Marc du Saune : Renaud Camus, notre dernier entretien
remonte à plus d'un an. Je suis curieux de savoir où vous
en êtes, et surtout où en est votre parti de l'In-nocence.
M'en voudrez-vous si je vous fais remarquer qu'il n'a pas beaucoup fait
parler de lui, entre temps, et que son impact sur la société
française paraît … minime ?
Renaud Camus : Non je ne vous en voudrais pas du tout.
Dans une certaine mesure, dans une mesure certaine, même, ce parti
est un échec, au moins jusqu'à présent. Les ralliements
qu'il a suscités ont été peu nombreux, la presse
nous consacre peu d'attention, le public ne connaît même
pas notre existence. Reste à savoir si la presse nous consacre
peu d'attentions parce que les ralliements sont peu nombreux, ou bien
si nous sommes si peu parce que la presse ne nous consacre aucune attention
; et parce que les citoyens, en conséquence, ne sont au courant
ni de notre existence ni de notre programme.
M. du S. : C'est vous qui avez prononcé le
mot d'échec. Si cet échec persistait, quelles conséquences
en tireriez-vous ?
R. C. : J'ai été élu président
de ce parti à sa création, pour trois ans, en octobre
2002. Sauf accident indépendant de ma volonté, j'irai
jusqu'au bout de mon mandat, en octobre 2005. A ce moment-là
le destin du parti sera entre les mains de ses militants, s'il en reste.
Je ne sais pas si je serai candidat pour un renouvellement de mon mandat
- rien n'est moins sûr. Les membres du parti pourront s'ils le
souhaitent élire un autre président, qui peut-être
se montrera, ce ne sera pas bien difficile, plus habile que moi à
faire connaître l'In-nocence et ses positions. Ou bien ils pourront
estimer que l'expérience ne mérite pas d'être prolongée,
et alors nous n'en parlerons plus. Après tout j'ai toujours considéré,
et toujours dit, toujours écrit, que si j'étais seul,
ou presque seul, à vouloir me battre pour essayer de sauver une
certaine conception de la France et du peuple français ; que
si ce point, ma solitude en ce combat, était acquis, alors il
n'y aurait pas lieu de continuer à batailler. S'il est avéré
que les Français sont satisfaits du destin qui leur est fait,
si le peuple français ne voit aucune objection à ce qui
m'apparaît à moi, à tort ou à raison, comme
sa sortie de l'histoire, sa disparition, son abdication, qui suis-je,
dans ce cas-là, pour me battre tout seul ? Cela n'aurait aucune
espèce de sens. Jusqu'à présent, toutefois, la
réponse n'est pas tout à fait claire : sommes nous seuls
en ce combat parce que ce combat n'intéresse personne, ou bien
sommes-nous seuls en ce combat parce que personne ne sait que nous le
menons ?
M. de S. : Vous parlez d'un combat pour essayer de
sauver «une certaine conception de la France et du peuple français
». Pouvez-vous me rappeler ce qu'est cette conception ?
R. C. : Ce mot de conception est sans doute mal choisi,
puisque notre conception de la France et du peuple français,
à l'In-nocence, c'est précisément que la France
et le peuple français ne sont pas seulement des conceptions,
des conventions, des idées. De Gaulle avait "une certaine
idée de la France", certes, mais jamais, au grand jamais,
il n'a envisagé de réduire la France à une idée.
La France n'est pas une idée, ou pas seulement. L'appartenance
au peuple français n'est pas une convention, un accord administratif,
le résultat d'un coup de tampon. Être français,
ce n'est pas une conception de l'esprit. J'avoue être exaspéré
par la réduction systématique de la francité, pour
paraphraser Barthes, à une pure et simple adhésion intellectuelle
à un idéal, par exemple, si élevé que cet
idéal puisse être d'autre part, là n'est pas la
question. La France n'est pas plus un idéal qu'elle n'est simplement
une idée. Cette façon de voir les choses non seulement
aurait répugné profondément aux Français
de l'époque pré-contemporaine, elle leur aurait surtout
été profondément incompréhensible. La France
et le fait d'être français étaient pour eux bien
autre chose que cela, autrement plus complexe, plus riche, plus sensible,
plus moiré : toute notre littérature en atteste. La seule
existence d'une littérature, et a fortiori d'une grande littérature,
en atteste. De même que l'architecture, et les vestiges des architectures
passées, résistent aux historiens qui jour après
jour réinventent les siècles anciens pour les rendre conformes
à ce que le présent désire qu'ils aient été,
de même la littérature et ses propres monuments résistent
aux intellectuels qui pareillement réécrivent l'histoire
en permanence pour n'en faire rien d'autre qu'une longue montée
vers ce triomphe de la raison et cette apothéose de la culture,
cet avènement de la morale en acte, à les en croire, au
moins dans les esprits éclairés : le présent, "l'actualité".
C'est bien pour cette raison, d'ailleurs, que la littérature
n'est plus enseignée, ou bien aussi mal que possible : parce
que de toutes ses forces elle dément les prétentions des
champions étriqués de l'idée, de la seule idée,
de l'étroit petit sens. Mallarmé disait à Degas
que les sonnets ne se font pas avec des idées. Mais c'est toute
la littérature qui ne se fait pas, ou pas seulement, avec des
idées. La littérature n'est pas plus une idée,
une simple affaire d'idée, ou d'idées, que ne l'est la
France et que ne le sont tous les pays du monde.
M. du S. : Bien. Mais si la France et l'appartenance
au peuple français ne sont pas une idée ou une affaire
d'idées, comme vous dites, que sont-ils ? Vous savez qu'on vous
attend à ce tournant-là, si j'ose dire : seraient-ils
une affaire de race ?
R. C. : Jamais je n'ai mis en avant des considérations
de race, que partagent également les racistes et les antiracistes,
soit pour les promouvoir soit pour les rejeter, mais qui sont étrangères
aux traditions de notre pays et de notre peuple. Les querelles entre
racistes et antiracistes autour de ce concept de race, jugé "scientifique",
rigoureux, précis, par les uns et pseudo-scientifique, purement
fantasmatique par les autres, ont rendu impossible l'utilisation de
ce mot de race qui dans notre pays et notre langue n'a jamais désigné,
sauf durant une très courte et très triste période,
que l'hérédité, l'héritage, la tradition,
la longueur de temps, la famille tout autant que le peuple, et la famille
d'esprits tout autant que les liens du sang. Je trouve l'interdiction
sur le vocable un peu absurde, mais je comprends ses motifs, et personnellement
je m'en accommode sans mal, même si, encore une fois, c'est toute
la littérature française qu'il faut réécrire
si l'on décide de se priver de ce mot-là. Non, la France
et la qualité de Français ne sont pas plus une affaire
de race qu'ils ne sont une affaire d'idée, ils sont une affaire
d'histoire et de culture, d'épaisseur de temps et d'épaisseur
de sens : non pas le pauvre petit sens plat du journalisme, du reportage
ou de l'acte administratif, mais le sens stratifié, contradictoire,
en vibration sympathique dans l'air et dans le paysage, de la littérature,
déjà nommée.
M. du S. : Vous ne parlez pas de race au sens de racistes
et des antiracistes, soit, mais vous parlez tout de même d'hérédité,
d'héritage, d'épaisseur de temps - toutes notions qui
semblent exclure qu'à une France et à une nationalité
française ainsi définie des étrangers puissent
s'intégrer.
R. C. : Toujours la culture se prend en marche, on
ne peut jamais remonter au début, si tant est qu'il y en ait
jamais eu un. Voyez la vanité des efforts de Bouvard et Pécuchet
pour repartir de la table rase. C'est l'assurance de n'aller nulle part.
A une culture, à une tradition, à une histoire en marche,
à un héritage même peuvent s'intégrer admirablement,
par amour, par admiration, par empathie, des individus qui le veulent
vraiment. Je ne crois pas que puissent s'intégrer des peuples.
M. de S. : Et c'est à une tentative d'intégration
de peuples que nous assisterions selon vous ?
R. C. : Il n'y a même plus tentative, ou du
moins personne n'y croit plus. L'intégration à un peuple
de peuples restant des peuples est une contradiction dans les termes,
une aporie, cela ne peut pas exister. Le monde musulman…
M. du S. : Ah, nous y voilà…
R. C. : … le monde musulman est très
familier du concept, sacré pour lui, et constamment mis en avant
par lui, de terre d'islam. Mais il n'a pas toujours l'air de bien se
rendre compte que s'il y a des territoires qui sont terre d'islam, il
y en a d'autres, par définition, qui ne le sont pas, qui sont
des non-terres d'islam, des terres de non-Islam.
M. de S. : Ce n'est pas tout à fait la même
chose…
R. C. : Vous avez raison. Disons des non-terres d'islam.
Je veux dire que les musulmans qui s'établissent en France, et
d'ailleurs en Europe en général, doivent, ou auraient
dû, car il semble que ce soit un peu tard, se rendre compte qu'ils
s'établissaient dans des pays non-musulmans, dans des non-terres
d'islam ; et que, s'ils faisaient le choix de s'établir là,
ils devaient s'attendre à changer de vie, à changer de
système de valeurs, à changer de vision du monde : toutes
choses qui sont très possibles pour des individus - on en voit
des exemples tous les jours -, qui peuvent même leur apparaître
très désirables, mais qui ne sont pas possibles pour un
peuple. Et à partir du moment où les individus sont assez
nombreux pour constituer ou pour reconstituer un peuple, pour se constituer
en fragment d'un vaste peuple qui ailleurs a son propre héritage,
sa propre civilisation, sa propre langue, sa foi, il n'y a aucune raison
pour ces individus, ou pour la majorité d'entre eux, de s'intégrer
à la culture d'accueil et de s'assimiler en elle. A quoi assistons-nous?
A l'établissement en France de fragments de terre d'Islam, de
myriades de petits "mondes arabes" avec leurs mosquées,
leurs écoles coraniques, leurs écoles en langue arabe,
à présent, leurs femmes voilées, leurs institutions,
leurs rites, leurs magasins et même leurs grands magasins halal.
Et toutes ces enclaves grossissent, se rejoignent, et finissent par
constituer des annexes de la terre d'islam, qui amènent à
se demander pourquoi tant d'arabes et de musulmans l'ont quittée,
cette terre d'islam, si c'est pour retrouver ou pour reconstituer ici
la même chose.
M. du S. : Vous parlez de terre de non-islam…
R. C. : … de non-terre d'islam, plutôt…
M. du S. : … de non-terre d'islam, bien, qui,
si je vous comprends bien, devrait le rester, le rester intégralement,
ne pas supporter sur son territoire d'annexes de la terre d'islam…
Mais si ma mémoire est bonne vous et votre parti avaient soutenu
l'intervention américaine en Irak…
R. C. : Nous ne l'avons pas "soutenue",
nous ne nous y sommes pas opposés…
M. du S. : D'après ce que vous me laissez entendre
des effectifs de votre parti et de son audience, que vous vous y soyez
opposés n'aurait peut-être pas changé grand chose…
R. C. : Disons que nous n'avons pas pris position
contre elle…
M. du S. : Voilà : vous n'avez pas pris position
contre elle. Est-ce qu'il vous semble pas pourtant que c'était
une radicale intervention, et terriblement violente, d'une partie de
la non-terre d'islam en terre d'islam? Et d'ailleurs, n'est-elle pas
ressentie exactement comme telle ?
R. C. : Écoutez, je n'exclue pas que nous nous
soyons trompés. D'ailleurs; à ce propos, j'espère
qu'une des originalités de notre parti c'est qu'il peut admettre
s'être trompé, et reconnaître qu'il hésite,
qu'il tâtonne, qu'il cherche le plus honnêtement possible
la bonne voie. Je ne peux sur ce point parler qu'en mon nom propre.
Lorsque Jacques Chirac dit que l'intervention a «ouvert la boîte
de Pandore», je ne puis que lui donner raison, bien que, d'une
façon générale, je n'y sois pas spécialement
enclin. Je croyais qu'avec l'intervention américaine, anglo-américaine,
"alliée", il s'agissait de renverser une effroyable
dictature, d'abattre une tyrannie sanglante, de rendre sa liberté
à un peuple opprimé. Il me semblait, il me semble encore,
qu'on ne pouvait pas s'opposer à un objectif de cette sorte.
Manifestement les Irakiens, ou du moins un nombre important d'Irakiens
- il est difficile de savoir exactement quelle proportion ils représentent
- ne voient pas du tout les choses de cette façon. Ils aiment
mieux pas de liberté du tout qu'une liberté amenée
par l'étranger, pas de démocratie qu'une démocratie
imposée par la force des armes étrangères, la tyrannie
d'un des leurs qu'une protection accordée de l'extérieur.
Et d'ailleurs il faut bien dire que leur attitude, à ces Irakiens-là,
amène à s'interroger sérieusement, non sans effroi,
sur la simple possibilité de régimes de liberté
et de démocratie dans ces régions du monde, ou en tout
cas en Irak. Saddam Hussein disait en substance que c'était lui
ou le chaos, qu'un pays comme l'Irak ne pouvait être gouverné
que d'une main de fer : Saddam Hussein n'est plus en place et nous avons
en effet le chaos, comme si l'histoire, sinistrement, voulait lui donner
raison.
M. du S. : Vous êtes devenu sadammiste ?
R. C. : Je vous en prie, ne plaisantez pas avec ces
choses-là. Ce qui est effrayant, c'est le total défaut
de symétrie. Que disent toutes ces bandes armées qui font
régner la terreur en Irak, aujourd'hui ? Que ce qu'elles ne supportent
pas, c'est que le sol sacré de la terre d'islam soient souillé
par des infidèles et des étrangers, peu importe ce qu'ils
prétendent apporter. Et tout le monde arabe et toute la terre
d'islam, on le voit bien aux réactions de la rue, approuvent
ce discours. En tout cas ils le comprennent parfaitement.
M. du S. : Vous n'insinueriez tout de même pas
qu'il y a une symétrie entre l'intervention violente, en Irak,
de la plus puissante armée du monde, avec ses hélicoptères,
ses chars de combat et ses bombes, et le paisible établissement,
en non-terre d'islam, comme vous dites, de millions d'arabes ou de musulmans
qui ne prétendent pas, qu'on sache, renverser les régimes
établis, changer la forme du gouvernement et imposer par la force
the islamic way of life ?
R. C. : Je n'insinue pas qu'il y a une symétrie,
je déplore qu'il n'y en ait pas.
M. du S. : Je ne comprends pas. Vous voudriez, pour
la symétrie, qu'une armée arabe, ou "musulmane",
bombarde une capitale occidentale, fasse patrouiller ses chars dans
les rues d'Occident et tâche de maintenir l'ordre par des interrogatoires
"musclés", comme on dit, dans les prisons ?
R. C. : Là je ne sais pas très bien
si c'est vous ou moi que vous faites plus bêtes que nous ne le
sommes - encore que le tableau que vous dressez, pour paradoxal qu'il
paraisse, a reçu quelques spectaculaires débuts d'exécution,
pas tout à fait négligeables : le plus orgueilleux monument
de la capitale de l'Occident a été détruit, et
beaucoup de ceux qui l'occupaient ont été tués,
des milliers de gens, par une bande armée agissant au nom de
l'islam en non-terre d'islam ; et au Darfour, actuellement, des populations
non-musulmanes sont massacrées, ou pourchassées, par d'autres
bandes armées se réclamant de l'islam, avec la complicité
de l'armée et du gouvernement officiel d'une république
islamique, voire islamiste. Il est bien vrai qu'on ne saurait établir
de parallèle entre le paisible établissement définitif
de millions de musulmans et d'arabes en non-terre d'Islam, tel que vous
venez de le décrire, et la présence armée, en terre
d'Islam, de quelques dizaines de milliers de soldats occidentaux, qui
sans doute croyaient apporter la liberté mais qui ont beaucoup
des apparences, il faut le reconnaître, d'une troupe d'occupation.
D'un autre côté cette occupation, si on choisit de la qualifier
de la sorte, se veut toute provisoire, et ces troupes-là ne souhaiteraient
rien tant, je pense que vous en conviendrez, que de pouvoir rentrer
chez elles au plus vite. Dieu sait qu'il n'y a pas de leur part de fantasme
d'établissement ! Et c'est aussi bien, parce que le formidable
défaut de symétrie auquel je songeais est celui qui existe
entre la paisible installation définitive de millions d'arabes
et de musulmans en non-terre d'islam, nous l'évoquions à
l'instant, et, en face, la fermeture totale, emphatique, fièrement
proclamée, admise par tous, approuvée par tous, de la
terre d'islam à tout établissement d'étrangers,
de non-arabes ou de non-musulmans. Et là je ne pense pas seulement
aux arguments avancés par tous les "terroristes" ou
"résistants" d'Irak pour justifier leur action, mais
à l'attitude générale de ces deux mondes qui certes
ne se confondent pas mais qui se chevauchent ou se recoupent largement,
le monde arabe et le monde musulman. Je ne sais combien de centaines
de mosquées il y a à présent en France. Combien
y a-t-il d'églises en terre d'Islam ? Imaginez-vous qu'on en
construise en Algérie, en Arabie saoudite, en Irak, comme on
en construit en France ?
M. du S. : On en a beaucoup construit en Algérie,
à une autre époque…
R. C. : On ne peut pas dire qu'elles se soient très
bien acclimatées et pourtant l'Algérie, terre de saint
Augustin, est un des premiers berceaux du christianisme. Toutes ces
églises du temps de la colonisation, elles sont fermées,
elles tombent en ruine, elles servent de garages, de salles de sports
ou de cinémas… Est-ce que vous en appelez à une
sorte de "chacun son tour" : vous nous avez colonisés,
nous vous colonisons ?
M. du S. : Bien sûr que non. Notez qu'il y a
des églises en Irak.
R. C. : Elles sont gravement menacées, de même
que les chrétiens qui les fréquentent.
M. du S. : Oui, depuis l'intervention américaine…
R. C. : De toute façon je ne pensais pas à
des chrétiens séculairement ou millénairement établis
en "terre d'islam", et dont les ancêtres étaient
présents sur elle avant l'islam, comme ceux des juifs en Israël.
Quelques-uns de ces chrétiens-là ont pu se maintenir tant
bien que mal à travers les âges, avec un statut la plupart
du temps fort peu enviable. Non, je pense à des chrétiens,
ou des non-chrétiens, peu importe, des Occidentaux, des athées,
des juifs, qui désireraient - je sais bien que c'est peu vraisemblable,
il s'agit d'une pure hypothèse d'école -, qui désireraient
s'établir en Syrie, en Algérie, en Arabie saoudite, et
pouvoir dire «nous sommes des Syriens comme les autres»,
«des Saoudiens comme les autres», «aussi algériens
que vous» et même «plus algériens que vous»,
parce que plus représentatifs de l'idéal ouvert et universel
d'algérianité : pensez-vous qu'on les laisserait faire,
qu'on les laisserait dire ?
M. du S. : Il y des chrétiens qui vivent très
paisiblement en Égypte, en Syrie, au Liban, des juifs au Maroc,
des coopérants, des enseignants, des techniciens, des soldats,
des gens d'affaires partout…
R. C. : Votre paisiblement demanderait à être
sérieusement pesé, revu et corrigé, dans la plupart
des cas. Mais, encore une fois, je ne parle pas de "communautés"
anciennement installées, et dont la plupart ont été
terriblement réduites, comme les juifs du Maroc, ou sont en proie
à des menaces et à des vexations de plus en plus graves,
comme les chrétiens d'Égypte. Vos coopérants et
techniciens et hommes d'affaires divers, en Arabie saoudite ou ailleurs,
vivent claquemurés dans des réserves protégées,
et même là ils ne sont pas en sécurité. Et
Dieu sait qu'il n'est pas question pour eux de "s'intégrer",
si la curieuse fantaisie les en prenait. Même les individus ne
peuvent pas "s'intégrer", ne parlons pas des groupes,
des peuples ou des "communautés". Voyez le film qui
vient de sortir sur l'amer destin de ce pauvre Jean Sénac, le
poète, dont les parents et les grands-parents étaient
nés en Algérie, et qui a cru, lui, le malheureux, partisan
de la première heure du F.L.N., qu'après l'Indépendance
de l'Algérie il allait pouvoir être un Algérien
comme les autres, aussi Algérien que les autres, qu'il n'aurait
même pas à s'intégrer puisque intégré,
croyait-il, il l'était déjà. Il a péri assassiné
dans un trou à rats, en 1973, au moment où des dizaines
de milliers d'Algériens, de vrais "Algériens",
ceux-là, traversaient la Méditerranée pour devenir
de parfaits Français, «aussi français que vous»,
si ce n'est davantage.
M. du S. : Quand bien même vous auriez raison
à propos de cette dissymétrie que vous dénoncez,
je ne vois pas très bien quel argument moral elle vous donne,
à vous et à votre parti - votre parti qui, à en
croire son nom, n'est pas sans quelque prétention morale, pourtant.
Si l'accueil des étrangers est moralement supérieur à
la fermeture qu'on leur oppose, cette supériorité morale
se contredirait elle-même, elle s'abaisserait, elle se nierait,
à réclamer la symétrie et à la présenter
comme une condition de son exercice.
R. C. : Aussi bien ne réclamé-je pas
la symétrie. Je n'ai pas l'intention de m'établir en Algérie,
ni surtout l'espoir de devenir un Algérien comme un autre, aussi
algérien que les Algériens. Et je ne recommande pas les
établissements massifs d'Occidentaux en terre d'Islam.
M. du S. : Pardon, pardon vous avez déploré
le "défaut de symétrie" … Ou bien souhaiteriez-vous
voir l'Occident, la non-terre d'Islam, adopter à l'égard
des étrangers les mêmes façons de voir et de procéder
que celles qui ont cours, selon vous, en terre d'Islam ?
R. C. : Le monde arabe et l'islam sont fameux pour
leurs traditions d'hospitalité - ce qui prouve bien entre nous
le formidable abus qui consiste à placer sous ce noble vocable,
hospitalité, un appel, pour un peuple, à considérer
qu'entre les étrangers et lui il n'y a pas de différence,
que l'étranger est aussi lui que lui, que d'ailleurs il n'y a
pas d'étrangers, ou bien que tout le monde est étranger,
lui compris sur sa terre ancestrale. Cette façon de voir, qui
préconise la totale ouverture des frontières et recommande
l'abolition de toute différence de statut entre les nouveaux
venus et les autochtones, n'a strictement rien à voir, je l'ai
rappelé cent fois, avec l'hospitalité, qui distingue soigneusement,
elle, les rôles, les devoirs et les droits de l'hôte et
de l'hôte, de celui qui reçoit et de celui qui est reçu.
Voilà ce que comprend parfaitement l'hospitalité arabe
ou musulmane, comme toutes les grandes traditions d'hospitalité,
dont aucune, jamais, n'a prôné la fusion, l'indistinction,
l'abolition des différences (ce serait vouloir s'abolir elle-même).
Toute référence à l'hospitalité en relation
avec l'immigration définitive de masse est parfaitement dépourvue
de fondement moral ou philosophique : ce n'est pas du tout d'hospitalité
qu'il s'agit, ni d'ailleurs d'inhospitalité : le concept n'est
pas pertinent. Et en ce sens je dois dire que je me sens infiniment
plus proche de la façon arabe ou musulmane de voire les choses,
sur cette question, que de celle de nos immigrationnistes, intégrationnistes,
antiracistes à tout crin. Mais pour en revenir au problème
moral que vous posiez, je dirai deux choses : d'abord il est assez vraisemblable
que les sociétés, les peuples, les États, les civilisations,
ne sont pas soumis à la même loi morale, ou aux même
formes de la loi morale que les individus.
M. du S. : Ça par exemple ! Vous êtes
sûr ?
R. C. : Pas plus qu'à l'individu, en encore
moins qu'à lui, la loi morale ne demande aux peuples, aux États,
aux civilisations de se sacrifier eux-mêmes, de disparaître.
Et la nécessité d'assurer la survie collective d'une communauté,
d'une culture, d'un peuple, peut les conduire à adopter vis-à-vis
d'individus ou d'autres communautés, d'autres peuples, des attitudes
effectives qui seraient peut-être répréhensibles
de la part d'individus, mais que ne le sont pas de la part d'une communauté
constituée en État, en nation, ayant reçu délégation
exclusive et monopole du pouvoir d'agir, de prévenir, d'empêcher
: un État, par définition, a des droits que des individus
n'ont pas.
M. du S. : Ce raisonnement me semble ouvrir la porte
a bien de graves dangers.
R. C. : C'est pourtant celui qui a toujours eu cours
dans toutes les sociétés organisées, depuis l'origine
des temps. Au demeurant il ne dispense nullement de la discrimination
morale, au coup par coup ; ce n'est pas parce que la loi morale qui
s'applique aux États et aux peuples n'est pas exactement la même,
dans le détail, que celle qui pèse sur les individus,
que pour autant elle autorise ces États et ces peuples à
bafouer la dignité, l'humanité, le droit à la liberté
des autres États, des autres peuples et des individus. D'autre
part, c'est mon deuxième point, vous me semblez tenir un peu
facilement pour acquis que «l'accueil des étrangers est
moralement supérieur à la fermeture qu'on leur oppose».
Selon les lois de l'hospitalité, c'est incontestable. Mais nous
venons de voir qu'à mon avis l'immigration massive ne relevait
pas du tout des lois de l'hospitalité. En cas de guerre, l'accueil
des étrangers n'est pas moralement supérieur à
la résistance qu'on leur oppose. L'immigration massive n'est
certes pas une guerre, mais elle peut affecter le caractère d'une
nation plus profondément qu'une guerre, et même qu'une
guerre perdue. Dans l'immigration telle que nous la connaissons, ce
ne sont pas, comme dans l'hospitalité, des étrangers,
qu'on accueille - ou plutôt si, ce sont bien des étrangers
qu'on accueille, mais pour en faire aussitôt, ou presque aussitôt,
des non-étrangers : non plus des hôtes, masculin d'hôtes,
mais des hôtes, masculin d'hôtesses, exactement comme nous
le sommes nous-mêmes. Et la société qui en résulte
n'est en aucune façon plus morale, plus douce, plus paisible,
plus cultivée, plus brillante, plus savante que celle qui est
rendue caduque par cet accueil massif: elle est au contraire tout le
contraire, plus violente, plus dure, plus agressive, plus sale, moins
docte, beaucoup moins cultivée et brillante que celle qu'elle
remplace. On ne peut pas, et surtout dans le domaine politique, juger
moralement les actes indépendamment de leurs conséquences
prévisibles, observables, déjà évaluables.
Au niveau de la société dans son ensemble, l'immigration
massive ne crée pas du bonheur, de la sagesse, de la bonté,
de l'amitié entre les individus et entre les communautés.
Une politique qui crée du malheur, de la violence, des tensions
constantes, la méfiance de tous envers chacun, une telle politique
ne peut se prévaloir d'aucune espèce de supériorité
morale ; tout juste d'inconscience et d'aveuglement.
M. du S. : Sauf toutefois si la politique contraire,
cette fermeture que vous préconisez…
R. C. : Je ne préconise pas la fermeture, je
préconise les lois de l'hospitalité : accueil temporaire
d'étudiants, d'artistes, de voyageurs, de vrais réfugiés
politiques - ouverture à l'autre entant qu'il est autre et non
pas du pareil en puissance….
M. du S. : … si la politique que vous préconisez
créait encore plus de malheur, d'aveuglement et de violence…
Sauf si ce malheur et cette violence, que vous dénoncez, et que
vous me semblez exagérer nettement…
R. C. : Exagérer ? Vous avez vu la montée
en nombre et en gravité des actes antisémites ? Vous avez
vu les profanations de tombes d'anciens combattants musulmans, et les
attaques contre les mosquées ? Vous avez vu les mesures absurdes
que sont obligés de prendre, pour exercer tant bien que mal leur
métier, les conducteurs d'autobus, les pompiers, les médecins
urgentistes, parfois les professeurs ?
M. du S. : Les inspecteurs du Travail ne sont pas
mieux lotis, et l'immigration n'a rien à voir avec leurs problèmes,
si tant est qu'elle ait quelque chose à voir avec ceux des autres.
Je trouve assez paradoxal, pour ne pas dire plus, que vous invoquiez
avec indignation les profanations de tombes musulmanes pour en appeler
à un arrêt de l'immigration musulmane, c'est-à-dire
pour réclamer la même chose que les profanateurs, ce qui
est une façon de les excuser !
R. C. : En aucune façon. Leurs actions me font
horreur. Je constate qu'au cours de l'histoire les mêmes causes
produisent les mêmes effets, et j'estime que c'est pure folie
de laisser délibérément se créer des situations
dont on a toujours vu qu'elles engendraient de la violence et des affrontements.
M. du S. : En somme vous donnez raison à Huntington,
vous croyez à la fatalité du choc des civilisations.
R. C. : Je ne crois pas du tout à la fatalité
du choc des civilisations, en revanche je crois à la menace qu'il
constitue, et je crois que tout doit être fait pour l'éviter,
au niveau mondial et au niveau local, à l'intérieur de
chaque État. Les analyses de Huntington sont certes un peu brutales,
sans doute un peu sommaires, nul doute qu'elles pourraient être
considérablement affinées, je n'en pense pas moins que,
globalement, elles sont parmi les plus justes de celles qui ont été
avancées dans les dernières décennies. Tout ce
qu'elles ont contre elles, c'est d'être déplaisantes. Et
l'une des caractéristiques les plus marquantes du climat idéologique
dans lequel nous baignons, c'est que tout ce qui est déplaisant
au regard des systèmes dominants - en gros de l'antiracisme institué,
de l'antiracisme religion d'État - est présenté
comme faux ipso facto. Huntington a été mis au pilori
non pas parce qu'il avait tort mais parce qu'il avait raison ; non pas
parce que ses analyses étaient démenties par le cours
des événements, mais parce que tous les jours les événements
les vérifiaient et les confirmaient. De façon générale
le siècle veut si peu entendre les leçons de l'histoire
qu'il s'est arrangé pour qu'elles soient inaudibles, pour que
l'histoire ne soit plus enseignée, pour que les gens n'en savent
plus rien. On a parfois l'impression que tout le fameux "devoir
de mémoire" ne porte plus que sur la seule Shoah. Or la
Shoah elle-même est incompréhensible, quand bien même
tout l'effort d'enseignement ne porterait plus que sur elle, dès
lors que les adolescents ne savent même plus qu'il y a eu des
siècles, de l'épaisseur de temps, et qu'ils ignorent non
seulement le contenu de l'histoire mais ne comprennent même pas
ce que ce peut bien être que l'histoire. L'évolution idyllique
vers le délicieux village universel peuplé de citoyens
du monde, telle qu'elle est promise par l'immigrationnisme métissolâtre,
est non seulement contredite quotidiennement par les faits, mais par
toute l'histoire de l'humanité. Sa réalisation effective
ne saurait survenir qu'à la condition qu'apparaisse un homme
nouveau, le sympathique citoyen désoriginé d'après
le temps des nations. Or rien n'a jamais créé plus de
violence ni entraîné plus de tyrannie que cette utopie
formidable, l'homme nouveau.
M. du S. : Voyez pourtant les États-Unis. Est-ce
que les tensions raciales, contre toute attente, n'ont pas fini par
s'y apaiser ? Est-ce que n'est pas apparu là-bas, sinon un homme
nouveau, du moins une société nouvelle, de coexistence
ethnique, dont on peut penser que le modèle est amené
à se généraliser ?
R. C. : J'aimerais pouvoir vous croire. Il faut se
méfier de la télévision, qui pratique le mensonge
positif, et qui a l'art de présenter ses désirs, ceux
de l'idéologie dominante, comme des réalités. Je
crains fort que le relatif apaisement racial aux États-Unis ne
repose surtout, contrairement à ce qu'essaie de nous faire croire
les films hollywoodiens et les feuilletons made in U.S.A., sur la ségrégation.
Et s'il faut en venir là pour avoir la paix, en désespoir,
autant essayer d'éviter in the first place les mélanges
explosifs. En Irlande du Nord le conflit ne trouve guère de solution,
et pourtant il n'est pas ethnique, mais religieux. Peut-être les
oppositions les plus irréductibles sont-elles les oppositions
religieuses, à l'intérieur des grandes religions, voyez
les sunnites et les chiites en Irak, et a fortiori entre elles, voyez
l'ex-Yougoslavie. Aux États-Unis, malgré la présence
des Black Muslims, les tensions raciales n'avaient pas de coloration
religieuse. Imaginez ce qu'il en serait, à l'intérieur
d'un pays, d'un conflit avec l'islam, religion ancienne, puissante,
nombreuse et, il faut bien le dire, passablement vindicative, s'estimant
partout bafouée bien qu'elle progresse de toute part.
M. du S. : Si montée de la violence il y a
dans la société contemporaine, ce qui n'est même
pas certain…
R. C. : Ah non ?
M. du S. : Jusqu'au milieu du XIXe siècle,
dans la France uniethnique et uniculturelle que vous semblez regretter,
et peut-être inventer pour une large part, les routes de France
n'étaient pas très sûres, je crois bien - sans doute
beaucoup moins qu'aujourd'hui…
R. C. : L'avantage qu'il y a à vieillir, c'est
qu'on ne peut plus vous faire éternellement le coup du passé
qu'on fantasmerait bien meilleur qu'il n'était en réalité
parce qu'on ne l'a pas connu : je n'ai pas connu la forêt de Bondy
sous Louis-Philippe, mais j'ai connu une France où nulle part
on n'avait la hantise d'être volé ou agressé, où
une attaque contre une synagogue était une chose inimaginable,
où les femmes âgées n'avaient pas peur de sortir
seules dans la rue, où les bacheliers ne faisaient pas de fautes
d'orthographe et étaient capables de mettre trois phrases en
ordre logique l'une à la suite de l'autre, où la culture
était très présente à la télévision,
où…
M. du S. : Décidément nous nous éloignons
beaucoup de l'immigration, qui était le sujet dont nous débattions,
d'ailleurs sans l'avoir choisi… Dites-moi plutôt si vous
n'avez pas été ému, ébranlé peut-être,
même, par le loyalisme, si c'est bien le mot, de l'ensemble des
musulmans de France, et des arabes, à l'occasion de la récente
prise en otages des deux journalistes français et de leur chauffeur,
en Irak ? Est-ce que ces communautés n'ont pas témoigné
qu'avant tout elles étaient françaises, contrairement
à vos inquiétudes, et que cette solidarité-là
primait sur toutes les autres, celles de l'origine ou de la religion
?
R. C. : Oui, j'ai été impressionné,
touché, et même ébranlé, comme vous dites,
par leur unanimité. D'un autre côté ces communautés
pouvaient difficilement manifester leur solidarité avec les preneurs
d'otages…
M. du S. : Avec les preneurs d'otages, non, sans doute,
mais peut-être avec les motifs que les preneurs d'otages ont un
moment avancés à leur action, et avec les revendications
qu'ils voulaient voir satisfaites pour y mettre fin.
R. C. : Les musulmans de France se sont très
bien comportés, c'est indéniable, et nous leur devons
tous de la reconnaissance - ce n'est pas la première fois : je
pense ici à tous ceux qui ont versé leur sang pour notre
pays, et dont la mémoire, nous y revenons, a été
ignominieusement souillée dans des cimetières militaires,
récemment. Néanmoins il y avait quelque chose d'extraordinairement
ambigu, selon moi, dans cette démarche des représentants
officiels de la communauté musulmane allant à Bagdad et
ailleurs pour s'y exprimer au nom de la France, et «reçus
comme des chefs d'État», ainsi que la télévision
s'est plu à le souligner. Je sais bien que ce sont des circonstances
où il convient de faire feu de tout bois, mais ce bois-là,
ou ce feu, me semblent extrêmement dangereux ; et tendre à
confirmer, hélas, ce que je vous disais plus tôt sur l'établissement
en France de fragments, d'annexes, je n'ose dire de colonies, de la
précieuse terre d'islam, qui entretiendraient avec la métropole
islamique, très officiellement, des rapports privilégiés.
M. du S. : Ne peut-on comparer cela avec les liens
privilégiés de nombreux juifs français avec Israël
?
R. C. : Je dois dire que j'ai été un
peu choqué, en sens inverse, par la visite d'un ministre israélien
sur le site d'une attentat antisémite à Paris, comme s'il
venait s'inquiéter ès qualités de la sécurité
de ses ressortissants, et demander des comptes à notre gouvernement.
Que l'attentat en question se soit révélé "imaginaire",
si l'on veut, ne change rien à l'affaire.
M. du S. : Je remarque, cette dernière parenthèse
exceptée, que nous en revenons toujours, pratiquement - et c'est
sans doute de votre fait, car personnellement ils ne m'obsèdent
pas-, aux mêmes sujets, l'immigration, l'islam, la nationalité,
etc. N'avez-vous pas l'impression, pourtant, que ce sont là des
sujets où l'affaire est jouée, et que vous menez, dans
cette mesure-là, votre parti et vous, un combat d'arrière-garde,
qui n'a plus lieu d'être ? Que peut vouloir dire, dans un monde
où les voyages intercontinentaux ne sont plus une affaire pour
personne, où tout le monde entretient des relations d'amitié,
d'amour, d'affaires avec des personnes de toutes les origines, que peut
vouloir dire, dans ces conditions, de lutter contre l'immigration, puisque
l'immigration elle est là, ses descendants sont là, ce
ne sont plus des immigrés et vous n'avez pas l'intention, que
je sache, de les renvoyer chez eux, d'autant moins que chez eux c'est
ici ? Tout cela ne vous paraît-il pas terriblement anachronique,
comme le combat des légitimistes français sous la Troisième
République, mettons ?
R. C. : Vous avez peut-être raison. Mais en
l'occurrence quantity is of the essence. Plus les nouveaux-venus seront
nombreux, plus il sera difficile de sauver, de la francité de
la France, ce qui peut l'être encore. Cependant nous ne sommes
pas un parti monomaniaque. Nous avons au contraire des ambitions "généralistes",
si je puis dire. C'est ce dont témoigne notre programme, même
et surtout si certaines de ses formulations sont imparfaites, c'est-à-dire
indéfiniment perfectibles.
M. du S. : Certains ont en effet reproché à
plusieurs des chapitres de votre programme de révéler
une profonde méconnaissance des dossiers, des lois, des règlements,
des conventions internationales, de l'état actuel des questions
qu'ils abordent : bref, de laisser paraître, pardonnez-moi de
citer vos détracteurs, une prodigieuse incompétence technique,
alliée à une impardonnable légèreté.
J'ai même cru remarquer, de l'extérieur, que ces reproches
avaient engendré un certain flottement au sein même du
parti, et peut-être certaines prises de distance. D'aucuns y ont
vu la cause de votre relatif silence récent.
R. C. : Ah, je vois que vous êtes très
informé, comme d'habitude. Mon relatif silence récent
était surtout causé par des excès de travail. Mais
quant au problème que vous soulevez je vous ferai deux réponses,
un peu contradictoires. D'un part il est parfaitement exact que nous
ne disposons pas d'un nombre suffisant d'experts, de juristes, de rédacteurs
compétents. D'autre part, quand je constate que l'expertise des
experts consiste surtout, bien souvent, en une connaissance implacable
de toutes les raisons qui font qu'on ne peut rien faire, et qu'il convient
surtout de ne toucher à rien, de ne pas lever le petit doigt,
parce que le moindre mouvement réel entrerait en contradiction
patente avec une liste de dispositions dont ils se font un plaisir de
dresser pour vous la liste interminable, et pourrait faire s'écrouler
tout l'édifice idéologico-juridique où de gré
ou de force nous sommes logés, je me dis que l'expertise, hélas,
n'est bien souvent que le nom poli de l'impuissance.
M. du S. : Vous-même n'avez pas forcément
fait la preuve d'une "puissance" éclatante, en politique…
R. C. : Du moins nous efforçons-nous de nommer
les problèmes, d'échapper à cette glu de bien-pensance
et d'expertise mêlées qui fait que ce qui arrive n'arrive
pas dans la langue, que les mots servent à cacher plutôt
qu'à désigner, que l'évidence est tous les jours
expliquée comme une dangereuse illusion de nos sens, un coupable
fantasme né de nos préjugés, une machination trompeuse
des méchants. Il y a longtemps que j'ai observé combien
la maîtrise parfaite de certains langages, quand les mots ne touchent
plus aux choses mais n'y sont rattachés qu'au moyen de conventions
inédites et précaires, sans inscription dans les profondeurs
de la langue, servait à ne pas voir ce qui crève les yeux,
d'une part, mais aussi à voir, à voir distinctement, ce
qui n'a aucune existence.
M. du S. : Pourriez-vous être un peu plus clair
?
R. C. : Je pense bien sûr à tout ce qui
se dit et ne se dit pas des rapports entre les différentes "communautés"
qui désormais se partagent notre pays et sont censées
constituer notre peuple ; mais aussi à l'École, bien sûr,
à la culture, au paysage, à l'environnement en général.
Ce sont là autant de domaines où nous faisons, où
nous avons à faire, des propositions qui ne relèvent en
aucune façon de cette prétendue obsession anti-immigrationniste
où d'aucuns essaient de nous enfermer pour nous disqualifier
: je pense à nos propositions pour l'établissement d'un
enseignement complémentaire, intermédiaire, destiné
à garantir que tout enfant qui le souhaite, qui le mérite
et qui en est capable puisse recevoir, quelle que soit son origine,
le meilleur enseignement concevable pour lui ; je pense à l'établissement
de chaînes de télévision et de radio vraiment culturelles,
exemptes bien sûr de publicité mais aussi de toutes les
complaisances pour le divertissement populaire et commercial qui ont
livré pieds et poings liés à la vulgaire "actualité",
à la chansonnette et au cinéma de trois sous les médias
subventionnés en principe consacrés à l'art et
à la culture ; je pense à nos propositions pour l'établissement
de zones de territoire absolument protégées, autant et
plus que les actuels parcs nationaux, mais infiniment plus vastes, et
qui constitueraient des sortes de réserves où l'avance
de la dégradation écologique et esthétique du pays
serait contenues ; je pense…
M. du S. : Mais toutes ces propositions ne pourraient-elles
pas procéder aussi bien, ou mieux, d'un simple club de réflexion
? Pourquoi un parti, surtout s'il est sans troupes ?
R. C. : Nous ne sommes pas un comité d'experts,
on nous le reproche assez. Nous sommes des citoyens qui voulons introduire
certains changements et en empêcher d'autres. Notre détermination
est pleinement politique.
M. du S. : D'autre part, venant d'un parti qui pourtant
se veut "généraliste", vous venez de le rappeler,
je ne remarque guère de propositions d'ordre social. L'In-nocence
n'a pas de programme social ?
R. C. : L'In-nocence a pour programme social de donner
à tout citoyen la possibilité de devenir tout ce qu'il
peut devenir, tant que ce n'est pas en contradiction avec la loi, avec
le pacte social, avec le contrat réciproque d'in-nocence. A quel
résultat sont parvenus les partis dont le programme social vous
paraît, je suppose, plus riche et plus développé
que le nôtre ? Au blocage total de ce qu'ils appellent eux-mêmes,
dans leur sabir, "l'ascenseur social". Pour ne désigner
que lui, l'effondrement du système éducatif, dû
en grande partie à l'égalitarisme qu'on a plaqué
sur lui - et qui est bien, pourtant, ce qu'il y a de plus contraire
à l'éducation, puisque éduquer c'est rendre inégal,
et d'abord inégal à soi-même -, l'effondrement du
système éducatif, donc, a rendu presque impossible, et
rarissime dans les faits, l'élévation sociale et personnelle
par le biais de l'éducation, qui était le plus précieux,
le plus efficace mécanisme de ce fameux "ascenseur social".
Toute la pensée sociale, quand ils en ont une, ou quand ils veulent
se donner l'air d'en avoir une, des partis qui alternent au pouvoir,
consiste à abaisser les riches, les puissants, les privilégiés,
ceux de la connaissance comme ceux de la fortune. Ils abaissent, ils
abaissent, ils abaissent, pour abaisser ils sont très forts,
ils peuvent se vanter d'avoir détruit la "classe cultivée"
qui avait fait toute la grandeur et le prestige culturels de la France.
Mais ils n'élèvent jamais personne. Sous prétexte
de redistribution - l'alpha et l'oméga de leur pensée
sociale -, ils se créent tout un peuple d'obligés et de
clients, une masse d'assistés qui ne songent jamais qu'à
plus de droits et encore plus de droits, plus d'avantages sociaux, plus
d'assistance et de redistribution. Ceux-là perdent l'habitude
de songer à leurs devoirs, et de s'envisager eux-mêmes
comme des signataires de pleine exercice du contrat social, des contributeurs
à part égale à la prospérité publique,
des acteurs de leur propre destin. Ce système mis en place au
nom de l'égalité attente à l'égalité
plus gravement que tout autre, puisqu'il instaure une séparation
radicale entre contributeurs et contributés, si j'ose dire, contribuables
et assistés, personnes qui paient pour la bonne marche de l'État,
de ses services publics et de l'économie, et personnes qui, à
cette première catégorie, demandent toujours plus, des
emplois, des indemnités, des avantages sociaux, comme s'il s'agissait
d'une entité tout abstraite, l'État, le pouvoir, le grand
capital, et non pas de citoyens comme elles. Nous sommes très
partisans d'une assistance généreuse et efficace à
tous ceux qui en ont vraiment besoin, les enfants, les vieillards, les
malades, les handicapés. La pensée qu'un enfant ou qu'un
adolescent, par exemple, ou même qu'un adulte, soit empêché
de faire les études qu'il pourrait et qu'il voudrait faire par
des motifs purement économiques ou sociaux m'est absolument intolérable.
La justice, c'est un égal accès à l'inégalité.
Tout ce qui va dans le sens d'une responsabilisation de chacun, et du
plein accomplissement de ses virtualités individuelles, devrait
selon nous être fortement encouragé. Nous sommes en revanche
totalement hostiles à la création et à l'entretien
d'une vaste classe d'assistés permanents, payés pour rester
tranquilles, imbécilisés par la télévision,
gavés de mauvais pain et de mauvais cirque, et qui ne peuvent
pas ou ne veulent pas accepter un travail parce que leurs revenus en
seraient défavorablement affectés.
M. du S. : Tout cela me semble évoquer un programme
ultra-libéral, et en même temps rester bien vague.
R. C. : Ce n'est pas ultra-libéral, car nous
sommes très attachés au rôle de l'État et
à la défense du service public. Mais sur ce dernier point,
par exemple, il faut bien dire qu'il serait infiniment plus facile de
défendre la Poste, par exemple, si les prestations qu'elle offre
étaient un peu moins dégénérées,
par rapport à ce qu'elles ont été. On peut dire
presque la même chose de l'hôpital. Quant à l'École
n'en parlons même pas. Les autres partis se gardent bien de s'attaquer
à ce problème, parce que les postiers, les infirmières,
les "enseignants", ce sont autant de millions d'électeurs,
qu'il ne faut surtout pas désobliger. D'où les ridicules
déclarations rituelles des hommes politiques, qu'ils soient au
gouvernement ou dans l'opposition, selon lesquels, en France, les "enseignants",
par exemple, «sont des gens formidables, qui font un boulot magnifique».
Eh bien non, les enseignants ne sont pas «des gens formidables»
et le travail qu'ils font n'est pas du tout magnifique. Bien entendu
il y a parmi eux des individualités merveilleuses, des personnes
exceptionnelles, des dévouements et des compétences hors
du commun ; mais leur niveau général moyen, à mon
avis, n'a rien dont on ait spécialement à se réjouir,
les intérêts et même les égoïsmes corporatistes
ont joué un rôle qui n'est pas négligeable dans
la décadence du service "éducation", et c'est
un véritable problème.
M. du S. : Nous nous éloignons beaucoup de
la question sociale…
R. C. : Moins que vous ne le croyez…
M. du S. : … et de toute façon nous ne
pouvons pas prolonger indéfiniment cet entretien, qui est déjà
beaucoup trop long. Il nous faudra le reprendre, si vous le souhaitez.
R. C. : Avec plaisir.