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M. du S. : L'endroit non plus n'est pas vrai ! Si vous comparez "l'esthétique dominante", comme vous dites, de n'importe quel art avec l'esthétique de pointe de n'importe quel autre, vous arriverez toujours au même résultat. Si vous comparez la littérature de gare, ou de plateau de télévision, qui représente la masse de la production éditoriale, avec l'art de Fabrice Neaud ou d'Olivier Deprez, vous trouverez que cette littérature de production courante est, comment dites-vous, incroyablement réactionnaire, attardée et infantile. D'un art à l'autre, il faut comparer les meilleurs avec les meilleurs, et les moyens avec les moyens. R. C. : Oui, certainement. Dieu sait que je ne suis pas un spécialiste, là non plus, je ferais sans doute mieux de me taire. Disons que, vus de l'extérieur, les "moyens" sont plus moyens, et surtout plus nombreux, plus visibles, dans la bande dessinée que dans les autres arts. Je trouve qu'en moyenne et en général les albums qu'on entrevoit sont d'une extraordinaire laideur, d'une formidable vulgarité et d'une criante pauvreté d'expression, que ce soit littéraire, langagière ou plastique. M. du S. : Mais c'est complètement faux ! Excusez-moi, mais là il me semble que vous parlez de ce que vous connaissez très mal. R. C. : Je viens de le reconnaître M. du S. : Vous parlez de pauvreté langagière, par exemple, alors que la bande dessinée est depuis presque un siècle, avec le cinéma, avec la télévision, l'un des principaux creusets où s'est forgée la langue contemporaine R. C. : Je ne suis pas sûr que ce soit un très grand compliment à lui faire même si j'admets très volontiers que sont sorties de la bande dessinée toute sorte d'expressions courantes, commodes ou divertissantes, dont je fais usage et dont je m'amuse autant qu'un autre. L'ennemi n'a jamais été l'invention dans la langue, d'où qu'elle vienne, mais au contraire son engourdissement, son ankylose, son excès d'adhérence à elle-même. Néanmoins, quand je vois dans les Fnac des gens de tout âge agglutinés par centaines, des heures durant, dans les espaces réservés à la bande dessinée ou aux mangas, alors que ceux qui sont dévolus à la littérature, à la philosophie, à l'art, sont dix ou vingt fois moins fréquentés, je me dis que l'intelligence connaît une grave régression. Je sais bien que ce que je dis là n'est pas très sympathique, mais je suis habitué à cela, et je n'ai plus grand chose à perdre : sauf exception, dont vous me rappeliez l'existence, je pense que la lecture, ou la contemplation - je ne sais pas comment il faut dire -, de bandes dessinées demande infiniment moins d'agilité d'esprit, de subtilité intellectuelle, d'attention, d'exercice cérébral, que la fréquentation d'un livre de littérature ou que la contemplation d'un tableau, d'une œuvre d'art. Non seulement l'esprit est soumis à moins d'exercice, mais il est faussé, il s'ankylose, il se pervertit définitivement, comme le goût, surtout le goût. Quand je pense à tous ces parents, et même à ces professeurs, qui n'ont pas de mots assez vifs pour se féliciter que leurs enfants, leurs élèves, «passent leur temps dans les bouquins», parce que ces bambins pratiquent assidûment Titeuf ou Le Petit Spirou ! Et que dire de toute cette presse, culturelle, quelquefois, ou ce voulant telle, qui parle de Miyazaki et de son horrible Château ambulant comme s'il s'agissait d'Apollinaire et d'Hokusaï mêlés, un poète, un génie, un formidable artiste visionnaire? On en viendrait presque à regretter Walt Disney ! Comment un enfant peut-il avoir la moindre chance de comprendre et d'aimer un jour Manet, mettons, ne parlons pas de Rothko ou de Ryman, ou du Rosso, quand il a passé toute ces premières années abîmé dans l'un ou l'autre de ces albums hideux où l'on voit vautrées d'entières générations, la bouche ouverte ? Comment peut-on accéder jamais au théâtre de Marivaux, par exemple, à la dextérité d'esprit qu'il faut pour en saisir les nuances, pour appréhender la complexité de ses phrases, ou de celles de Proust, quand on n'a eu d'autre pratique intellectuelle, des années durant, que le déchiffrement hâtif des deux ou trois lignes d'une bulle ? M. du S. : Oh, je pense qu'il y a beaucoup plus de passerelles que vous ne semblez le supposer ; et que, chez les enfants et les adolescents, le goût des bandes dessinées, même quand elles ne sont pas excellentes, et je veux bien admettre qu'elles ne le sont pas toujours, est déjà un signe qu'ils savent lire, et qu'ils ne sont pas fermés à la fréquentation des livres. Cela dit vous n'avez toujours pas répondu à ma question. Même si la bande dessinée était un art mineur comme vous le soutenez, même si la plupart des bandes dessinées étaient des manifestations secondaires, ou même inférieures, de l'art et de la culture, même - voyez, je vous fais beaucoup de concessions, au moins provisoirement -, même si elles ne relevaient ni de l'art ni de la culture, en quoi cette situation serait-elle nouvelle et spécifique ? De tout temps les formes dites "inférieures" ou vernaculaires de l'art, les plus faciles d'accès, celles qui relèvent du pur divertissement, celles qui sont des reprises, sur le mode mineur, des formes savantes (mais qui bien souvent aussi les ont précédées, au contraire, en sont même la source, comme les musiques populaires dans l'œuvre de Bartok ou de Kodaly, mais aussi de Beethoven, de Schubert, de Mendelssohn ou d'innombrables compositeurs), de tout temps, donc, ces formes-là, ces formes populaires, on dirait aujourd'hui "médiatiques", ont eu une diffusion plus large, et elles ont séduit plus de monde, que les formes artistiques relevant de ce qu'il était convenu d'appeler la culture à proprement parler, la "grande" culture. R. C. : Bien sûr, et vous avez tout à fait raison. Mais les formes qui bénéficiaient de la diffusion la plus large ne tenaient pas le haut du pavé culturellement. Surtout elles ne se présentaient pas, ainsi qu'on les voit le faire aujourd'hui, non seulement comme étant de la culture, mais comme étant l'essentiel de la culture, voire sa totalité. Elles ne prétendaient pas, ainsi que c'est le cas aujourd'hui, coïncider avec l'ensemble du champ culturel, et le constituer. Si vous avez cinquante ou soixante ans, et si vous êtes à un endroit où l'on entend MC Solaar, par exemple, ou Corneille, vous vous exposez à vous entendre dire : «Vous la musique c'est plutôt Sylvie Vartan, non, comme génération ?». Qui vous interroge ainsi gentiment serait bien étonné d'apprendre que lorsque vous aviez vingt ans Sylvie Vartan florissait, sans doute, comme dirait Diogène Laërce, mais qu'elle ne tenait aucune espèce de place dans votre vie et dans celle de vos camarades, de vos amis, de votre "milieu", parce qu'à cette époque encore la culture ce n'était pas ça, la musique, ce n'était pas ça, les mots avaient un sens tout à fait différent ; et Sylvie Vartan, ni Johnny Halliday, ni Eddy Mitchel, sans susciter la moindre hostilité de votre part – vous n'auriez vraiment pas songé à ressentir la moindre, la question ne se posait même pas, et d'ailleurs elle ne se pose toujours pas ! – n'avaient aucune espèce de présence dans votre existence, ni dans vos oreilles. M. du S. : Mais personne ne dit que Sylvie Vartan c'est la culture ! R. C. : Est-ce qu'on ne dit pas que c'est la musique, déjà ? Ce que je constate c'est que la conviction de la classe au pouvoir de coïncider avec l'ensemble de la société, la certitude que ce qu'elle appelle sa culture, sa musique, ses goûts, sont la culture, les musiques, les goûts, cette certitude et cette conviction sont en plus rétrospectives, à présent, et la petite bourgeoisie culturellement régnante est persuadée qu'en d'autres périodes on avait, mutatis mutandis, les mêmes goûts, la même culture, la même musique, ou de même sorte. J'entendais récemment, exemple entre cent mille possibles, à France Culture, une excellente série d'émissions de Benjamin Stora sur la guerre d'Algérie; et chaque jour, dans les moments de pause du récit, on entendait des chansons qui étaient censées être le fond musical de cette époque-là, de ces événements-là. Mais le véritable fond musical de cette époque-là, tout autant que Gloria Lasso, Dario Moreno ou les Chaussettes noires, pourquoi ne serait-ce pas Déserts, de Varèse, Messiaen, Boulez, ou bien, sans aller jusque-là, les concerts des Jeunesses Musicales de France, dont il est tant question dans les films de Truffaut ? En 1957, nous dit-on, toute la France chantonnait Lavandières du Portugal. Mais ce n'est pas vrai. Il y avait encore toute une France pour laquelle Lavandières du Portugal n'avait qu'une place très limitée, insignifiante. M. du S. : Peut-être qu'on voulait donner une idée de ce que les soldats du contingent écoutaient sur leurs fameux transistors R. C. : Ah, oui, peut-être Je ne suis même pas sûr que tous les soldats du contingent, dès qu'ils le pouvaient, baignaient dans la chansonnette. Vous avez fait allusion à l'évolution du mot musique... M. du S. : C'est plutôt vous, qui y avez fait allusion – ou si c'est moi, c'était uniquement en référence à vos écrits R. C. : L'allusion et la référence étaient très pertinentes, en tout cas, car rien n'est plus significatif que cette évolution. Nous venons d'en parler : ce qui s'appelait musique – et cela il y a encore quinze ou vingt ans, inutile de remonter à la guerre d'Algérie -, c'était la grande tradition musicale qui va d'Hildegarde von Bingen à Gérard Grisey, mettons. M. du S. : Hildegarde von Bingen était à peu près inconnue il y a quinze ou vingt ans R. C. : Disons le chant grégorien, si vous voulez, quoiqu'on puisse remonter jusqu'à Byzance et à la Grèce antique, si on le souhaite. Et je dis Gérard Grisey je dirais Gérard Pesson aussi bien, ou Pascal Dusapin, ou Marc-André Dalbavie, ou Brian Ferneyhough, ou Dutilleux pour s'en tenir à des valeurs très consacrées. C'était cela, la musique, comme en témoignait alors une station comme France Musique. Et en dehors de cela il y avait le jazz, bien sûr, et l'immense continent qui dans cette terminologie périmée était désigné comme les variétés, le music-hall, pour ne pas dire la musique populaire ou pop, ou ce que vous voudrez. Or les ex-variétés, dans un premier temps, ont commencé par obtenir droit d'entrée sous la rubrique générale musique, devenue musiques, comme en témoigne justement France Musiques. Puis, une fois dans la place, elles s'en sont assuré la maîtrise totale. C'est du moins le processus auquel nous assistons, et il est avancé au point d'être presque arrivé à terme. Je me souviens du jour, pas très éloigné, où j'ai entendu à la télévision ce journaliste qui s'appelle Guillaume Durand, et qui d'autre part présente une émission dite culturelle, "Campus", sur laquelle il y aurait aussi beaucoup à dire M. du S. : Il ne tient qu'à vous R. C. : Essayons de ne pas courir tous les lièvres à la fois – quitte à revenir à "Campus" éventuellement, si vous le souhaitez - entendu Guillaume Durand, donc, annoncer qu'il allait présenter une émission consacrée à l'histoire de la musique au XXe siècle. Comme j'en suis encore à l'ancienne terminologie, ou que je l'étais à ce moment-là, j'ai cru qu'il allait nous parler de l'histoire de la musique de Debussy à Ligeti, mettons, de Stravinsky à Eliot Carter, ou de Schoenberg à Maja Solveig Kjelstrup Ratkje ; et j'en ai été très heureusement surpris. «Ce Durand, me disais-je, je l'ai sous-estimé. Je ne savais pas qu'il s'intéressait à la musique». Mais non : l'histoire de la musique au XXe siècle, dans sa bouche, allait des Pink Floyd aux Sex Pistols, des Rolling Stones aux Doors, d'Elvis Presley à Elton John. Et ce jour-là j'ai compris que la dictature de la petite bourgeoisie était cette fois implacablement en place, qu'elle occupait tout l'espace, qu'il n'y avait plus moyen de lui échapper et même, peut-être, que tout combat d'arrière-garde était vain. M. du S. : Oui, eh bien c'est là que j'ai beaucoup de mal à vous suivre D'abord il me semble que vous donnez beaucoup d'importance à Guillaume Durand, R. C. : ah, il est un de ces traducteurs, médiateurs, "exprimeurs", dont nous parlions plus haut M. du S. : mais surtout pourquoi les Doors, pourquoi tel ou tel groupe rock, ou punk, ou funk, ou de rappeurs, ou de R n' B, pourquoi auraient-ils quelque chose à voir avec votre supposée dictature de la petite bourgeoisie, quand bien même nous admettrions qu'elle existe ? Nombre de ces groupes, la plupart peut-être, la presque totalité s'agissant du rap, sont politiquement subversifs, socialement anarchistes, ou l'inverse, anti-bourgeois et plus encore anti-petit-bourgeois, dans la mesure où la petite bourgeoisie, corrigez-moi si je me trompe, est plutôt marquée, traditionnellement, par une soif de respectabilité, et par l'imitation, en général médiocre, voire pathétique, ridicule, désespérée, des rites, des modes, des formes et des pratiques de la bourgeoisie ou de la classe cultivée quelle qu'elle soit. La petite bourgeoisie en musique, ce serait plutôt des gens comme André Rieux, je ne sais pas, Pavarotti, Vangelis, Rondo Veneziano, Arvo Paart R. C. : Il est vrai que le concept de petite bourgeoisie, si concept il y a, doit être nettement élargi et révisé, "historicisé", pour figurer de façon significative et pertinente dans le tableau que je m'efforce de dresser. Aujourd'hui, il y a beau temps que la petite bourgeoisie n'est plus une classe en attente de pouvoir, une sous-bourgeoisie impatiente de succéder à la bourgeoisie et, in the meantime, l'imitant comme elle peut, avec un sentiment d'incapacité, d'infériorité et de honte, combattu par un effort obstiné vers la respectabilité. Cette petite bourgeoisie-là a vécu. La petite bourgeoisie d'aujourd'hui est une classe triomphante, au contraire, puisqu'elle est la classe unique, et qu'elle n'aperçoit qu'elle-même dans tous les miroirs, surtout ceux que lui tendent les médias, qui sont sa fabrication, et qu'elle a soigneusement disposés pour pouvoir s'y mirer complaisamment dans toutes ses attitudes et toutes ses positions. Elle voit bien que même les riches, les très riches et les infiniment riches, même les très puissants, même les princes - ne reparlons pas de l'infortunée lady Diana, mais songez à la dynastie de Monaco ; et remarquez que le prince des Asturies, comme par hasard, épouse une journaliste, mieux, une présentatrice de télévision, c'est-à-dire le comble de la petite bourgeoisie, mais touché par la célébrité -, même les fameux people ou pipeul de la presse petite-bourgeoise (mais y en a-t-il d'autre?), ne sont que des petits-bourgeois comme les autres, à ceci près seulement qu'ils sont très riches, ou très fameux. Nous avons déjà parlé de cela. La petite bourgeoisie n'éprouve aucune honte – hélas, faut-il sans doute ajouter, car la honte [1], comme la syntaxe, comme le réglage de la voix [2] selon les exigences contraires de la discrétion et de la communication, comme la politesse, comme l'in-nocence, comme le civisme, comme n'importe quel "sur-moi", implique la reconnaissance d'une extériorité, d'un détachement de soi, d'une non-coïncidence. Or la petite bourgeoisie, je le répète, coïncide exactement avec elle-même et avec la société, et elle n'imagine pas d'instance extérieure à elle qui puisse lui faire honte de quoi que ce soit. À l'extérieur elle sait bien qu'il n'y a rien, ou plutôt qu'il n'y a qu'elle-même, le pareil de son même, et que donc il n'y a pas d'extérieur, que ce n'est jamais qu'elle qui se regarde, et qu'elle n'a pas à se gêner. Voyez par exemple l'invraisemblable grossièreté des gens qu'on interviewe dans la rue, pour la télévision, lors de qui s'appelle je crois, non sans pertinence, des trottoirs : radio-trottoirs, télé-trottoirs, micro-trottoirs, je ne sais plus. Voyez la dextérité avec laquelle la plupart d'entre eux manient et savent exprimer en quelques secondes l'obsession scatologique nationale, et comment ils expliquent tranquillement, naturellement, combien ceci ou cela les fait chier, mais alors vraiment chier, et à quel point nous sommes dans la merde, mais grave, à leur avis. L'argot ne cesse de gagner du terrain, il est en passe de devenir langue officielle. On nous expliquait à l'automne dernier, très officiellement, aux informations de France Culture, que les toubibs de l'hôpital Percy de Clamart n'étaient pas très confiants, quant au sort de Yasser Arafat. Et dans Le Monde on lit tous les jours que le gouvernement va mettre le paquet sur ceci ou cela, qu'entre les offres d'achat de tel ou tel groupe y pas photo, que le ras-le-bol se répand ou que tel praticien octogénaire est le papy de la psychanalyse. Papy ce n'est pas un mot, c'est une conception de l'existence. Et ne parlons pas de la façon de s'exprimer des ministres . M. du S. : Vous dites que même les people, même les milliardaires, même les grands patrons de l'industrie et du commerce sont des petits-bourgeois, R. C. : oui, socialement, culturellement, oui Tout le monde est petit-bourgeois. Les juges sont des petits-bourgeois, les avocats sont des petits bourgeois, les généraux, les ambassadeurs, les journalistes, les professeurs, y compris les professeurs d'université M. du S. : Vous faites allusion à leur origine sociale ? R. C. : Non, non, bien sûr que non : le système est en place depuis près d'un demi-siècle, en tout cas depuis une génération au moins, qui fabrique des petits-bourgeois avec des individus de quelque origine sociale que ce soit – ceux qui sont authentiquement d'origine petite-bourgeoise n'ont bénéficié que d'un peu d'avance, voilà tout. Non, quand je dis que les magistrats, les avocats, les généraux, les ambassadeurs, les médecins, les détenteurs de toutes ces fonctions qu'on avait l'habitude d'associer presque par excellence à la bourgeoisie, sont des petits-bourgeois, je ne fais pas allusion à leur origine sociale, pas du tout. Je fais allusion à leur état culturel, à leur condition sociale personnelle, à leur vision du monde et à leur langage, bien sûr, qui, plus encore que leur tenue ou que leur costume, est le reflet et le signe de cette vision du monde, il va sans dire, mais surtout en est l'instrument : on voit à travers ses mots, on ressent à travers le vocabulaire dont on dispose, on conçoit l'univers et la réalité sociale à travers la syntaxe qu'on maîtrise Regardez les magistrats. Regardez, écoutez les magistrats instructeurs de cette sinistre affaire dite "des disparues de l'Yonne", quand ils viennent témoigner au procès d'Émile Louis, alors que pour la plupart, bien plus que témoins, c'est accusés qu'ils devraient être, accusés d'inimaginable négligence, pour le moins On se rend bien compte quand on les observe, quand on les entend, que le sort de dizaines d'êtres humains, leur vie peut-être, leur sécurité, leur honneur, le souci que prend d'eux la société, ou qu'au contraire elle ne prend pas de leur disparition, par exemple, ou de l'horreur, de l'horreur inimaginable, qui peut s'être abattue sur eux, tout cela, qui n'est pas rien, dépend de tout petits fonctionnaires (socialement, culturellement), de sous-sous-fifres en fonction de fifres et même de chefs d'orchestre, de personnes auxquelles on n'aurait jamais songé, il y a une génération ou deux, pour leur confier des responsabilités pareilles ; et qui les détiennent, ou les ont détenues, parce que leur classe, leur niveau socio-culturel, est au pouvoir (et qu'il n'y en a pas d'autres). Et ce que je dis des juges, je pourrais le dire des professeurs, aussi bien, des journalistes, des M. du S. : oui, oui, oui, je sais, des ambassadeurs, des généraux, des architectes en chef des Monuments historiques, je vous ai lu, je sais tout cela. Mais restons-en un instant aux juges, si vous voulez bien, aux magistrats en général. Admettons un instant que vous ayez raison, quant à la "petite-bourgeoisisation" – je crois que vous-même risquez ce néologisme – de la magistrature, ou au moins d'une partie d'entre elle. Pensez-vous vraiment que les magistrats d'autrefois, qui, eux, pour le coup, étaient des bourgeois, de vrais bourgeois, barricadés dans leurs certitudes bourgeoises et sans doute dans leurs préjugés de classe autant que dans leurs faux-cols, pensez-vous que de tels magistrats faisaient nécessairement de meilleurs juges que ceux que vous accusez aujourd'hui d'être des petits-bourgeois ? R. C. : Je ne les accuse pas, je constate que dans leur immense majorité c'est ce qu'ils sont, oui. M. du S. : Bien. Mais ces magistrats d'aujourd'hui, que vous traitez assez péjorativement de petits-bourgeois - et quelquefois (non pas au cours de cet entretien jusqu'à présent, mais dans vos écrits), vous allez jusqu'à parler à leur sujet de leur prolétarisation R. C. : je ne me souviens pas avoir parlé de la prolétarisation des magistrats M. du S. : Non, c'était peut-être de celle des médecins, ou des professeurs : la différence n'est pas bien grande, en l'occurrence Mais j'en reste à ma question : ces magistrats d'aujourd'hui, s'il se trouvait, comme vous le soutenez, qu'ils soient des petits-bourgeois en effet, en tout cas qu'ils ne soient pas des bourgeois comme jadis, est-ce que vous ne pensez pas que ce pourrait être un progrès, si grâce à cela ils sont moins éloignés de ceux qu'ils ont à juger, s'ils ont au moins, au moins en partie, un langage commun avec eux ? R. C. : Vous voyez, on en revient toujours à l'exigence du même, qui est l'exigence petite-bourgeoise par excellence. Mais je ne veux pas être jugé par mes semblables, moi ! Pas nécessairement par mes supérieurs, non, mais pas par mes semblables ! Mes semblables, en tant qu'ils sont mes semblables, n'ont aucun droit de juridiction sur moi - de juridiction contraignante, en tout cas. Ils peuvent avoir une opinion sur moi, ils peuvent exercer à mon propos leur faculté de juger, ils peuvent user à mes dépens de leur droit d'expression, mais ils n'ont aucun droit à prononcer des arrêts, des sanctions, des peines, qui aient une influence directe et contraignante sur ma vie. D'ailleurs je dépasserais à peine ma pensée si je disais que je ne veux pas être jugé par des hommes, ou par des femmes. Je veux être jugé par un principe, par une convention de délégation, par la loi, par la Justice, dont les hommes ou les femmes ne sont que le truchement. Ce n'est pas en tant qu'ils sont M. Machin ou Mme Chose qu'ils me jugent, qu'ils ont le droit de me juger; mais en tant qu'ils sont le Président de la Cour d'Assise ou du Tribunal correctionnel ; bref, en tant qu'ils remplissent des fonctions qui ne se confondent pas avec eux ; en tant qu'ils tiennent un rôle, bien reconnu comme tel. Mais en régime de dictature de la petite bourgeoisie les fonctions et les personnes se confondent, les rôles et les êtres ne font qu'un. Voyez la manie actuelle, si emphatiquement petite-bourgeoise, pour le coup, si contraire à la tradition française, sauf peut-être dans les farces paysannes, d'appeler les gens par leur nom de famille, à tout propos : Monsieur Dubedout, Madame Taillefer, Monsieur Mortier. Le moindre journaliste aimerait mieux mourir que de dire M. le Ministre, M. le Premier Ministre, M. l'ambassadeur, Madame la Présidente, ne parlons même pas de Monsieur tout court, ou de Madame. Il faut toujours qu'il dise M. de Villepin, M. Barasco, M. Ishmir, Madame Choé. Dans la banque, dans les bureaux, partout, les employés portent leur nom sur la poitrine, quand ce n'est pas leur prénom, leur seul prénom. Viktor Klemperer dans son journal et dans son LTI se plaignait déjà de cette manie-là, au temps du nazisme.
[1] Cf. Éloge de la honte, conférence prononcée le 25 juin 2002 à la faculté des Lettres de Dijon, publiée dans le recueil Syntaxe, ou l'autre dans la langue, op. cit.
[2] Cf. Éloge du chuchotement, ou l'autre dans la voix, conférence prononcée le 29 avril 2004 à Séoul, publiée dans le recueil Syntaxe, ou l'autre dans la langue, op. cit. |