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M. du S. : Vous avez pourtant dit plus haut que l'établissement de la dictature avait été très progressif, qu'il s'était étalé sur près d'une siècle, à force de dispositions législatives presque insensibles, souvent .

R. C. : Cela, c'est l'établissement de la dictature, le long cheminement qui a fait que le pouvoir, une fois conquis, ne pouvait qu'évoluer vers la dictature, dont la mise en place complète est récente. Mais le pouvoir, le simple pouvoir, le pouvoir symbolique surtout, est passé d'un coup d'une classe à une autre, comme lors d'une course de relais. L'école, la télévision, ont à la fois accompagné le mouvement et l'ont accéléré, considérablement, jusqu'à le rendre irréversible. Même les enfants de bourgeois, et de bourgeois cultivés, sont devenus en quelques années de parfaits petits-bourgeois, et, il faut bien le dire, des petits-bourgeois incultes, la plupart du temps. Pour atteindre ce résultat, il suffisait qu'ils aillent à l'école, et qu'ils regardent la télévision.

L'idée qui est la plus désagréable à la petite bourgeoisie, qui n'a pas d'héritage, c'est que certains puissent en avoir un. Elle a fait tout, par la politique fiscale qu'elle a menée, et par les lois successorales qu'elle a imposées, pour que la transmission patrimoniale soit sans cesse plus difficile, pour que les maisons, surtout les maisons les plus précieuses, les plus chargées d'histoire, d'art, de tradition, de culture, ne restent pas dans les familles, pour que les collections soient dispersées, pour que

M. du S. : Mais là vous jouez sur les mots ! Nous sommes passés de l'héritage culturel, qui est tout de même plus ou moins une métaphore, à l'héritage tout court, à l'héritage matériel, aux objets, aux œuvres d'art éventuellement, aux livres, aux meubles, et même aux immeubles

R. C. : Ce que j'essaie de vous dire, et ce n'est pas facile, tant cela va contre les idées reçues, tant c'est devenu inconcevable, justement, et plus encore inexprimable – inconcevable parce qu'inexprimable, peut-être, impossible à énoncer - c'est que le lien entre transmission culturelle et transmission matérielle est beaucoup plus que métaphorique, justement. De même qu'on peut lire Marx à l'envers, être un marxiste renversé, ou peut lire Bourdieu à l'envers, le prendre au pied de la lettre, extraire la vérité de ce qu'il dénonce : oui il y a de l'héritage dans la culture, oui les héritiers sont des privilégiés (ou bien les privilégiés des héritiers), oui la culture est une affaire de fils  se reconnaissant comme des fils, comme des fils de leurs pères, et des petits-fils de leurs grands-pères. Le paradoxe est que cette façon de voir scandaleuse, inadmissible, révoltante, imbécile, ridicule, cette façon de voir qui en société petite bourgeoise est totalement inenvisageable, inexprimable, in-dicible, et suffirait à vous déconsidérer définitivement si par chance vous ne l'étiez déjà, a été jugée au contraire comme allant à peu près sans dire par toutes les autres sociétés avant la nôtre.

En société petite bourgeoise, ce qui est idéologiquement inadmissible, ce qui ne s'accorde pas avec les valeurs en place, ce qui les contredit ou leur oppose une résistance logique, ou factuelle, est faux. Non seulement c'est criminel ou imbécile à énoncer (ou les deux), non seulement c'est faux, mais ce n'est pas – à la vérité ce n'est donc même pas faux. Cela ne peut pas être faux parce que cela ne saurait un seul instant être envisagé comme vrai. Que l'héritage héréditaire  soit socialement précieux, et que d'autre part il puisse être à la fois matériel et culturel, cela ne peut pas être faux, ni vrai, bien sûr, parce qu'il n'est pas question de se poser la question – sauf pour Bourdieu et les siens, qui s'indignent de ce qu'ils découvrent, bien que ce soit ce qu'ils cherchaient, et qui à ce titre ont voix au chapitre, comme instruments de confirmation du tabou [1]

Pourtant même la Troisième République bourgeoise, aussi longtemps qu'elle a duré, a considéré qu'il fallait aller chercher ses diplomates, au moins dans un premier temps, ses ambassadeurs, ses représentants à l'étranger, dans une classe écartée du pouvoir politique, en l'occurrence l'aristocratie, pour que la France ne soit pas humiliée, à la cour de Russie, d'Angleterre ou d'Espagne, par l'inexpérience sociale et culturelle de ses envoyés. Elle reconnaissait implicitement par là – très à contrecœur, sans doute - qu'il y avait un privilège lié à la naissance, à l'héritage, et que certaines choses ne s'apprennent pas, ou s'apprennent seulement avec le temps, un temps indispensable, incompressible, qui peut très bien, même, dépasser la durée d'une génération.

Mais cette conviction, qui fut commune à presque toutes les civilisations, la civilisation petite-bourgeoise ne veut pas en entendre parler. C'est encore une exemple de son incapacité à sortir un moment d'elle-même, à se détacher d'elle, à ne pas coïncider tout à fait, à aller voir comment ça fait du dehors. Et c'est cette incapacité-là, d'ailleurs, qui progressivement lui rend les neuf dixièmes de la littérature et de la pensée des autres époques inintelligibles, et non seulement inintelligibles, inenvisageables, invisibles, impossibles à admettre, inexistantes.

M. du S. : Vous êtes en train de me dire que seuls peuvent être vraiment cultivés des enfants de gens cultivés ?

R. C. : Pas du tout.  D'abord parce que de tout temps il y a eu beaucoup d'enfants de personnes très cultivées qui étaient complètement incultes, et qu'il en va tout spécialement ainsi à notre époque, l'école et la télévision mettant beaucoup de zèle à leur déculturation précipitée ; ensuite parce qu'accèdent à la culture, entrent dans la classe cultivée, à toute les générations, des nouveaux venus – mais peut-être faut-il parler de cela au passé, faut-il dire entraient, accédaient à, parce que ce renouvellement ne s'opère presque plus. Pour parler en bon sabir sociologico-journalistique nous dirons avec ces messieurs des médias que «l'ascenseur social ne fonctionne plus » - et l'ascenseur culturel encore bien moins, ajouterons-nous. Comment de nouveaux venus pourraient-ils accéder à la classe cultivée, puisque classe cultivée il n'y a plus ? Et pourquoi n'y en a-t-il plus ? Parce que l'éducation de masse, la télévision, l'impôt et les droits de succession ont détruit les classes privilégiées antérieures, qui comptait la culture au sein de leurs privilèges, et parmi lesquelles se recrutait  la classe cultivée.

M. du S. : Il ne peut y avoir de classe cultivée qu'au sein des classes privilégiées ?

R. C. : C'est-à-dire que la culture est en soi un privilège, le privilège des privilèges, même. Sur les routes de campagne de mon département, ces temps-ci, on voit de grandes affiches placées là par le Conseil général, et qui proclament : Parce que la culture n'est pas un privilège (moyennant quoi il y aura des bus gratuits pour vous mener à la bibliothèque, et si vous n'avez pas d'argent vous pourrez avoir des billets de spectacles gratuits, ou presque gratuits). Mais bien sûr que si, la culture est un privilège ! Et puisqu'à la culture, sous peine de mort, il faut une classe cultivée, un public, cette classe cultivée est une classe privilégiée.

M. du S. : Héréditaire ?

R. C. : Non, pas héréditaire en tant que classe, pas globalement héréditaire, pas automatiquement, mais néanmoins n'excluant pas l'hérédité, ne pourchassant pas l'héritage, n'empêchant pas la transmission puisque la culture - à moins qu'on ne parle de la culture de rue, de la culture d'entreprise, de la culture jeune, etc. -, est en grande partie héritage, patrimoine, objet de transmission. Il me semble que la classe cultivée, que j'estime indispensable à l'existence même de la culture et de la vie culturelle, est forcément en partie héréditaire, oui. Imaginez quelque chose comme le Sénat, si vous voulez : une classe cultivée renouvelable par tiers, à chaque génération. Ce ne serait déjà pas si mal, du point de vue de la démocratie et de l'égalité. Et l'objectif capital d'un bon système d'enseignement, selon moi, serait d'assurer, pour chaque génération, pour chaque classe d'âge, ce renouvellement par tiers (très approximativement) de la classe cultivée ; de faire en sorte qu'en chaque génération d'élèves, de lycéens, à quelque origine qu'ils appartiennent, soit formée une portion nouvelle, non-héréditaire (non-héréditaire en amont !), de la classe cultivée.

M. du S. : Ce qui implique évidemment qu'à chaque génération un tiers de cette classe cultivée se retire, la quitte, en soit chassé ?

R. C. : Oh, pas nécessairement, et puis, entendons-nous bien, tous ces chiffres sont très approximatifs, encore une fois. Je dis un tiers je pourrais dire un quart aussi bien, ou la moitié. La classe cultivée peut s'élargir, heureusement – mais je crois qu'elle ne peut pas s'élargir indéfiniment, c'est vrai. Il y aura toujours en elle quelque chose de l'ordre de la sélection, du privilège, de la volonté agissante. Et toujours certains de ses membres "héréditaires" la quitteront, oui, parce que, la transmission ne se sera pas faite, et parce que, faut-il le dire, l'hérédité, en matière culturelle, non plus qu'en beaucoup d'autres domaines, n'est pas tout, loin de là, très loin de là.   Tout ce que je pense est qu'il faut un peu d'hérédité, une bonne part d'hérédité, parce que culture et hérédité ont largement partie liée, je le crois profondément. 

J'ai visité récemment, tenez, un grand nombre de ces merveilleuses maisons de campagne anciennes, cottages élisabéthains ou Tudor, manoirs, mansions, petits châteaux de la campagne anglaise et écossaise, qui sont, avec leurs jardins, la plus belle parure de la Grande-Bretagne, et l'une des plus proches approximations, quelquefois, même, entre architecture et horticulture, entre arts décoratifs et paysagisme, de l'utopie d'un art total, du rêve d'un lieu parfait, comme le Domaine d'Arnheim de Poe.  Aujourd'hui, presque pas une de ces demeures n'appartient encore aux familles qui les ont bâties, qui y ont vécu, et qui en ont pris soin pendant des siècles. L'immense majorité de celles que j'ai vues sont la propriété d'associations, National Trust, Scottish National Trust, English Heritage, etc., qui en prennent soin admirablement, mais qui ne peuvent pas leur conférer le caractère unique, incomparable, des maisons habitées, transmises de génération en génération. Surtout, je pense que la Grande-Bretagne a commis une erreur très grave en chassant de ces maisons, par l'impôt, par les droits de succession, par l'impossibilité organisée de s'y maintenir, toute une classe, pas nécessairement noble, pas du tout, et beaucoup plus large qu'on ne l'a dit, qui non seulement avait beaucoup contribué à l'histoire du pays, à sa grandeur, à sa personnalité, à ce qui le rendait unique, incomparable, qui non seulement avait fourni pendant des siècles l'armature de son développement, sur place et au-delà des mers, mais qui constituait la courroie de transmission la plus naturelle de son patrimoine culturel : non pas bien sûr que toute cette classe fût cultivée ; non pas, encore moins, qu'il ait été impossible d'être cultivé sans appartenir à cette classe ;  mais parce que cette classe inscrivait de façon vivante, sensible, la culture dans le territoire et dans le temps ; parce qu'elle en conservait le fonds permanent pour les générations à venir, et pour les classes à venir, et pour les personnalités de n'importe quelle origine qui s'agrègeraient, indéfiniment, à la classe cultivée. Je ne dis pas que cette classe, qui ne se confondait nullement, encore une fois, avec la classe cultivée, a tout à fait disparu. Mais dans la mesure où elle subsiste elle a perdu beaucoup de son sens, et de son prix, et cela sans profit pour personne, par le simple effet d'un égalitarisme antihéréditaire, en l'occurrence dévastateur, ce qui ne peut apparaître que du point de vue de Sirius, bien entendu (mais c'est précisément le nôtre, n'est-ce pas ?).

Il y a encore des riches, en Grande-Bretagne, il y en même peut-être plus qu'avant. Et sans doute il y a parmi eux des personnes cultivées, mais qui risquent d'être souvent, en mettant les choses au mieux, des nouveaux riches de la culture. Ce n'est pas très grave pour eux, mais c'est une menace pour la culture elle-même, qui a besoin que soit conservé précieusement, en son sein, un filet ininterrompu de liaison avec le temps, et avec l'espace sensible : sans quoi le sens est trop neuf, il coïncide en permanence avec lui-même, lui aussi est un nouveau riche.

Pour en revenir à la France, tout ce qu'a su faire l'école petite bourgeoise, j'en ai peur, c'est assurer qu'hérédité ni héritage il n'y ait plus, et que les héritiers soient incultes. Cela elle l'a parfaitement réussi. Or il me semble que sa mission véritable devrait être exactement le contraire, et qu'elle devrait faire en sorte qu'il y ait un héritage pour les non-héritiers et qu'ils le perçoivent, qu'ils  perçoivent une part intacte, et qu'ils pourraient eux-mêmes élargir, de l'héritage commun.

M. du S. : Je crois que j'entrevois un peu mieux l'armature de votre étrange système, passablement provocateur. La petite bourgeoisie ne pourrait pas être une classe cultivée, elle ne pourrait pas secréter en elle-même, extraire d'elle, une classe cultivée, parce qu'elle aurait un problème avec l'héritage, le patrimoine, alors que la culture serait en grande partie patrimoniale : est-ce que je vous interprète correctement ?

R. C. : Oui, ce résumé est assez juste, surtout si on le rapproche de la situation historique : la fin ou du moins le dépassement de l'État-Nation, d'une part, et d'autre part l'immigration massive - ces deux phénomènes simultanés concourant à faire de l'héritage culturel un fardeau, un barrage à la double assimilation impliquée, celle du pays dans un ensemble plus vaste, et celle du peuple dans un peuple nouveau ; et donc à faire du rôle historique de la petite bourgeoisie anti-patrimoniale, culturellement, une nécessité bienvenue, la condition d'un accomplissement, d'un passage à quelque chose d'autre. Et Mme Adler se montre une représentante parfaite de la société petite-bourgeoise, un agent zélé de sa dictature, quand elle expose tranquillement, sereinement, que désormais la culture ne sera plus patrimoniale, ou très partiellement ;  et que sa véritable matière c'est l'actualité.

Exeunt  les morts, les ancêtres, le bruissement des générations entre les pages des livres et les branches des parcs, l'épaisseur sensible du temps. Le petit bourgeois est fils de personne, il se réclame tel. D'ailleurs la pièce bien oubliée de Montherlant montre très exactement, et de façon très prémonitoire, sous ce titre même, Fils de personne [2], la naissance ou plutôt la formation, la non-formation, l'enfance d'un petit-bourgeois. Je crois même me souvenir que le père, qui voit rarement son fils, élevé par la mère, lui reproche, vous allez être content, de lire des bandes dessinées, ou des "illustrés" ! Cette pièce est tellement antipathique, tellement contraire à l'esprit du temps, le nôtre, que la dernière fois que je l'ai vu monter, il y a vingt ans ou trente ans, avant qu'elle ne disparaisse tout à fait, elle était jouée à l'envers, sans doute en toute bonne foi :  telle qu'elle était mise en scène elle montrait l'éveil à la liberté, à la modernité, à la démocratie familiale,  aux joies de la bande dessinée, d'un enfant sympathique, en tout cas parfaitement normal, d'un enfant comme tous les enfants, en butte aux contraintes absurdes que veut lui imposer un père abusif.

M. du S. : Et cette interprétation-là était totalement erronée ?

R. C. : Oh, j'imagine qu'il y a dans le texte quelques éléments, minoritaires, qui rendaient cette lecture-là possible, plus ou moins. La pièce a sans doute une certaine ambiguïté, - Montherlant n'était pas idiot. Le père est loin d'être un modèle, par exemple. Mais il me semble évident que c'est son parti à lui que soutient l'auteur.

Parce que le petit-bourgeois est fils de personne,  il ne faut pas s'étonner de la dégénérescence du nom, parmi nous. Vous l'avez remarqué, les gens ont de moins en moins de nom, et de plus en plus de prénom. Le nom, en effet, c'est la patronyme, c'est le père, c'est la lignée, l'héritage (ou son absence). Non plus que la syntaxe, non plus que la langue, non plus que ma phrase quand je m'en sers pour un échange quelconque (c'est-à-dire presque tout le temps),  mon nom ne m'appartient tout à fait. Il ne se résume pas à moi, il raconte une histoire qui n'est pas seulement la mienne, il me dépasse de toute part, je ne coïncide pas avec lui. En revanche mon prénom n'est qu'à moi. Le prénom est l'étendard de la coïncidence avec moi-même, le drapeau même du soi-mêmisme triomphant, avec tout ce que le soi-mêmisme a de puéril, d'enfantin, de toujours-déjà-là au commencement de moi, et aussi de vaniteux. Songez à tous ces gens, avec lesquels on n'est pas plus intime que cela, bien souvent, et qui vous envoient des cartes postales qu'ils signent de leur seul prénom - on ne sait jamais qui les a envoyées. Être soi-même, en effet, c'est souvent être semblable à tous les autres ; et le prénom, qui en général, contrairement au nom, n'est qu'à soi dans le groupe familial et dans le cercle étroit des plus proches relations, appartient aussi à un grand nombre d'autres individus, la plupart du temps, dès que ce cercle s'élargit un peu : autre exemple d'une instrument d'individualité, de soi-mêmisme, qui très vite se renverse en instrument d'indistinction.

M. du S. : Autre exemple aussi, cette affaire du nom, si vous permettez, des contradictions où vous enferme votre animosité à l'égard de la présumée petite-bourgeoisie, qui n'est pour vous qu'un des noms du présent.

R. C. : Ah, oui, c'est assez bien vu .

M du S. : Vous dites maintenant que le nom s'efface, qu'il perd de son importance, qu'il est de plus en plus remplacé par le prénom, sous le règne de la petite bourgeoisie ; mais vous disiez tout à l'heure que rien n'était plus typiquement petit-bourgeois, et contraire à la tradition française – la tradition aristocratique et bourgeoise, je suppose – que d'appeler les gens par leur nom, quand on s'adresse à eux, après Monsieur ou Madame  : Madame Lebranchu, Monsieur Chaminade

R. C. : Ah, mais c'est qu'il faut considérer les choses diachroniquement, dans leur évolution, le long d'une ligne évolutive d'ailleurs assez simple, puisqu'elle va toujours dans le même sens, vers plus de familiarité, c'est-à-dire plus d'anti-formalisme, plus de confusion entre le rôle et la personne, de proximité, de coïncidence, d'adhésion de chacun à soi-même. Il n'y a pas contradiction du tout. Au contraire, il y a confirmation à travers le temps. Le Monsieur  tout court, aristocratique et bourgeois, s'adressait à la personne sans la nommer, sans la réduire à son identité, en la dédoublant, en somme, comme fait le vouvoiement, par délicatesse, par respect, par souci des distances, de la distance, selon un procédé que n'est qu'une simplification, à la vérité, des Votre Majesté, Votre Excellence, etc. du protocole des cours. Le Monsieur Chaminade petit bourgeois renonce à ce dédoublement, à cette figure de style, à cette distance gardée. Et le passage du nom au prénom ne fait que confirmer que les distances se sont encore réduites, que la coïncidence s'accroît, que le filet se resserre : car mon prénom est plus moi, est plus à moi, plus personnellement à moi que mon nom.  

M. du S. : Vous aviez tout de même dit que le nom, le patronyme, c'est la responsabilité.

R. C. : Par rapport au prénom, oui, qui se substituerait à lui, et plus encore par rapport à l'anonymat ; mais pas par rapport au silence, à l'abstention  de celui qui s'adresse à la personne, et qui ne fait que protéger le nom, dès lors que celui-ci est connu, qu'il n'y a pas d'ambiguïté sur lui. 

Nous parlions plus tôt de Guillaume Durand, et de son émission "Campus" : il me semble que c'est lui, que c'est elle, cette émission, qui a lancé ou qui a contribué à populariser cette mode, si merveilleusement exemplaire de la dictature de la petite bourgeoisie, elle aussi, d'appeler les invités d'un plateau de télévision par leur prénom, quelles que soient leur notoriété ou leur gloire, et quelle que soit l'intimité, ou le défaut d'intimité, que le journaliste entretien avec eux. Même si cette intimité était réelle, d'ailleurs, cela n'y changerait rien, parce que les téléspectateurs, eux, qui sont tout de même les destinataires de l'échange, officiellement, ne la partagent pas. Ils ne disent pas Claude, pour Lévi-Strauss. Mais l'aune du discours petit-bourgeois, ce qui va décider de sa tournure et de ses choix, ce n'est jamais l'autre, quoi qu'en dise celui qui parle – ce n'est jamais  que lui-même. Je ne sais pas si Durand est allé jusqu'à Claude, pour Lévi-Strauss, mais nous avons eu Alain, pour Robbe-Grillet, John, pour Le Carré,  Philip, pour Philip Roth :

«Y a une question qu'j'aimerais bien poser  à Alain »

«Et ça John le dit très bien »

Il y a d'ailleurs une autre raison qui fait que cette émission, et les autres du même genre, sont très  caractéristiques de la dictature de la petite bourgeoisie, une autre raison qui d'ailleurs est très liée à celle-ci – structurellement, c'est la même chose. Ces émissions se donnent pour des émissions littéraires, culturelles, mais avez-vous remarqué qu'il n'y est jamais question de littérature ? Ce sont des émissions autour du livre, ce qui n'est pas du tout la même chose que des émissions littéraires. La plupart des invités, semaine après semaine, sont des personnes qui ont écrit des livres, de préférence des livres dont on parle ; ce ne sont pas des écrivains. Ce sont des hommes politiques, des sociologues, des journalistes, des acteurs, beaucoup d'acteurs, des gens célèbres avant d'avoir écrit une ligne, des gens qui écrivent parce qu'ils sont célèbres, tout sauf des écrivains. Et lorsqu'il y a tout de même quelques écrivains sur le plateau, en guise de supporting cast, la plupart du temps, il est bien rare qu'il soit question de littérature pour autant. La littérature est classée à coups de chiffres en début de programme, de listes et de places dans des listes, de succès ou d'insuccès de librairie. La grande question est de savoir qui cette semaine-là a écrit «le livre de la semaine», ou bien qui «s'est ramassé» ou «s'est planté», comme on dit en langue petite-bourgeoise (c'est-à-dire en argot, bien souvent). Les livres dont il est question, même lorsque ce sont des livres d'écrivains, c'est par leur sujet qu'ils ont été choisis, parce que ce sujet s'inscrivait dans le thème de l'émission. De littérature proprement dite il ne sera pas dit un mot : d'une part parce qu'en société petite bourgeoise, après quarante années d'enseignement de masse, pour la littérature il n'y a plus d'audience, elle fait chuter les taux d'écoute ; mais aussi, plus profondément, parce que la littérature c'est précisément, imprécisément, la non-coïncidence : la non-coïncidence de la phrase avec le sens,  du mot avec sa signification, de la parole avec celui qui parle, du personnage avec la personne. Et la petite-bourgeoisie, nous l'avons dit en commençant, il y a de cela bien longtemps, c'est le règne de la coïncidence, du soi-mêmisme, du tiers exclu, de l'absence d'ailleurs, de la suppression carcérale des frontières.

 

M. du S. : Oui, nous avons parlé beaucoup plus longtemps que d'habitude, en effet, et il se fait tard. J'aimerais vous poser tout de même une dernière question, si vous permettez, avant de nous séparer. C'est à propos du parti de l'In-nocence, qui après tout est le prétexte de ces rencontres régulières entre nous. J'ai cru déceler au sein du parti un courant populaire, populiste,

R. C. : … populaire, populaire, pas populiste ! Il me semble que s'il y a un reproche que nous n'encourons pas, c'est bien celui de populisme !

M. du S. : Bon, populaire, soit - en tout cas nettement anti-bourgeois, et qui s'exprime à partir de la ligne de front, comme il dit : le front des banlieues, le front des cités, le front des lycées et collèges d'enseignement prioritaire, toutes zones où le bourgeois ne va pas, d'après ce courant populaire dont je parle, et où il laisse le petit peuple se débattre avec la situation que lui, bourgeois, gouvernant, intellectuel nanti, journaliste, médiocrate, membre de "l'élite", il a créée ou laissé se créer. Au sein de ce courant-là, si j'en juge par ses interventions sur le forum public de l'In-nocence, on se plaint avec insistance, par exemple, de l'inconscience criminelle, de la légèreté, de la trahison, des «fils-à-papa de mai 68», je crois que je cite à peu près exactement ; et d'ailleurs l'expression est assez savoureuse, vous en conviendrez, eu égard à ce que vous venez de dire des petits-bourgeois fils de personne… Comment s'accordent (si tant est qu'ils s'accordent), comment s'accordent votre propre anti-petit-bourgeoisisme, d'inspiration plutôt bourgeoise, et même tout à fait bourgeoise, je crois bien,

R. C. : Je n'irais pas jusque là…

M. du S. : … et cet anti-bourgeoisisme populaire qui se fait entendre au sein d'un courant minoritaire, mais bruyant, coriace, de l'In-nocence?

R. C. : Vous n'êtes pas le premier à avoir relevé cette apparente contradiction, qui cependant ne doit pas être si réelle que cela, puisqu'elle n'a jamais donné lieu à aucune opposition au sein de l'In-nocence. Être contre la petite-bourgeoisie, même quand c'est à partir d'un point de vue bourgeois, comme vous voulez à tout prix que ce soit mon cas, ce n'est pas être contre le peuple (ou ce qu'il en reste). Quant aux «fils à papa de mai 68» et d'après - oui, je me souviens aussi de la formule, elle revient souvent -, ils n'ont pas grand chose à voir avec la bourgeoisie, même si certains d'entre eux en sont issus. Je crois que le problème est surtout terminologique, là. Vu de la ligne de front, comme vous dites,

M. du S. : Ce n'est pas moi qui dis, je ne fais que citer !

R. C. : … vu de la ligne de front, et du point de vue du peuple, ou de ce qu'il en reste, si les maîtres de l'heure sont des bourgeois, c'est tout simplement parce qu'ils sont les maîtres. Il me semble tout de même plus juste, au regard de l'histoire, de reconnaître en eux des petits-bourgeois – ce qui n'en fait pas nécessairement de meilleurs maîtres, loin de là, et ne les exonère pas des reproches que leur adresse ce que vous appelez notre courant populaire…

M. du S. : Bien, nous allons peut-être en rester là pour cette fois, qu'en pensez-vous ? Cet entretien est déjà beaucoup plus long que tous les précédents, votre webmaster aura du mal à le caser !

R. C. : Ah, mais le sujet en valait la peine, je crois. En tout cas je vous remercie de vos questions.

M. du S. : C'est moi qui vous remercie de vos réponses, même si beaucoup d'entre elles appelleraient de ma part d'autres questions…

R. C. : Ah, c'est la règle du jeu… Une autre fois, sans doute…

M. du S. : Une autre fois, oui…



 

 

[1]  Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron,  Les Héritiers : les étudiants et la culture, éditions de Minuit, Paris, 1966. 

[2] Henry de Montherlant, Fils de Personne, 1943, in Théâtre, Bibliothèque de la Pléiade, 1958.

 

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