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M. du S. : Vous n'allez tout de même pas comparer votre dictature de la petite bourgeoisie, même si dictature il y a bien comme vous le prétendez, avec le nazisme ! R. C. : Je ne vais pas comparer, non, ou plutôt si, je vais comparer, mais certainement pas assimiler. Je remarque néanmoins que toutes les dictatures ont des points communs. Elles répudient la forme au profit de la force. Elles écartent le droit, l'abstraction, la distance, le détour, la syntaxe, le dédoublement, le rôle, au profit du sens, du seul sens, de la coïncidence, de l'individu, c'est-à-dire encore une fois de la force, de la seule loi du plus fort, non médiatisée. M. du S. : Ne m'en veuillez pas, mais, là encore, je suis loin d'être sûr de ce que vous avancez. Les dictatures, les totalitarismes, le nazisme, le fascisme, même le communisme, se sont montrés extrêmement formalistes. Le formalisme n'est pas une protection de la personne. Puisque nous parlons des magistrats et de la Justice, souvenez-vous de ces palais de Justice écrasants du fascisme et du nazisme, de ces procès aux mises en scènes incroyables, où les accusés sont réduits au statut de petites choses minuscules, face au colossal appareil d'État R. C. : Les palais de Justice que vous appelez écrasants sont loin d'être une exclusivité des totalitarismes. D'ailleurs l'architecture fasciste d'ordre colossal est au moins autant un trait d'époque que la manifestation de régimes particuliers. Son équivalent soviétique est bien connu, et il ne laisse rien à désirer par rapport à elle en énormité, en M. du S. : vous ne faites que passez d'un totalitarisme à un autre ! R. C. : Sans doute, mais si l'on en juge par le palais de Chaillot, le Front populaire, que vous ne taxerez pas de totalitarisme, je présume, ne voyait pas les choses en beaucoup plus petit M. du S. : Les plans du palais de Chaillot, au moins, sont antérieurs au Front populaire, je crois bien M. du S. : Probablement, mais le monument a tout de même été voulu par la République française, par un régime démocratique, parlementaire, dont peu importe en l'occurrence qu'il ait été de droite ou de gauche. M. du S. : En plus ce n'est pas un palais de Justice ! R. C. : On n'aurait aucun mal à trouver en France ou dans d'autres démocraties, en Angleterre, aux États-Unis, des palais de Justice des années trente qui n'ont rien à envier en faste austère, en massivité et en solennité architecturale avec les palais de Justice des totalitarismes. S'il n'y a pas davantage d'exemples, en France, d'architecture dite "fasciste" – et il y en tout de même un bon nombre -, c'est surtout parce que le régime républicain, à l'époque, était depuis longtemps dans ses meubles, si je puis dire, et n'avait pas à s'affirmer dans sa nouveauté, dans son originalité, dans sa rupture, comme les régimes allemand, italien ou soviétique. Ajoutons que le régime républicain français n'était guère, alors, dans une phase d'extension et de démonstration de force, et qu'il n'avait guère les moyens de donner libre cours à une démesure architecturale qui le titillait sans doute, stylistiquement, tout autant que ses voisins. D'ailleurs, pourquoi se limiter aux années trente ? De tout temps les palais de Justice ont montré par leur solennité qu'en ces édifices ce n'étaient pas des hommes qui jugeaient les hommes, mais que là avait cours un formalisme, une abstraction, un langage tiers comme la syntaxe, en l'occurrence celui de la loi, ou de la Justice. Le plus colossal de tous les palais de Justice a été construit à Bruxelles, dans la bourgeoise, libérale et pacifique Belgique, bien éloignée vous en conviendrez de tout totalitarisme. M. du S. : Oui, encore qu'au futur "Congo belge", à la même époque R. C. : Tous les régimes ont leur torts, leurs péchés et leurs cadavres dans le placard. Il reste que la Belgique qui a construit le palais de Justice de Bruxelles, le plus écrasant de tous les palais de Justice, certainement, n'était pas, sur le territoire belge, en tout cas, un totalitarisme ou une tyrannie. De toute façon je ne réclame pas une telle démesure : je ne dis pas qu'il faut du surhumain, du colossal, de l'écrasant à l'administration de la Justice. En matière de formalisme judiciaire, de décollement d'avec soi-même, de non-coïncidence, de distance marquée, la perruque des juges britanniques me suffit tout à fait, ou le salut militaire des bobbies aux contrevenants au code de la route, ou le vouvoiement des policiers français s'adressant aux jeunes gens de banlieue, quand ils veulent bien y penser : tout ce qui marque, tout ce qui signifie, que le détenteur d'une autorité quelconque, que ce soit celle de juger ou celle de me réclamer mes papiers, n'est pas seulement une personne ordinaire, un individu quelconque, M. Machin ou Mlle Claquemuche, mais qu'il est aussi, qu'il est en même temps, un juge, une juge, un policier, un douanier, peu importe : bref qu'il ne coïncide pas avec lui-même, qu'il n'est pas lui-même, soi-même et rien d'autre – car son soi-même n'a aucun droit sur moi, ce n'est pas à son soi-même que je puis accepter d'avoir affaire en qualité de prévenu, d'accusé, de suspect, de contrevenant, de témoin, ou seulement de membre du public ; et en généralisant un peu je dirais que ce n'est pas à son soi-même que je puis accepter ou souhaiter avoir affaire en qualité d'élève, d'étudiant ou de client de la banque Considérez la décadence de l'uniforme, parmi nous, sa quasi-disparition de l'espace public, les refus dont il fait l'objet, la négligence avec laquelle il est arboré, l'impatience avec laquelle il est dépouillé, de la part des gardiens de musée, des postiers, des postières, des professeurs d'université, des marins, des douaniers, des contrôleurs des chemins de fer, ne parlons pas des lycéens ou des écoliers. Tout ce petit monde veut être lui-même, comme tout le monde, et il a horreur, une horreur toute naturelle, c'est le cas de le dire, des uniformes. Moyennant quoi c'est lui qui est uniforme, et nos villes, de plus en plus ternes, et nos vies, de moins en moins chatoyantes, de plus en plus raisonnables, plates, gales, quelconques. C'est bien sûr un détail, une image, un exemple entre mille : mais ce que disent cette décadence et ce refus de l'uniforme (au seul profit de l'uniformité), c'est encore une fois l'aspiration effrénée à la coïncidence, au redoublement scrupuleux, à la tautologie, à l'être soi-même soi-même, si j'ose dire, au c'est vrai que de la vérité. Ce qui s'y lit à l'évidence, surtout, c'est la croissante insuffisance de sophistication moyenne, de dextérité intellectuelle, de culture, disons le mot, pour que soit encore perçue, et souhaitée, aimée, la différence entre le rôle et la personne, l'espace entre l'être et la figure sociale, cet écart, ce délai entre sens et signification qui de tout temps avaient été le lieu et le moment de la civilisation, de la courtoisie, de la littérature, du droit, du sort suspendu, de la liberté et de l'in-nocence. Mais vous m'avez troublé en faisant allusion au formalisme judiciaire supposé des totalitarismes : je veux bien que l'administration de la Justice ait pu être entourée de beaucoup de pompe, sous les nazis ou bien au temps des procès de Moscou, et même d'un écrasant formalisme affiché - mais c'était l'hommage du vice à la vertu. La lecture du journal de Victor Klemperer [1], ou bien la seule vision des bandes d'actualité, pourtant soigneusement "éditées", des procès de Moscou, montrent bien que ce n'est pas de formalisme, qu'il faut parler, même si la prétendue justice, sous les nazis ou au temps de Staline, pouvait être administrée dans des bâtiments grandioses et selon des rites soigneusement arrêtés ; mais d'arbitraire, au contraire, de pur arbitraire, où la force perce constamment sous la forme, et n'en laisse rien subsister. M. du S. : Plus profondément, est-ce que les grands formalistes, parmi les personnalités de la culture européenne au XXe siècle, n'ont pas manifesté une étonnante prédisposition à s'accommoder des totalitarismes, et même à en célébrer les mérites ? Je pense aux futuristes italiens, je pense à Pound, je pense à Pessoa, dans une moindre mesure à Eliot, à beaucoup de grands inventeurs de formes qui souvent se sont très gravement compromis avec le fascisme, le nazisme, le stalinisme, Salazar et j'en passe ? R. C. : Formalistes et inventeurs de formes, ça ne veut pas dire la même chose. Céline est certainement un grand inventeur de formes, et il est certes très gravement compromis avec le pire des totalitarismes, mais il ne viendrait à l'idée de personne de le considérer comme un formaliste. Les futuristes italiens ne sont pas des formalistes : ils célèbrent avant tout l'élan, la vitesse, l'éclat, la force, la puissance non médiatisée. Pound n'est pas un formaliste, Pessoa non plus, et d'ailleurs j'ai scrupule à les mettre tous les deux dans le même sac, dans la même phrase. Tout cela demanderait à être regardé de très près, et on trouverait sans doute que, parmi les formalistes incontestables, aussi nombreux sont ceux qui ont penché d'un côté que de l'autre, vers la liberté ou vers la tyrannie. Les formalistes russes, qui sont les plus nettement étiquetés de tous les formalistes, ne sont pas suspects de complaisance à l'égard du stalinisme, dont la plupart d'entre eux ont été les victimes, au contraire. Un Malevitch est une proie pour la tyrannie, il n'en est pas le complice : accusé par elle de formalisme, c'est avec les instruments du formalisme qu'il lui résiste comme il peut. De toute façon je ne plaide pas pour un quelconque formalisme en soi, mais seulement pour la forme, et pour cette quintessence de la forme qu'est la non-coïncidence : non-coïncidence avec la personne, non-coïncidence avec l'expression, non-coïncidence avec la force. Il y a beau temps que j'ai renié pour ma part tout formalisme pur, et renoncé à la pratique, ou à la poursuite, de formes qui n'amènent pas de sens, qui n'élargissent pas l'expérience, qui ne sont pas les moyens de plus de justesse, sinon de plus de justice. Vous vous moquiez à l'instant des juges bourgeois de l'ère bourgeoise, avec leur raideur bourgeoise, et je veux bien croire qu'elle ait pu être pénible, ou ridicule : mais ce que signifiait cette raideur, dans la tenue, dans le discours, dans l'attitude sociale, c'était justement la non-coïncidence, entre la personne et sa fonction. Aujourd'hui on voit de toute part les rôles coïncider avec les individus qui les tiennent, chacun se vanter à n'en plus finir d'être soi-même en toute circonstance, même les plus officielles, et d'être venu comme il était. Un professeur, pas plus qu'un juge, n'a à être lui-même, lorsqu'il enseigne et lorsqu'il agit, ou paraît, dans une société où il peut être perçu en tant que professeur. Sa soi-mêmité, si j'ose dire, elle doit être cantonnée à sa vie privée. Quel pourrait être le fondement de sa légitimé et de son autorité comme professeur si c'est lui-même, M. Michu, ou Michu Jean-Raymond, l'homme, l'individu, celui qui est venu comme il était, attifé comme l'as de pique, et parlant comme un amuseur de télévision, qui enseigne ? M. du S. : Mais dans une situation où il s'agit d'amener à la culture et à la connaissance beaucoup d'élèves qui par leur origine y sont souvent très étrangers, est-ce que vous ne craignez pas que cette espèce de distance, de distanciation, que vous recommandez, chez les professeurs – je sais que vous détestez qu'on dise profs, et plus encore, peut-être, enseignants -, est-ce que vous ne craignez pas que cette distance n'accroisse encore le sentiment, chez les élèves dont je parlais, qu'ils sont étrangers à la culture, qu'elle ne les concerne pas, qu'elle n'est pas faite pour eux, qu'elle est décidément trop éloignée ? Ou bien, pour poser ma question autrement, ne peut-on pas envisager que ces profs auxquels vous semblez reprocher un certain relâchement de langage, de tenue vestimentaire et d'attitude sociale, adoptent ces partis que vous réprouvez justement pour aller au-devant de leurs élèves, pour abréger la distance qu'il y a entre eux et la culture, entre eux et la connaissance ? R. C. : Oh, je veux bien leur reconnaître ces bonnes intentions, si vous voulez, même si je suis convaincu qu'elles sont fourvoyées. Je suis convaincu que c'est une erreur de vouloir toujours rapprocher l'enseignement de l'enseigné. Ce n'est pas du même qu'il faut prodiguer à l'élève. Le même il en aura toujours assez. C'est le lointain qu'il faut lui apprendre à aimer, le dissemblable, le non-coïncidant: le mot qu'il ne comprend pas dans une phrase, la phrase qu'il ne comprend pas dans un texte, le nom qu'il ne connaît pas dans une liste, le geste que lui n'aurait pas fait dans une situation donnée, l'idée qui ne lui serait pas venue, la tournure syntaxique, ou stylistique, que jamais ne lui aurait dictée la simple expression de lui-même. L'art est lointain, voilà ce qu'est l'art : la culture est autre chose, la littérature ne nous parle pas de nous, ou bien, si elle nous parle de nous, c'est par un détour à travers autre chose, l'autre, un autre, un autre qui est la forme, les formes, la distance, l'écart avec soi-même. Pardonnez-moi de citer une fois de plus la phrase d'Adorno que je trouve si juste et si belle, et que je plaçais en exergue d'un chapitre d'Esthétique de la solitude [2], il y a déjà quinze ans de cela : « L'étrangeté au monde est un aspect de l'art : celui qui perçoit l'art autrement que comme étranger au monde ne le perçoit pas du tout. »[3] On dit toujours des grandes liturgies religieuses, ou bien des fastes du pouvoir, surtout du pouvoir monarchique, qu'ils sont du théâtre, des mises en scène de théâtre, des emprunts aux arts de la scène. Mais c'est le contraire qui est vrai : c'est le théâtre qui est un emprunt aux rites d'échange avec les dieux, même si cet échange est fictif, et même s'il n'est en rien un échange. C'est l'art qui imite, non pas tant la nature, que les protocoles inhérents à tout pouvoir dès lors qu'il n'est pas la force pure ; et d'abord inhérents au pouvoir sur soi-même, sur les événements, sur la peur, sur l'horreur, sur l'injustice, sur les émotions trop fortes. C'est la culture, c'est l'enseignement, c'est l'éducation qui figurent en chacun de leurs modes, en chacune de leurs inflexions, la sortie de soi, le décollement d'avec le moi, l'insoumission au destin passif, l'inasservissement à la fatalité, que celle-ci soit psychologique, économique, intellectuelle ou sociale. M. du S. : En somme vous recommandez un enseignement aussi formalisé, solennel, pompeux, distant, que la tragédie classique, ou que l'administration de la justice dans ces palais que vous aimez tant R. C. : Non. Je n'irai pas jusque là. Mais je crois en effet qu'il faut y mettre des formes, pour enseigner – des formes tempérées par la gentillesse, bien sûr, par la patience, la compréhension, l'attention particulière ; mais des formes, oui, des formes spatiales sinon architecturales, du rituel, de la non-coïncidence avec soi-même, j'en revins toujours à cela, et que ce soit pour les élèves aussi bien que pour les professeurs. Vous savez que j'aime à parler de la lontanànza de l'art, ce que je suis tenté de traduire par sa lointeur, ou sa lontanité, je ne sais pas, ces deux néologismes me plaisent autant l'un que l'autre. Les professeurs doivent être des maîtres de lointeur, pas de proximité. M. du S. : Mais vous parlez, avec une certaine exaltation, comme s'il ne s'agissait que d'enseigner l'art, ou la littérature, ou la théologie ! Un enseignement ne peut pas se limiter pas à cela ! R. C. : Un enseignement ne peut pas se limiter à cela, non. Mais s'il veut produire des magistrats, des avocats, des médecins, des ambassadeurs, des architectes, des ingénieurs des ponts et chaussées, des chefs d'entreprise et bien sûr des professeurs, des professeurs qui soient autre chose que des petits-bourgeois et des maîtres en petit-bourgeoisisme, il doit prodiguer de la lointeur, de la distance, de l'écart, de la non-coïncidence avec soi-même – en un mot de la culture, et, pour être plus précis, de la culture générale. Pas nécessairement de l'art ou de la littérature, ou plutôt si, très nécessairement ; mais pas seulement : de l'histoire, de la grammaire, de la géographie, de la philosophie, des mathématiques, des sciences, de la conscience des niveaux de langage, bref de la culture générale, je ne trouve pas d'autre expression, et celle-là me convient très bien. La dictature de la petite bourgeoisie se reconnaît à cela que la culture générale n'y a pas cours ; et que le discours social s'y adresse en permanence à la méconnaissance, qui est un plein, et pas à la connaissance, qui bien sûr est pleine de trous, de manques, d'écarts, de sauts dans l'inconnu et au-dessus de lui, de nuit, d'espace pour l'avenir et de non-coïncidence. Qu'est-ce qui fait que tous ces magistrats nouvelle manière, ces avocats, ces médecins, ces professeurs sont des petits-bourgeois, malgré leurs honorables fonctions, éminemment bourgeoises ? Qu'ils n'ont pas de culture générale, ce qu'on voit bien dès qu'ils paraissent, et ce qu'on entend mieux encore à peine ouvrent-ils la bouche ou tournent-ils une phrase, parce que la culture générale se traduit d'abord, essentiellement, par un usage de la langue, un usage distancé de la langue, non-coïncidant lui non plus. Ils n'ont pas de culture générale parce qu'ils ont reçu de l'instruction, on veut bien le croire, l'instruction nécessaire pour leur permettre d'occuper les fonctions qu'ils occupent et d'être des experts, des spécialistes, en mettant les choses au mieux ; mais ils n'ont pas reçu d'éducation. S'ils n'ont pas reçu d'éducation c'est qu'il faudrait à la petite bourgeoisie, pour en prodiguer, être capable de sortir d'elle-même, de se quitter, de se renoncer un moment. Or c'est là ce dont elle est le plus incapable, tout occupée qu'elle est à être tout ce qu'elle est, rien de plus, rien de moins. J'ajouterais, pour finir sur ce point, que cette instruction sans éducation, que nous voyons si largement répandue parmi les détenteurs des fonctions principales de cette société, ne peut pas, même en tant que simple et pure instruction, être de très bonne qualité. Ne savoir que la médecine ne fait pas un bon médecin. Ne savoir que le droit ne fait pas un bon juge, ni un bon avocat. Ne connaître que le journalisme fait un journaliste de dernière catégorie. Ne connaître que la pédagogie fait d'exécrables pédagogues. N'avoir étudié que la sociologie engendre d'ineptes observateurs de la réalité sociale. Un architecte qui n'a appris que l'architecture, même et surtout si elle fut mâtinée de sociologie, construit les cités que nous avons sous les yeux, et où nous sommes menacés d'avoir un jour à vivre, si l'étau de la dictature se resserre, quand elles occuperont tout le terrain. En régime de dictature de la petite bourgeoisie on se retrouve avec des magistrats, des avocats, des médecins et bien sûr des professeurs qui, en une large proportion, ne sont pas de très bons magistrats, de très bons médecins ou de très bons professeurs, parce que l'enseignement de masse leur a dispensé de l'instruction, laissons-leur sur ce point le bénéfice du doute, mais pas d'éducation, pas de culture générale - de sorte, accessoirement, qu'ils ne constituent pas un public pour la culture, qu'ils ne forment pas une classe cultivée. M. du S. : Mais vous ne parlez que des magistrats, des avocats, des architectes, des ambassadeurs, des médecins, des professeurs - c'est-à-dire très exactement des individus que l'on considère, ou considérait habituellement, comme étant des bourgeois ; et dont vous dites justement qu'ils ne sont plus des bourgeois, mais des petits bourgeois, R. C. : comme tout le monde, oui. M. du S. : Tout le monde n'est pas médecin, avocat, architecte, ingénieur, professeur, magistrat, etc. Ces bourgeois dont vous dites que ce sont des petits bourgeois, ils sont passés depuis trente ans par ce que vous appelez un peu abusivement l'enseignement de masse ; et ils y ont plutôt mieux réussi que les autres, puisque leurs diplômes leur ont permis d'occuper ces fonctions qui sont généralement considérées comme enviables. R. C. : Ils y ont mieux ou moins mal réussi que les autres, oui, en cela qu'ils y ont reçu une meilleure instruction. Cependant, j'insiste, ils n'y ont pas reçu d'éducation, ou très peu. Je crains qu'enseignement de masse et éducation ne soit incompatibles, fondamentalement. Je crains que l'éducation, contrairement à l'instruction, ne puisse être apportée à des enfants que par des parents, à des adolescents ou des jeunes gens que par des maîtres choisis, ou qui les ont choisis, des amants, des mentors, des modèles, des conseillers particuliers. Je crains même qu'éducation et égalité n'aillent pas très bien ensemble – et si c'était le cas, si cette hypothèse désagréable se vérifiait, il y aurait eu quelque chose de vicié, d'aporétique, dès l'origine, dans la conception même de ce projet d'enseignement de masse ; d'aussi aporétique que la belle formule de Jack Lang, un enseignement d'élite pour tous. Ce qui m'incite à penser que malheureusement il en va ainsi, c'est que s'éduquer, me semble-t-il, s'élever, se cultiver, c'est se rendre inégal, et, pour commencer, inégal à soi-même. C'est aussi apprendre à percevoir entre les œuvres, voire entre les choses, les lieux, les circonstances et peut-être les êtres (et certainement entre les artistes, les penseurs, les pensées) des différences de niveau de qualité, de hauteur, de profondeur, qui sont forcément des inégalités. Dans l'art, dans la culture, dans la pensée, a fortiori dans le style, l'égalité n'est nulle part. Et un enseignement de masse, qui se veut égalitaire même s'il est loin de l'être tout à fait, se trouve bientôt pris dans une situation de contradiction impossible, qui est celle où nous sommes enfermés. La petite bourgeoisie au pouvoir est sans cesse obligée, pour ne pas se trouver trop gravement en opposition avec elle-même, d'affirmer, ou d'insinuer, que tout se vaut, ou de faire comme s'il en allait effectivement ainsi (et Elton John est « un des plus grands compositeurs de tous les temps », sic). Par délicatesse sociale, par prudence politique, par souci de cohérence idéologique ou plutôt par besoin de masquer les incohérences, elle est obligée de donner à entendre, jour après jour, que toutes ces cultures particulières dont l'assemblage hétéroclite font le tissu de son multiculturalisme bien aimé sont égales. Et si elles sont égales il n'y a aucun moyen d'imposer et de transmettre les meilleures d'entre elles, les meilleures parties d'une d'entre elle, ni quoi que ce soit qui repose sur un principe d'excellence, de sélection, de patrimoine. Comment la société petite-bourgeoise pourrait-elle éduquer, de toute façon, puisque éduquer, au moins au-delà d'un certain point, c'est faire quitter la petite bourgeoisie ? Comment pourrait-elle éduquer des enfants petits-bourgeois (ou prolétaires), puisque ce serait les inviter, dans une certaine mesure, à renier leurs parents petits-bourgeois (ou prolétaires), à les désavouer ? Et comment cette tâche pourrait-elle être accomplie par des maîtres petits-bourgeois (ou prolétaires), qui devraient, pour la mener à bien, se renier eux-mêmes, peu ou prou, se détacher de ce qu'ils sont, aller voir comment ça fait du dehors, pour citer Ponge encore une fois, alors qu'ils n'ont pas d'idéal plus sacré, au contraire, que d'être eux-mêmes en toute circonstance ? [1] Victor Klemperer, Ich will Zeugnis ablegen bis zum letzten, Tagebücher 1933-1945 Und so ist alles schwankend, Tagebücher Juni bis Dezember 1945, Aufbau-Verlag GmbH, Berlin 1995. Traduction française, Mes soldats de papier, journal 1933-1941 Je veux témoigner jusqu'au bout, journal 1942-1945, éditions du Seuil, 2000. [2] Renaud Camus, Esthétique de la solitude, édition P.O.L, 1990. Cf. également Alain Finkielkraut, Renaud Camus, Emmanuel Carrère, L'Étrangèreté, éditions du Tricorne, France Culture, collection "Répliques", Genève 2002. [3] Theodor Adorno, Âsthetische Theorie, Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Mai, 1979. Traduction française, Théorie esthétique, Klincksieck 1989. |