mieux vaut que ce soit l'antiracisme qui l'ait
entre les mains, plutôt que le racisme. Il reste qu'un pouvoir
absolu reste un pouvoir absolu, et s'il ne nous appartient pas de dire
une fois de plus, avec Montesquieu, que celui-ci, en l'occurrence, «corrompt
absolument», nous avons le droit, néanmoins, de nous inquiéter de ces
effets sur la vérité. Selon moi ils sont désastreux. Et l'état désastreux
de la vérité parmi nous, conséquence - pour une large part - du pouvoir
absolu de l'antiracisme, de la crainte qu'il fait naître et du désir
qu'il instille de ne jamais encourir ses foudres (dût-on ne pas dire
ce qu'on pense et feindre de ne pas remarquer ce qu'on voit), entraîne
à son tour des effets désastreux pour le pays, et pour son avenir.
L'antiracisme ne se conçoit pas d'extérieur.
De même que la société qu'il promeut n'imagine rien ni personne qui
lui soit étranger, ou qui du moins soit destiné à le rester (ne sommes-nous
pas tous semblables ?), lui n'entrevoit rien ni personne qui ne soit
pas lui, ou qui n'étant pas lui demeure néanmoins assez humain, assez
moral, pour offrir ou pour constituer un objet de discussion. Pour n'être
pas lui, selon lui, il n'y a que le monstre et la monstruosité. Ainsi
s'explique qu'il ne sache procéder, dès qu'il croit reconnaître un adversaire,
que par imprécation, invectives et anathème, et que son discours, à
peine pense-t-il l'adresser à un contradicteur, même virtuel, ait fini
par ressembler si fort, ainsi que je le suggérais à l'instant, aux vitupérations
racistes de jadis, dont il a récupéré tant des tics.
Il ne se conçoit pas d'extérieur, et il
n'a pas tout à fait tort. En effet, comment, en dehors de lui, pourrait-on
se constituer en sujet pensant, et parlant, et agissant? En quel
lieu pourrait-on se tenir qui ne soit pas son territoire à lui ?
Exactement comme en le monde qu'il appelle de ses voeux chacun est partout
chez soi - de sorte que personne n'est jamais à l'étranger, qu'il n'y
a plus d'étranger, plus d'ailleurs, plus d'exil concevable, plus de
frontière qui se puisse entreposer entre le monde et soi -, de
la même façon exactement, face à l'antiracisme, il n'y a pas d'espace
où se dresser ni même où se serrer, il n'y a pas de site où prendre
la parole, il n'y a pas de recoin où se nommer. Il faudrait se déclarer
raciste, ce qu'à Dieu ne plaise ( même si risque de vous en venir
la tentation absurde, en désespoir de cause, par besoin vital de sortir,
de descendre, de respirer un peu d'air, d'échapper un moment au formidable
gazouillis institué). A peine plus subtil et plus juste serait de s'assumer
antiantiraciste, ce qui certes ne serait pas être raciste, loin
de là, mais tout de même dépasserait encore la pensée, en tout cas la
mienne.
Comment pourrait-on être antiantiraciste,
en effet? Je l'ai écrit deux mille fois si ce n'est une, l'antiracisme
a raison, il faut que ce soit bien entendu. Seulement il a trop
raison, il abuse de la raison, il n'a pas toujours raison, il
ne coïncide pas exactement avec la raison, pas plus qu'il ne coïncide
exactement avec la morale - avec la vérité n'en parlons même pas,
et d'ailleurs j'y viens.
Une illustration comique de cette incapacité
de l'antiracisme a se concevoir un extérieur, c'est l'attitude de ces
journalistes qui vous reçoivent - antiracistes, bien entendu,
sans quoi ils ne seraient pas en position de vous recevoir - et qui
vous disent, en toute sincérité étonnée :
«Mais enfin, Machin-Truc, je ne comprends
pas, vous êtes un bon écrivain, vous êtes un garçon cultivé, vous avez
même l'air sympathique, comme ça, à vous voir
Et pourtant vous écrivez,
page 354 de votre nouveau livre :
. »
On voit bien qu'on les déçoit. Ils vous
avaient imaginé plus monstre. Ils vous auraient souhaité plus résolument
tératoïde. Quoi ? Vous ne pensez pas exactement comme eux sur les vertus
du métissage universel, vous souhaiteriez que la France ne perde pas
trop de son caractère français ni l'Espagne de son caractère
espagnol, vous distinguez obstinément dans le monde
de grandes masses de civilisations et de religions et vous énoncez les
dangers de leur affrontement, et pourtant, pourtant, chose à peine concevable,
malgré ces penchants abominables et tout ce qu'ils donnent d'encore
pire à soupçonner de vous, pourtant vous savez écrire sans faute d'orthographe
le nom de Hugo, vous avez l'air d'avoir déjà entendu parler de la Belgique
et vos deux yeux sont à peu près de la même couleur ! Allez confesser
après cela un goût marqué pour la musique arabo-andalouse, ou bien une
familiarité au moins comparable à celle de vos hôtes avec la poésie
de Mandelstam, ils seront convaincus que vous voulez leur mort par stupéfaction.
En dehors d'eux et de la conformité à leur
point de vue, point de concevable salut, à leurs yeux : point
de culture imaginable, et en tout cas point de morale. De ce que l'antiracisme
est entièrement moral à leur gré ils concluent que la morale est entièrement
antiraciste, et qu'elle n'a rien d'autre à faire que de terrasser la
"double peine" (c'est fait), de se livrer au lobbying et au
fund raising pour l'édification en France de grandioses nouvelles mosquées,
et de réclamer la régularisation massive de tous les "sans-papiers".
On pourrait leur objecter que la société qu'ils promeuvent, et qu'ils
ont eu tout loisir, depuis trente ans, de façonner à leur manière -
au moins pour ce qui est de l'immigration (et même s'ils ne cachent
pas qu'ils pourraient faire encore beaucoup mieux) -, ne paraît pas
plus douce que l'autre, ni les rapports entre les êtres plus sereins,
ni la vie plus belle, ni la ville plus sûre, ni la situation culturelle
plus brillante ; et qu'une morale paraît bien avoir quelque chose qui
pèche si ses plus visibles effets paraissent être la méfiance de tous
envers tous, la diffusion de la peur, la vertigineuse augmentation des
délits, la constante détérioration des rapports entre les groupes humains,
l'élargissement des territoires où la loi n'a plus cours.
Irlande du Nord, ex-Yougoslavie, Moyen-Orient,
Irak, Tchetchénie, Inde, Sri Lanka, États-Unis, presque en tout point
de la planète où doivent se partager un même territoire des groupes
ethniques ou des religions différentes, le conflit se manifeste et la
brutalité prospère, que ce soit sous la forme d'une myriade d'incidents
quotidiens, plus ou moins graves, ou de la guerre ouverte. Et il est
à remarquer que de toutes les confrontations porteuses de violence,
aucunes ne paraissent conduire plus fréquemment à l'affrontement ouvert
que celles où l'islam se collète à d'autres religions, hindouisme, animisme,
judaïsme et christianisme surtout. Du Caucase à l'Afrique noire, du
sous-continent indien à la Bosnie-Herzégovine, presque tous les conflits
récents et actuels semblent relever de cette figure-là. C'est au point
que les Noirs américains, ou ceux d'entre eux qui ont voulu marquer
de la façon la plus emphatique possible leur opposition au pouvoir blanc,
ont choisi de se convertir à l'islam, bien conscients que rien ne pouvait
leur donner plus de force, à la fois, leur valoir plus d'amis chez les
ennemis de l'Amérique et semer plus d'effroi parmi leurs adversaires
désignés.
Ce qu'observant, ce que ne pouvant pas
ne pas observer, on se demande quelle espèce de supériorité morale,
a fortiori quel monopole de la morale, pourraient bien détenir ceux
qui par aveuglement, encore une fois, par négligence, par conformisme,
par niaiserie bien-pensante, par intérêt quelquefois et même dans quelques
cas par horreur de la France et des Français, ont laissé se créer en
France, ont tout fait pour que se crée, une situation de cet ordre.
Dès lors qu'on sait pareilles situations grosses de malheur, et on ne
le sait que trop, et on ne vérifie que trop qu'elles le sont, quelle
morale pourrait bien s'accommoder de leur création, qu'elle soit survenue
par inconscience ou dogmatisme, et de cette création tirer fierté ?
Il peut bien sûr arriver que la morale crée du malheur ou l'exige, surtout
du malheur particulier : telle n'est certainement pas sa fonction néanmoins,
bien au contraire. Une morale dont la conséquence la plus visible est
l'augmentation de la délinquance et de la criminalité n'est certainement
pas la morale, et encore moins le tout de la morale.
L'antiracisme, pour défendre sa morale
et le bilan de sa morale, va dire que rien de ce qu'on croit observer
n'est vrai, que rien de ce qu'on croit souffrir n'est réel; et que d'ailleurs
il ne faut pas en parler, qu'il est raciste d'en parler. La question,
sous son règne, n'est jamais longtemps celle du vrai et du faux : elle
glisse toujours très vite, par un rituel tour de passe-passe, vers celle
du dicible et de l'indicible, de l'admissible et de l'inadmissible,
de ce qui peut être exprimé et ce qui ne saurait l'être en aucune
façon, à moins d'encourir les qualifications infamantes et coutumières
de raciste et de criminel. Comme l'antiracisme
est absolument persuadé, non seulement d'avoir toujours raison, mais
aussi d'être toujours bon, toujours juste, toujours exactement conforme
à ce qu'il convient d'être, tout ce qui se trouve ne pas confirmer point
par point ses présupposés est frappé d'irréalité, d'interdiction d'être
et de dire, d'être dit. Or c'est là une masse sans cesse
croissante d'objections, d'exceptions, de délicatesses de pensée et
tout simplement de faits, d'évènements, de chiffres, qui crée
en s'augmentant une faille, un gouffre, un abîme où la vérité n'en finit
pas de tomber.
Si le dogme antiraciste n'a aucune espèce
de droit à prétendre, comme il le fait, à une sorte d'exclusivité des
valeurs morales, c'est d'une part parce que son application rigoureuse,
dogmatique, aboutit, je viens de le rappeler, à créer dans le monde
une augmentation de ce que, dans un autre contexte, on aurait appelé
le mal - la violence, l'hostilité entre les individus et entre
les groupes, la laideur, la misère, le crime (étant bien entendu que
le racisme, lui, dogmatique ou pas, ne ferait certainement pas mieux,
et probablement beaucoup plus mal). C'est aussi parce qu'il ne
cesse d'appeler, quand cela l'arrange, et cela l'arrange très souvent
(chaque fois que sont mis en cause les bénéficiaires les plus habituels
de sa protection), à une suspension du jugement moral, à une epoché
très sélective, dont le résultat le plus tangible est la réduction
constante du champ d'application de la morale, comparable et concomitante
au rétrécissement des zones d'application de la loi. Et c'est
surtout parce qu'il hésite rarement, lui, le dogme antiraciste, à sacrifier
la vérité à sa certitude d'être dans le juste, à cacher ou à essayer
de cacher les informations qui semblent le contredire, à monter en épingle
celles qui le confortent au contraire, quitte à les inventer quand il
ne s'en trouve pas : or la vérité, faut-il le rappeler, est en soi une
valeur morale de premier rang.
Le voile islamique, c'est la République
qui le porte. On lui dit de le remplacer par un bandeau, qui sera un
peu moins voyant. Mais il y a beau temps qu'elle porte un bandeau, et
il lui couvre les yeux.
Un des plus jolis emblèmes, et des mieux
repérés, de ce refus de voir et surtout de dire, de laisser dire et
de laisser montrer, ce fut longtemps la fameuse question de la non moins
fameuse (mais longtemps indicible) surdélinquance des
comment
dit-on ?
jeunes issus de l'immigration. Que n'a-t-on pas
dû subir, comme insultes et comme menaces, pendant quinze ou vingt ans,
à peine faisait-on mine de paraître s'aviser qu'en effet
- quitte d'ailleurs
à attribuer au phénomène une explication qui n'était nullement raciste,
au sens cette fois rigoureux du terme : mais c'était déjà trop, mille
fois trop, que de remarquer le phénomène, puisqu'il ne pouvait pas être
vrai, puisqu'il ne pouvait pas être, puisqu'il était frappé d'inexistence
constitutive et d'impossibilité préalable, aucune place n'étant prévue
pour lui dans le dogme. Puis un beau jour la vérité, avec cette insistance
qu'elle a, a bien fini par s'imposer, quand décidément il ne fut plus
possible de la tenir sous le boisseau.
Pour le dogme antiraciste, cependant, la
vérité ne prouve rien. Dès lors qu'elle ne lui sied point, elle ne saurait
être une cause, il ne faut rien fonder sur elle, il n'y a pas de conclusion
à en tirer, elle n'est jamais qu'un effet - au mieux un effet de
vérité.
Il n'est que de songer aux revendications
récentes des antiracistes dogmatiques pour obtenir qu'à la prison de
la Santé, et sans doute en d'autres centrales françaises, on cesse de
répartir les détenus selon leur origine ethnique, et par exemple de
séparer les [Innommables] des arabes, Kabyles, Maghrébins et
autres musulmans. Il faut mettre tout le monde ensemble, proclame le
dogme (ne sommes-nous pas tous semblables ?) : les noirs avec les blancs,
les musulmans avec les chrétiens ou ex-chrétiens, les Asiatiques avec
les arabes, les inqualifiables avec les intégristes. Tous les experts
et toutes les personnes qui sont sur place estiment qu'une telle mesure
entraînerait un bain de sang immédiat, un formidable accroissement des
tensions et de la violence, et donc une aggravation sans précédent des
conditions générales de détention, qui de notoriété publique sont déplorables
au stade actuel. Tant pis, disent en substance les dogmatiques. Comme
tous les dogmatiques ils estiment que mieux vaut le désastre qu'une
atteinte aux stricts principes. Ce qui se passerait vraiment,
ils ne veulent pas le savoir.
Je ne veux pas le savoir est leur
devise, de toute façon. Ce qui se passe déjà, ils tiennent absolument
à l'ignorer. Au demeurant, malgré la grande obscurité qu'impose le dogme
antiraciste à de si nombreux aspects de la situation française, il en
est peu où l'interdiction de voir, de dire, de montrer et de faire savoir
soit plus rigoureuse qu'en le domaine pénitentiaire, et judiciaire en
général. La question des prisons est certes pressante, la notoire "surpopulation
carcérale" occupe, par force, une place énorme dans le débat, et
pourtant pas un seul instant il ne sera envisagé, ni seulement envisageable,
de rapprocher cette question-ci, ce débat-là - non plus que ceux qui
portent sur l'éducation, par exemple, l'emploi, la Sécurité sociale,
la sécurité tout court - de les rapprocher, dis-je, du débat-non-débat
sur l'immigration, et sur l'évolution ethnique de la population française.
Quel rapport ? Oseriez-vous insinuer qu'il puisse y avoir un rapport
? Si vous l'insinuez c'est à bon droit qu'on parle ici de criminalité,
parce que le criminel c'est vous.
Aussi ne saura-t-on pas quelles sont les
proportions ethniques au sein des prisons françaises, ni si par hasard
il n'y aurait pas, et dans quelles mesures, pour tel ou tel groupe,
d'éventuelles surreprésentations - ce mot maudit. Le saurait-on
d'ailleurs, malgré les incessants efforts et les menaces sans relâche
du dogmatisme antiraciste pour parvenir à le cacher, lui ne serait pas
démonté par la révélation. Il me souvient d'un lointain article du Monde
où il était expliqué très sérieusement que la surreprésentation
des noirs au sein de la population carcérale américaine était une preuve
de plus du racisme de la société américaine dans son ensemble, et d'abord
de son système judiciaire, qui s'entendait à condamner les noirs beaucoup
plus lourdement que les blancs. Et certes, que les noirs soient condamnés
plus lourdement que les blancs, il se peut très bien que ce soit vrai,
malheureusement. Il se peut très bien que ce soit une explication en
effet, et même la seule explication pertinente, au surnombre proportionnel
des noirs dans les prisons des États-Unis. Néanmoins ce n'est pas la
seule explication envisageable. Ce n'est pas la seule qui puisse être
prise en considération, et qui doive l'être. Ce n'est même la première
qui se propose à l'esprit, en bonne logique. Mais c'est la seule que
l'antiracisme dogmatique juge convenable et licite de suggérer et d'imposer.
Tant pis pour la logique. Tant pis pour la complexité du monde, si elle
demande à être prise en compte. Tant pis pour la vérité s'il se trouve
qu'elle est bafouée. La seule vérité, c'est le catéchisme antiraciste.
Non seulement les mauvaises réponses seront sévèrement sanctionnées,
mais l'on veillera à ce qu'elles ne soient pas inscrites au procès-verbal.
Le voile, la "surdélinquance",
l'équipe de France insultée, la Marseillaise conspuée, les maisons de
la Culture saccagées, les synagogues incendiées, les pompiers et les
médecins de garde attaqués sur appel -ne parlons même pas des voitures
brûlées et des commissariats de police "caillassés", puisqu'il
paraît que c'est le mot : ce sont là comme les petites touches d'un
vaste tableau pointilliste qu'il importe avant tout de ne pas voir,
serait-ce en restant le nez collé sur lui ; de ne pas laisser voir,
fût-ce en se serrant contre lui ; de nier à toute force, même quand
on se confond avec lui.
L'antiracisme dogmatique, c'est triste
à dire, a fini par devenir le plus agissant des obscurantismes, dans
la société française contemporaine : celui qui exerce la plus forte
censure, qui offusque les plus larges pans de réalité, qui dénie le
plus véhémentement l'expérience et ses enseignements. Il cherche à imposer
l'image d'un monde conforme à ses chimères, sans vouloir entendre les
leçons conjointes, pourtant de plus en plus nettes, de l'histoire et
de l'actualité.
Je crois qu'il demeure encore quelques
vieilles personnes pour employer le mot intégration - les plus
collet monté disent même intégration républicaine. Mais l'intégration,
c'était pour les individus. Avec les peuples, je crains bien que ce
ne soit tout à fait impossible. De toute façon nous n'en sommes plus
là. Oh, peuple il y a bien, et fort conscient d'être un
peuple : mais l'intégration au sein d'un autre peuple, en l'occurrence
le peuple français, paraît bien être le cadet de ses soucis. On l'aura
mal regardé.
J'ai fait naguère - cela ne m'a pas guère
réussi - l'éloge des lois de l'hospitalité. Ce sont celles qui
s'appliquaient, ou qui auraient dû s'appliquer, au temps où des
individus choisissaient de s'installer dans un pays donné et d'y faire
ou refaire leur vie, et d'y installer leurs enfants et toute leur descendance
éventuelle, parce qu'ils avaient pour ce pays-là un amour particulier
ou une admiration spéciale, parce que sa civilisation, ou sa langue,
ou sa littérature, ou l'état de ses moeurs, ou son régime juridique ou
tout cela ensemble leur inspirait du désir ou du respect, parce qu'ils
voulaient vivre comme on vivait là, précisément là. La situation
d'aujourd'hui, nul besoin de le souligner, n'a plus rien à voir avec
ce schéma. Certes la plupart de nos récents immigrés, comme ceux de
jadis, ont quitté leur pays d'origine parce qu'ils n'en pouvaient plus
du mauvais gouvernement qui y sévissait, de l'anarchie, du despotisme,
de la corruption ou de l'incivisme qui y régnaient, de la misère,
de la tristesse, du manque de liberté ou de la répression sexuelle dont
ils avaient à y souffrir, de la dépendance religieuse, qui sait, ou
de l'asservissement de la femme, bref, de l'extrême difficulté de la
vie quotidienne. Le grand paradoxe est que nombre d'entre eux paraissent
n'avoir rien de plus pressé que de reconstituer en France, aussi exactement
que possible, non seulement pour eux-mêmes mais pour l'ensemble
de la population, les conditions mêmes qui leur ont rendu l'existence
insupportable dans leur propre pays. Comme l'écrivait très drôlement,
et, hélas, très justement, une habituée du site de l'In-nocence,
ils sont comme ces opposants de jadis à la tyrannie soviétique, échappés
d'entre ses griffes, réfugiés en France ou dans n'importe quelle démocratie
libérale occidentale, mais qui, sitôt arrivés en lieu sûr, se seraient
empressés de s'inscrire au parti communiste local et de militer ardemment
pour transformer leur pays d'accueil en démocratie populaire, ou en
dictature du prolétariat.
Les immigrés de ce type-là, on dirait qu'ils
ne distinguent pas très clairement le lien, pourtant évident, qui existe
entre la liberté, la prospérité, la relative douceur de vivre qui règnent
ou qui régnaient en France, d'une part, et d'autre part les formes françaises,
façonnées par une histoire commune, de la vie sociale, de la vie civique,
de la vie religieuse, post-religieuse ou séculière. Cette liberté, cette
prospérité, cette relative douceur de vivre, ils paraissent imaginer
qu'elles sont tombées du ciel, une sorte de pur privilège géographique,
en somme, une chance historique due au hasard, où la volonté n'entrerait
pour rien, et dont il n'y aurait qu'à profiter. Et ils sont très désireux
d'en profiter eux aussi, mais ils souhaiteraient les combiner aussi
étroitement que possible avec les modes de vie auxquels ils sont habitués,
avec les façons de penser, de croire, de se comporter dans son immeuble,
dans la rue, dans la ville, dans l'État, qui sont coutumières ou traditionnelles
dans les contrées qu'ils ont quittées. Il n'est pas très étonnant dans
ces conditions que des pans toujours plus larges de nos villes et de
nos banlieues ressemblent chaque jour plus étroitement à des quartiers
d'Alger, d'Annaba ou de Bamako.
Pour les nouveaux et récents immigrés de
cette sorte, il ne s'agit pas de s'adapter avec toute l'exactitude et
l'amour concevables (comme l'eût voulu la part qui leur revenait des
anciennes lois de l'hospitalité ) aux moeurs, aux codes, aux façons
de voir et de penser du pays dans lequel ils se sont installés, et qui
doit à ces moeurs, à ces codes, à ces façons de voir et d'agir la plus
grande part des qualités et des avantages qui rendent désirable de s'y
installer. Il s'agit de tirer tout le parti possible de ces qualités
et de ces avantages tout en restant soi-même aussi rigoureusement qu'on
le peut, et en tâchant de reconstituer aussi exactement qu'il est réalisable
son petit monde traditionnel.
Cependant même cette phase-là est à présent
dépassée. J'entendais l'autre jour une jeune intellectuelle immigrée,
ou d'origine immigrée, expliquer qu'elle avait fait un gros effort pour
s'intéresser à la culture française et pour l'acquérir, pour connaître
aussi bien que possible la langue, la littérature et les traditions
françaises. Et elle ne le regrettait pas du tout. Ce qu'elle regrettait
en revanche, c'est qu'il n'y ait eu aucun mouvement de curiosité en
sens inverse, aucune symétrie dans l'effort, aucun désir, de la part
des [Innommables ], d'en savoir plus sur sa culture à elle.
Elle voulait bien que "le fait religieux"
soit enseigné à l'école, et elle admettait qu'il pouvait être utile
d'étudier les grandes lignes de la religion chrétienne pour mieux comprendre
les cathédrales et les portails des églises romanes ; mais combien des
[Innommables ] font-ils l'effort, eux - c'est ce qu'elle voulait
savoir - de s'intéresser au Coran, de mieux connaître la culture arabe,
de s'initier à la poésie ou à la musique du monde musulman ? Une grande
partie des difficultés de "l'intégration", selon l'avis de
cette dame, procédait de cette dissymétrie.
Qu'on ne s'y méprenne pas. Je serais bien
le dernier à vouloir dissuader qui que ce soit de lire le Coran, de
s'intéresser à la poésie et à la musique arabes, de s'initier à la culture
et à la civilisation de l'islam, qui sont l'une des grandes cultures
et l'une des grandes civilisations de l'humanité, et auxquelles sont
dues quelques-uns des plus admirables chefs-d'oeuvre de la terre et des
livres. Mais il me semble que pareille curiosité, l'exercice de pareil
goût, indispensables certainement si l'on décide de s'installer en terre
d'islam, ne sauraient relever, en France, que de l'initiative individuelle,
du goût, justement, des curiosités plus ou moins développées de chacun
; et que, si dignes d'encouragement que soient ces curiosités-là, elles
ne sauraient en aucune façon, dans notre pays, constituer une espèce
d'obligation, l'objet d'un devoir moral ou civique, une indispensable
pratique collective. En l'occurrence ce ne sont pas les [Innommables]
qui se sont installés en terre d'islam, ou en domaine arabe (et quand
ils l'ont fait dans le passé, ils ont fini par être renvoyés à la mer
assez rudement, sans susciter beaucoup de compassion : on estimait qu'eux
et leurs grands parents auraient mieux agi en restant dans leur pays,
et qu'ils n'avaient rien à faire sur les rivages du Prophète - l'époque
était très cratylienne ; la décolonisation ne badinait pas avec le "chez
soi" des uns et des autres; et ces pauvres "Pieds-Noirs"
avaient beau être là depuis des générations, on ne se gênait pas pour
leur expliquer que ce n'était toujours pas chez eux
).
Quitte à indigner, et à indigner d'abord
cette jeune femme dont je parlais, et dont je citais les amertumes,
je dirais qu'entre les immigrés et les non-immigrés il n'y a pas du
tout symétrie d'obligation culturelle, selon moi ; ou que, si symétrie
il y a bien, c'est une symétrie beaucoup plus vaste. Il n'y a pas symétrie,
sur le territoire de la France, entre l'obligation, pour les immigrés,
de s'intéresser à la culture et à la civilisation françaises, et l'obligation
(qui à mon avis, n'en est pas une), pour les [Innommables], de
s'intéresser à la culture et à la civilisation d'origine des immigrés.
En revanche il y a ou il y aurait symétrie, oui, entre l'obligation,
pour les immigrés en France de s'intéresser à la culture et aux traditions
françaises et l'obligation, pour d'éventuels Français immigrés en terre
d'islam, par exemple, de s'intéresser à la culture et aux traditions
islamiques.
Le problème est qu'on commence à se demander
si la France n'a pas vocation, pour employer une expression absurdement
à la mode, à devenir elle-même, en tout ou en partie, terre d'islam
; ou du moins, dans un premier temps, à receler sur son
territoire d'importants et nombreux fragments de terre d'islam.
Quand j'écris que l'on commence à se le
demander je ferais mieux de dire que je commence à me le demander, moi
; et que dans l'ensemble on commence plutôt à ne pas se le demander,
à ne pas vouloir se poser la question, à la recouvrir d'un
voile elle aussi et à l'ajouter à la masse désormais colossale de ce
qui ne sera pas vu, de ce qui ne sera pas même entrevu, de ce qui ne
sera pas dit, de ce qui ne sera pas même évoqué - le dogme antiraciste
y veille, avec toute la rigueur dont il est capable : son rôle, désormais,
étant bien moins de combattre le racisme, hélas, que, sous prétexte
de faire précisément cela, d'offusquer par tous les moyens la réalité.
La réalité est qu'immigration et "intégration",
pour l'essentiel, ne concernent plus du tout des individus, nous l'avons
vu, mais un peuple. Cela serait déjà très inquiétant en soi, car il
est fort évident que les actuelles capacités intégratrices du
peuple français ne lui permettent pas d'intégrer un autre peuple, surtout
un peuple nombreux. Mais ce qu'il s'agirait d'"intégrer",
en l'occurrence, c'est certes un peuple nombreux, très nombreux, mais
qui n'est qu'une partie, quantitativement importante, sans doute, mais
proportionnellement secondaire, d'un peuple immense, lui, qui a déjà
à sa disposition quinze ou vingt États de la planète.
Le dogme antiraciste, qui lui-même prend
avec la vérité de si grandes libertés, exige de ses adversaires, et
de quiconque s'aventure à lui faire la moindre objection, la plus scrupuleuse
exactitude. C'est d'ailleurs là un de ses procédés les plus efficaces
pour écraser, sinon la vérité, du moins de la vérité :
car l'exigence de propositions et de mots d'une vérité pure, absolue,
rigoureuse et sans mélange, a tôt fait de rendre impossible tout échange
(ce qui est précisément l'effet recherché, plus ou moins consciemment).
N'est pragmatiquement utilisable, dans les discussions réelles,
que le concept de teneur en vérité, qui permet d'évaluer dans
quelles proportions une proposition, un mot, un adjectif, sont plus
vrais que faux. Si l'on doit expulser de ses phrases et de chacun
des termes qu'on emploie tout ce qui en eux, malgré leur vérité globale,
est inexact, on sera vite contraint, à moins d'écrire le Tractatus
logico-philosophicus (et encore), de se taire.
Ainsi le dogme antiraciste a tôt fait de
souligner, à très juste titre, que tous les immigrés ne sont pas musulmans,
que tous les musulmans ne sont pas arabes, que tous les arabes ne sont
pas musulmans, que tous les maghrébins ne sont pas arabes, qu'il y a
des Kabyles parmi les musulmans, qu'il y a des chrétiens parmi les arabes,
que beaucoup d'immigrés sont français, que beaucoup de Français sont
arabes, que beaucoup de Français sont musulmans (et que ce n'est pas
la même chose)
Mais précisément. Si nous parlons d'arabes,
nous parlons d'un peuple, je le répète, qui dispose déjà de seize ou
dix-sept États autour du bassin méditerranéen. Si nous parlons de musulmans
nous parlons des fidèles d'une religion qui exerce son influence (et
dans la plupart des cas le mot est très faible) sur des États en nombre
au moins deux fois plus élevé. Ces deux entités (le "monde arabe",
le "monde musulman" ou la "terre d'islam") ne se
confondent en aucune façon. Toutefois elles se chevauchent en très grande
partie, et l'une s'inscrit presque entièrement dans l'autre. Dans
les deux cas il s'agit de très importantes civilisations, qu'on ne saurait
certes réduire l'une à l'autre, mais qui ont immensément en commun.
Les problèmes qui ont occupé l'actualité
récemment, à propos d'"intégration", ont été surtout d'ordre
religieux, peu ou prou. Mais il importe de garder bien en vue que dans
les rapports entre l'islam et la principale religion "historique"
de la France, longtemps "fille aînée de l'Église", se trouvent
face à face une religion extrêmement vivante, dynamique, on peut même
dire conquérante, portée qu'elle est par la foi très vive de ses
fidèles, et par le rôle identitaire capital qu'elle joue pour eux, et
en face d'elle une religion qui dans notre pays est presque mourante,
agonisante, exsangue, n'ayant pour ainsi dire plus de clergé et à peine
davantage de pratiquants réguliers. Sans doute y a-t-il encore en France,
à l'heure actuelle, plus de Français et d'étrangers qui se disent chrétiens que
de Français et d'étrangers qui se proclament musulmans ; mais le christianisme
des uns est extrêmement faible, presque résiduel (à quelques centaines
de milliers d'exceptions près) tandis que l'islamisme des autres est
extrêmement fort (à quelques centaines de milliers d'exceptions près).
Entre une religion très vivante et une autre qui tient à peine sur ses
jambes, la relation n'est pas égale.
Certains ne manqueront pas de faire remarquer
ici, non sans pertinence, que la confrontation, si confrontation il
y a, n'est pas tant entre islam et christianisme qu'entre islam
et laïcité républicaine, qui en quelque sorte remplacé a le christianisme
en tant que religion d'État - avant d'être en grande partie remplacée
à son tour, dans cette fonction-là, par l'antiracisme, justement. Je
ne me hasarderai pas à dire un mot des relations entre islam et antiracisme,
sinon qu'elles commencent à se révéler beaucoup plus complexes et potentiellement
conflictuelles qu'on n'aurait pu le croire, et que ne l'avaient imaginé
naguère les belles âmes fondatrices de l'antiracisme dogmatique, à présent
passablement effrayées, pour les plus éclairées d'entre elles, par les
situations qu'elles ont pourtant si largement contribué à établir. Mais
à propos des relations, qui ont ces temps-ci défrayé la chronique, entre
islam et laïcité républicaine, je noterai au passage qu'elles ne sont
pas très équilibrées elles non plus, car la pauvre laïcité est presque
aussi fatiguée que ce christianisme qu'elle a si fort oeuvré à dépouiller
de sa superbe : non seulement on la voit sérieusement douter d'elle-même,
du sens de sa mission et même de sa légitimité, parfois ; mais voilà
qu'il lui faut combattre sur deux fronts, ayant en face d'elle, d'un
côté, une religion qui à l'usage pourrait bien se révéler autrement
coriace que son précédent adversaire, et découvrant avec horreur, d'autre
part, que l'antiracisme, qu'elle avait cru son fidèle et naturel allié,
même s'il l'avait un peu mise de côté, balance, tergiverse, et
à l'occasion paraît envisager de s'offrir, sinon au plus offrant,
du moins au plus riche d'avenir.
Si je puis me permettre de faire un pronostic,
les questions religieuses, sans être écartées, bien loin de là, des
planches où se joue le mélodrame à succès de notre "intégration"
non-intégrante, ne devraient pas tarder à devoir faire de la place,
sur le même théâtre des opérations, toujours plus animé, à d'autres
premiers rôles - et par exemple aux questions linguistiques.
Ici la référence n'est plus aux musulmans,
qui sont beaucoup plus d'un milliard dans le monde, et dont on ne voit
pas très bien pourquoi ils se jugeraient longtemps tenus, dans un pays
où leur importance proportionnelle s'accroît sans cesse, de s'adapter
à une société judéo-chrétienne qu'ils trouvent partout sur leur chemin,
et très souvent dans un contexte de conflit. Ici c'est aux arabes
qu'il faut songer : lesquels disposent à titre héréditaire d'une
langue qui, en ses divers avatars, compte plusieurs centaines de millions
de locuteurs ; et qui ajoute au prestige d'être la langue du Prophète
et de la Révélation celui d'avoir produit une grande littérature, et
une poésie admirable. Or, de même que la très dynamique religion islamique
ne trouve en face d'elle, en France, outre quelques religions très minoritaires,
qu'une religion chrétienne à bout de souffle, abandonnée par la plupart
de ses fidèles ; de même, la langue arabe, elle, ne rencontre sur le
même territoire qu'une langue française qui dans le monde est de toute
part en une situation de repli sans gloire, tandis que ses locuteurs
originels la maîtrisent de plus en plus mal, et lui témoignent peu d'amour,
malgré les protestations symboliques de quelques-uns d'entre eux : de
sorte qu'elle se voit dépouillée de sa beauté en même temps que de ses
vertus.
Ces arabes, ces musulmans qui disent si
volontiers "les Français" pour parler des Français plus anciennement
français qu'eux-mêmes, comme s'ils oubliaient que français ils
le sont aussi, ou s'ils n'y tenaient pas plus que cela, croient-on qu'ils
vont longtemps consentir à apprendre - mal, aussi mal que tous les enfants
du pays - une langue dont le prestige et la diffusion dans le monde
ne l'emportent en rien sur celle de leurs parents ; et que leur langue
ancestrale ils vont la mettre de côté, alors qu'elle est celle de leur
religion, et qu'ils pourraient parfaitement la parler entre eux
du matin au soir, s'ils ne le font déjà, dans les cités, les quartiers,
les villes et les portions du territoire où ils sont le plus densément
concentrés?
Aux États-Unis la langue espagnole, sous
la pression des immigrés hispaniques, est en train de s'imposer, aux
côtés de l'anglais, comme deuxième langue du pays. Il est plus que vraisemblable,
mais le dogme antiraciste se garde bien d'y faire allusion, que le langue
arabe va rapidement aspirer, en France, à un statut comparable. Elle
commencera par l'obtenir de fait, grâce à des journaux, des chaînes
de radio privées et des chaînes télévision par câble, ou par satellite.
Bientôt elle souhaitera voir ces acquis confirmés dans le domaine scolaire.
Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que les prochaines revendications
portent sur ce point-là, dans la guerre d'usure qui sévit depuis plusieurs
années, et dont l'affaire retentissante et longuette du "voile
islamique" n'est qu'un épisode significatif, certes, mais insignifiant
au regard des enjeux véritables.
Ces enjeux véritables, je reproche à l'antiracisme
dogmatique de se les cacher à lui-même et de les cacher au pays : de
s'aveugler sur eux alors qu'ils crèvent les yeux, d'en offusquer
la menace parce qu'ils crèvent les yeux, de refuser de les envisager
parce qu'il n'a plus de regard. Lui, dans le même temps qu'il fait alterner
le babil gentillet pour ses ouailles et la fulmination délatrice contre
ses objecteurs de conscience, trouve encore le moyen de vaticiner pompeusement
dans le vide, tandis qu'une main inconnue, derrière lui, trace
sur le mur, en traits de flamme, des caractères mystérieux.
Qu'il doive être lui-même la première victime de ce qui s'annonce, et
qu'il met tant d'application à offusquer, je n'ai pas le coeur de m'en
réjouir.