|
M. du S. : Mais on croirait toujours à vous entendre que s'éduquer, ce serait devenir bourgeois ! Vous parlez comme si être éduqué, c'était être un bourgeois ! R. C. : Ah non, pas du tout, quelle horreur ! S'éduquer ce n'est pas devenir bourgeois ! Ce serait trop déprimant ! Devenir bourgeois, en revanche, impliquait - oh, très imparfaitement, très approximativement - qu'on s'éduquât, oui. Être bourgeois impliquait - non moins imparfaitement - qu'on fût éduqué. Enfin, disons, a minima, qu'il n'y avait pas incompatibilité entre éducation et bourgeoisie, ou bourgeoisisme ; qu'il y avait même incitation, et forte, à la coexistence. Ma crainte est qu'il n'y ait relative incompatibilité, au contraire, entre éducation et petite bourgeoisie, ou société petite-bourgeoise, a fortiori ; ne parlons pas d'une situation où cette classe exercerait la dictature ! M. du S. : C'est à propos de cette incompatibilité supposée, entre petite bourgeoisie et éducation, entre petite bourgeoisie et culture, que j'essaie de vous amener, sans grand succès jusqu'à présent, je dois le dire, à vous expliquer une bonne fois. Je ne me décourage pas. Mais pour commencer - et là c'est au président du parti de l'In-nocence que je m'adresse - : cette contradiction que vous dénoncez. R. C. : que j'énonce, plutôt, que je crois relever M. du S. : que vous énoncez, soit, entre l'exigence sociale d'égalité et la fondamentale inégalité impliquée selon vous par le concept de patrimoine culturel, et donc de culture, et donc d'éducation, qu'est-ce que vous prévoyez, vous et vos amis, pour essayer d'en sortir ? R. C. : Là je ne puis que vous renvoyer à notre programme, chapitre Éducation, que d'ailleurs vous connaissez bien [1]. Pour le dire d'un mot, notre objectif, c'est un accès égalitaire à l'inégalité : faire en sorte que personne, mais vraiment personne, et surtout pas un enfant, mais un adulte non plus, ne puisse être empêché de faire toutes les études qu'il peut faire, et qu'il veut faire, par des contraintes matérielles, sociales ou culturelles – d'où une abondance de bourses d'études de toute sorte ; et d'autre part, et surtout, création d'un corps spécialisé d'éducation, une sorte de troisième force, dite Éducation intermédiaire, entre l'éducation générale et l'éducation professionnelle, spécialement chargée de tout faire pour compenser, en cours d'études, les différences de niveau qui seraient liées à l'origine, à la fortune, au handicap, etc. ; et d'assurer qu'aucune situation éducative non désirée, non désirée par le sujet lui-même, surtout, ne soit figée, définitive, irréversible. Cette troisième force éducative, cette espèce d'escadron volant pédagogique, aurait pour mission d'assurer, par exemple, que les élèves qui auraient la volonté et la capacité intellectuelle de se maintenir dans les filières les plus exigeantes, mais qui éprouveraient des difficultés particulières à le faire pour des raisons culturelles, sociales, médicales et bien sûr économiques, reçoivent l'assistance la plus étroite ; et de même ceux qui seraient engagées dans des filières moins exigeantes mais qui, à quelque point que ce soit de leur parcours, éprouveraient le désir, et auraient la ferme volonté, de rejoindre les premières. C'est ce que j'appelle égal accès à l'inégalité M. du S. : Une sorte de discrimination positive, en somme ? R. C. : La discrimination positive, c'est plutôt l'inégal accès à l'égalité, non ? Selon notre projet il n'y a pas de dispense, il n'y a pas de passe-droit, les examens ne sont pas dévalués, personne n'est admis nulle part sans avoir fait la preuve de mériter de l'être, par son mérite, par ses capacités, autant que n'importe lequel des autres admis. Tout le monde peut en permanence bénéficier d'une assistance spéciale, prodiguée par les maîtres de l'éducation intermédiaire, individuellement si c'est nécessaire. À l'intérieur de ce cadre-là, cependant, la sélection est rigoureuse, d'après le seul mérite, la volonté et les aptitudes. Mais si vous voulez bien nous n'allons pas nous lancer là-dedans maintenant, nous avons déjà assez de pain sur la planche. M. du S. : En effet . R. C. : Ces profs et enseignants dont vous parliez il y a quelques instants, et qui adopteraient un certain relâchement de langage, de tenue vestimentaire et d'attitude sociale dans le dessein d'aller au-devant de leurs élèves, je pense qu'ils tiennent surtout à être eux-mêmes, comme tout le monde, naturels, voire nature : ils veulent s'épargner la peine de sortir d'eux-mêmes, et désirent venir au lycée comme ils étaient, comme ils sont, conformément aux idéaux ambiants, qui sont ceux-là même de la petite bourgeoisie dominante, et selon moi dictatoriale. M. du S. : Objection, si vous permettez. N'avons-nous pas posé que l'un des traits fondamentaux de la petite bourgeoisie c'était l'imitation ? Si la presque totalité des profs sont aujourd'hui des petits bourgeois comme vous le soutenez, et si le trait fondamental de la petite bourgeoisie c'est la pulsion d'imitation, comment les profs peuvent-ils désirer avant tout être eux-mêmes, ce qui semble devoir impliquer d'abord, nécessairement, la répudiation de toute imitation ? R. C. : Nous commençons peut-être à être un peu fatigués l'un et l'autre par cet entretien qui se prolonge - en tout cas j'ai l'impression que nous n'avons pas, ici, le même souvenir de ce qui précède. D'abord ce n'est pas moi qui dit que la petite bourgeoisie a pour trait fondamental l'imitation. Je n'ai pas dit non plus le contraire, notez bien. Il faudrait distinguer entre l'ancienne petite bourgeoisie et la nouvelle, d'une part : entre la petite bourgeoisie classe parmi d'autres classes, et la petite bourgeoisie classe unique ; et d'autre part entre la petite bourgeoisie et les petits-bourgeois - qui eux s'imitent beaucoup les uns les autres, c'est vrai. Nous avons vu, s'il vous en souvient, que la petite bourgeoisie, classe victorieuse, classe triomphante, ne vivait plus dans l'obsession d'une autre classe, la bourgeoisie, qu'elle a désormais supplantée et presque complètement chassée de la scène ; et dont elle ne garde plus, au demeurant, qu'un souvenir très confus. La mémoire n'est pas son fort, elle sait à peine qu'il y a eu des siècles. Le temps, c'est toujours un extérieur, n'est-ce pas : c'est même l'extérieur des extérieurs. Et la petite bourgeoisie, j'ai eu dix fois l'occasion de le dire depuis que nous parlons, ne se conçoit pas d'extérieur, pas d'extérieur du moins qui ne soit destiné à être rabattu sur ce qu'elle est, sur son présent, et assimilé à elle, à lui : c'est son ardent présentisme. Et puis la mémoire c'est toujours une espèce de culture, de dépôt, d'héritage, d'objet de transmission, de patrimoine, de patrimoine culturel. Et de ce que la mémoire n'est pas le fort de la petite bourgeoisie, qui n'a pas d'ancêtres, vient la nécessité sans cesse réitérée, sous la domination petite bourgeoise, de faire d'elle un devoir, le fameux devoir de mémoire. M. du S. : Vous dites que la petite bourgeoisie n'a pas d'ancêtres. Comment expliquez-vous alors cette frénésie de généalogie qui a pris nos compatriotes ? R. C. : Comme une réaction à la réalité que je souligne ; comme la marque d'un affolement ; comme une soupape de sécurité à ce présentisme déculturé dont nous parlions à l'instant. Si les petits bourgeois se cherchent des ancêtres, c'est bien qu'ils n'en ont pas sous la main. Cela dit votre mot de frénésie me paraît très exagéré. Même s'il y a en effet une petite mode de la généalogie, ce n'est qu'une mode réactive, la manifestation, comme le devoir de mémoire, d'une volonté de contrepoids à la tendance dominante, qui, elle, est à l'oubli, à l'autogénération du présent, à l'autogénération des individus, lesquels prétendent naître à eux-mêmes sans l'aide d'aucun maître, et surtout sans héritage. M. du S. : En somme ce qui va dans le sens de vos propos est bon parce que cela va dans le sens de vos propos, et ce qui va contre eux est bon aussi, parce que cela marque une réaction, une réaction confirmative, à la réalité de ce que vous affirmez R. C. : Écoutez je ne crois pas qu'on puisse dire sérieusement qu'il y ait dans la profondeur de la société française contemporaine, et surtout dans sa largeur, une forte tendance à la généalogie, à l'histoire, à la mémoire. Quand vous demandez à neuf Français sur dix, et surtout s'ils sont jeunes, à quelle époque remonte ceci ou cela, de quelle époque date ce monument, à quelle époque fait référence ce costume, ils ne comprennent même pas ce que vous leur demandez. Je le répète, ils ne savent pas qu'il y a eu des époques. La pulsion généalogique dont vous faites état est à mon avis un contre-courant, une strate géologique à contre-sens de la surface, une contradiction minoritaire incorporée, dont seule une approche bathmologique [2] peut rendre compte avec justesse. Après tout c'était peut-être le rôle historique de la petite bourgeoisie - et nous devrions, qui sait, lui en savoir gré – d'apporter dans ses bagages, en arrivant au pouvoir, un nécessaire oubli, et de l'enseigner dans ses écoles, de faire servir ses écoles à enseigner l'oubli, à faire oublier la culture. La culture, il faut bien le dire, était avant tout nationale, jadis. Chaque pays avait la sienne. L'héritage, c'était avant tout l'héritage des ancêtres. Dès lors que nous entrons, de l'avis général, dans une phase post-nationale de l'histoire, dès lors que le pays n'est plus le pays des ancêtres, que le peuple n'est plus un peuple de descendants (de descendants de ces ancêtres-là, en tout cas), la culture devient un embarras, l'héritage est aussi encombrant qu'une armoire normande au dix-huitième étage d'une H.L.M basse de plafond, et les ancêtres agacent les voisins, qu'eux-mêmes n'apprécient qu'à moitié. La petite bourgeoisie vous arrange tout ça comme un régiment de termites dans la fameuse armoire normande : la culture commence à Dalida et finit à Joey Starr, comme cela tout le monde est content. M. du S. : Bien. Refermons cette parenthèse, une de plus, non sans regrets. Vous disiez que le rapport entre petite bourgeoisie et imitation avait complètement changé, selon vous... R. C. : Oui, je le répétais. Mais surtout il faut bien voir, à un autre niveau, plus essentiel, que l'incompatibilité de surface entre soi-mêmisme (comme j'aime à dire) et imitation est parfaitement illusoire. Le "soi-mêmisme" est une imitation, au contraire – d'une part parce qu'être soi-même est parmi nous la scie des scies, au même titre que c'est vrai que ou que le problème il est là ; d'autre part, et de façon plus fondamentale, parce qu'être soi-même c'est s'imiter, se répéter, se buter dans ce qu'on est déjà, dans ce que le hasard a fait de soi. Plus les contemporains répètent comme des perroquets qu'ils n'aspirent à rien d'autre qu'à être eux-mêmes, plus ils sont semblables les uns aux autres et c'est-vrai-qu'isent, problème-il-est-làïsent, stéréotypisent, fascisent la langue, oui, ou la totalitarisent, la rendent plus contraignante, plus prédéterminante. Le naturel c'est le conformisme. La différence se crée. Sauf peut-être chez les génies et les fous, et encore, l'originalité n'est pas donnée, elle se cultive. La culture est la grande école du n'être pas soi-même, de l'être-plus, de l'être-autre, du soi-même autre comme dit Ricoeur. Certes c'est aux fins de fomenter un soi-même meilleur, plus authentique et plus précieux. Mais justement, ce soi-même meilleur, inédit, non-imitatif, ne coïncidera pas avec le soi-même du soi-mêmisme, le soi-même toujours déjà là et qu'il ne s'agit jamais que de dégager des scories et des strates de conventions dont l'ont prétendument chargé la vie sociale, la civilisation et peut-être même, à en croire les accusations dont elle fait l'objet, la culture. M. du S. : Ce sont là des thèmes et même des expressions, des tournures, des comparaisons, qui sont familiers à tous vos lecteurs, encore une fois, R. C. : Ça ne fait pas beaucoup de monde ! M. du S. : Je ne sais pas. Peu importe. En tout cas, le fait que ces tournures, ces expressions, ces concepts si l'on veut, reparaissent en toute occasion, chez vous, quel que soit le sujet abordé, semble impliquer que l'ensemble de vos réflexions s'agence plus ou moins délibérément en une sorte de système, dont tous les éléments sont interdépendants ; et qu'à tirer sur n'importe quel fil on fait venir à soi la totalité de la tapisserie. R. C. : Ah, puissiez-vous dire vrai ! Si c'était le cas, au demeurant, ce ne serait pas nécessairement de mon fait. J'aime à croire que je ne fais que reconnaître, en tâtonnant, et en tirant moi-même tel ou tel fil, une tapisserie qui serait celle-là même de la société contemporaine, avec ses avantages et ses inconvénients. M. du S. : Vous soulignez beaucoup plus ses inconvénients que ses avantages, il me semble R. C. : L'ennui, c'est que les uns ne sont guère séparables des autres Vous allez dire encore que je ressasse ici tous mes vieux dadas. L'un de ceux-là, c'est l'idée que les questions les plus intéressantes, en morale, ne sont pas celles où se trouvent confrontés le bien et le mal : ces questions-là, quoi qu'on en dise, sont assez faciles à régler, en général, au moins au niveau théorique Non les questions morales les plus intéressantes, à mon avis, sont celles où se sont deux biens qui s'opposent, deux biens dont on se rend compte, comme il arrive souvent, hélas, qu'ils ne sont pas compatibles, qu'il faut choisir entre eux. Eh bien, dans le domaine politique et idéologique, je pense qu'il en va à peu près de même, mutatis mutandis. Bien plus qu'à la lutte entre le bien et le mal l'humanité s'est trouvée constamment confrontée, au cours de l'histoire, à la lutte entre deux biens, qui lui semblaient également précieux, qu'elle ne voulait répudier ni l'un ni l'autre, mais qui n'étaient pas compatibles. Plus exactement il n'est sans doute pas de bien, de progrès, de progrès moral, mais aussi social, politique, idéologique, culturel, qui n'amène avec lui une part plus ou moins importante de mal, de régression, d'inconvénient. La question est alors de savoir si cette part de mal est plus importante ou non que la part de bien dont elle semble être la contrepartie indissociable ; et s'il n'y a pas moyen de les dissocier malgré tout, en examinant des unités plus petites, en distinguant et en distinguant encore. Je parlais lorsque nous avons commencé cet entretien de la succession des lois et dispositions législatives diverses qui très progressivement, très doucement, insensiblement, sur un siècle à peu près, ont amené en France, et presque partout en Occident, et dans une moindre mesure partout dans le monde, la prépondérance de la petite bourgeoisie, et finalement ce que j'appelle sa dictature. Or ces lois, pour la plupart, étaient de bonnes lois, de justes lois, presque des lois d'évidence, contestées sont doute, lorsqu'elles ont été passées, par des coalitions d'intérêts égoïstes et réactionnaires, mais sur lesquelles, très vite, il était impossible de revenir tant leur justice, et donc leur justesse, leur bonté, comme dit Tocqueville, paraissaient évidente. La marche en avant de la petite bourgeoisie est celle-là même, je ne dirais pas de la liberté, je n'irai pas jusque là, mais de l'égalité (on sait que ces deux idéaux, liberté et égalité, sont souvent en opposition, justement) - et certainement de la démocratie. L'éducation est une bonne chose, une excellente chose, la meilleure qui soit – tout le monde est d'accord là-dessus. Il y a cinquante ans et plus, dans le système éducatif français, on donnait une bonne éducation, dans l'ensemble, à une petite partie d'un classe d'âge, que nous dirons privilégiée. Au reste de cette classe d'âge, on donnait une assez bonne éducation aussi, toujours dans l'ensemble, mais infiniment plus limitée, très partielle, solide (les paysannes de quatre-vingt-dix ans, dans les campagnes, ont une orthographe d'une qualité stupéfiante, souvent – en tout cas bien supérieure à celle de leurs arrière-petits-enfants ), mais sommaire, élémentaire. À cette situation injuste on a voulu mettre fin. On a voulu donner à tout le monde la bonne éducation qu'on ne donnait jusqu'alors, par l'effet d'une injustice, qu'à quelques-uns. On a voulu donner à tout le monde la bonne éducation qu'on donnait jusque-là, disons le mot, aux seuls enfants de la bourgeoisie - pour le coup cette évolution est très facilement et très justement analysable en termes de classes. Le résultat, hélas, c'est que plus personne ne reçoit une éducation de bonne qualité. M. du S. : Ce que vous dites là me paraît très contestable R. C. : Il est possible que je généralise un peu abusivement. On généralise toujours abusivement. Il reste que généraliser est le mouvement le plus indispensable de tout effort de compréhension. Je ne doute pas qu'il existe, heureusement, quelques poches de survivance d'une éducation de qualité. Elles sont plutôt rares, plutôt étroites, et à l'observation superficielle elles ne frappent guère. Dans l'ensemble, et avec l'incritiquable dessein d'en généraliser les vertus, de les étendre à tous, d'en faire bénéficier tout le monde, on a détruit l'enseignement bourgeois, celui qui fonctionnait assez bien pour quelques privilégiés. M. du S. : Et donc, à vous en croire, il n'y aurait plus de privilégiés de l'éducation ? Mais tout contredit cette observation ! R. C. : Oh, je ne dis pas que l'égalité est parfaite, loin de là. Cependant les plus hauts sommets ont été considérablement abaissés, et même arasés. Pour abaisser, ça, la petite bourgeoisie est très forte. Elle a détruit tout ce qui relevait de l'excellence, et même de la bonne qualité. Elle éprouve beaucoup plus de difficulté, et même elle échoue lamentablement, à élever ce qui était et qui est au plus bas. Sous son administration les plus hauts reliefs du paysage éducatif disparaissent, ils sont aplanis – c'est un progrès vers l'égalité, si l'on veut ; mais les gouffres se creusent, les points les plus bas deviennent des abîmes, et ils s'élargissent indéfiniment. Les privilégiés d'hier sont peut-être encore un peu privilégiés, mais l'essentiel de leur privilège, c'est d'être un peu moins sous-privilégiés que les autres, un peu moins défavorisés M. du S. : Vous ne pouvez pourtant pas nier que le niveau général d'éducation de la population française a beaucoup augmenté, en cinquante ans. Le nombre des diplômés a été multiplié par dix, par cent R. C. : Qu'est-ce que cela signifie, si la qualité des diplômes a été divisée par dix ? La plupart des bacheliers d'aujourd'hui n'auraient pas été admis en classe de sixième en 1950 M. du S. : Vous caricaturez. R. C. : Peut-être un peu, mais moins que vous ne pouvez croire. Le fait le plus grave à mon sens, et le plus significatif, est la disparition de la classe cultivée. En France il n'y a plus de public pour la culture. M. du S. : Mais comment pouvez-vous dire une chose pareille ! Vous-même, dans votre journal, vous ne cessez pas de vous plaindre que dans les expositions de peinture, par exemple, il faille jouer des coudes pour voir les tableaux, après avoir fait la queue pendant trois heures, tandis que jadis il n'y avait personne dans les musées ! R. C. : Il est vrai qu'une politique de marketing échevelé a convaincu des masses considérables qu'il convenait de se précipiter dans les grandes expositions, quand ce sont des noms illustres qui sont mis en avant. Mais ces foules qui s'engouffrent au Grand Palais ou ailleurs, est-ce qu'elles les voient, les tableaux ? À en juger par les conversations qu'elles vous forcent à surprendre en leur sein, devant les toiles, on peut ressentir quelques doutes sur l'acuité de leur regard. Des millions d'individus voyagent, et la propagande pseudo-culturelle est arrivée à les convaincre, pour le meilleur et pour le pire, qu'un séjour touristique à Paris, mettons, devait obligatoirement comporter un passage au Louvre ou au musée d'Orsay ; que c'est cela qui se faisait, et cela qui devait se faire ; que sinon ça ne comptait pas, qu'on ne pouvait pas dire qu'on avait vu Paris. D'immenses portions des grands musées sont devenus très difficiles à distinguer de centres commerciaux, et on a parfois l'impression que la plupart des visiteurs passent plus de temps dans ces parties-là, d'une boutique à l'autre, que dans les galeries proprement dites. J'entendais l'autre matin le directeur du Louvre, à la radio, expliquer que quatre-vingt-dix pour cent de ces visiteurs, une fois dans les salles, ne savaient pas ce qu'il fallait y faire, s'attendaient à quelque chose qui n'arrivait pas, s'étonnaient de n'être pas pris en main, n'avaient pas l'idée de parcourir les salles et de regarder des tableaux. Certes il aurait fallu que les cartouches donnent plus de renseignements sur les œuvres, en expliquent mieux le sujet, plus en détail, soient plus diserts sur les artistes et leur époque. Mais le public ne songe pas à regarder les cartouches. Il ne comprend pas leur rapport avec les œuvres exposées. Et même si par extraordinaire il s'y porte, il manque totalement de la culture nécessaire pour tirer parti des explications qui lui sont données, car la mythologie, l'histoire religieuse, l'histoire tout court sont pour lui lettre morte. Il faudrait des explications aux explications, des cartouches pour expliquer les cartouches, des dictionnaires accrochés à des chaînes, des manuels pour expliquer l'usage des dictionnaires Je reconnais que j'extrapole un peu, mais j'ai tort, c'est bien inutile, car le directeur du Louvre disait aussi que quatre-vingt-dix-sept pour cent des visiteurs pensaient que l'histoire commençait en "l'an zéro", et donc ne comprenaient pas que des œuvres exposées puissent dater de "moins quatre cent cinquante", ou du XXIIIe siècle avant Jésus-Christ. Je ne suis pas absolument sûr du chiffre. J'ai pu mal entendre. On se dit bien sûr qu'on a mal entendu, que ce n'est pas possible, qu'on est en train de faire un mauvais rêve, ou bien qu'on est le 1er avril, que France Culture vous fait encore une farce. Mais cet homme citait les résultats d'une enquête statistique qu'il avait lui-même diligentée, je présume, et tous les taux mesurant le degré de méconnaissance du public étaient extraordinairement élevés - je ne me souviens pas du moindre qui fût inférieur à quatre-vingt-sept pour cent. Entre parenthèses on retrouve tout à fait là le phénomène que nous évoquions plus haut : les gens ne savent pas qu'il y a eu des siècles. Danièle Sallenave dans Le Don des morts cite Kazymierz Brandys qui étant à l'hôpital essaie d'expliquer à son voisin de lit ce que c'est que d'être polonais. «Au XVIIe siècle », commence-t-il. Mais l'autre ne le suit pas. «Il ne savait pas qu'il y avait eu un XVIIe siècle.»[3]. L'immense majorité des visiteurs du Louvre, apparemment, ne savent pas qu'il y a eu un XVIIe siècle. Ou, s'ils le savent, ils ne s'en rendent pas compte, cela n'a pas de réalité pour eux, et ils ne savent pas reconnaître le XVIIe siècle du XVe ou du XIXe. Les relations avec Poussin, forcément, n'en sont pas facilitées. Le plus étrange est que le directeur du musée ne tirait nullement de ces constatations sévères la conclusion que cette situation était absurde, que la quantité pour la quantité n'avait aucun sens, que ce n'était pas au musée de procéder à une éducation générale qui n'avait pas été dispensée, ni même esquissée, aux stades antérieurs, et en particulier par l'école. Pas du tout, et même très au contraire. On comprenait de ses déclarations que ces visiteurs innombrable, qui ne savaient pas que dans un musée de peinture on va de salle en salle pour regarder les tableaux, constituaient une élite culturelle, un exemple de la réussite du système, puisqu'ils étaient entrés au musée, et que leur nombre était infime, infime, par rapport à celui des individus qui eux ne mettent jamais les pieds dans une institution culturelle quelconque, n'y songent même pas, ne savent même pas qu'il y a des musées ou, s'ils le savent, n'imaginent pas une seule seconde qu'ils puissent être concernés par eux, avoir jamais le moindre rapport avec eux. Ce sont ceux-là que visent le directeur du Louvre, ce sont ceux-là qu'ils veut faire venir, ce sont ceux-là qu'il entend atteindre par tous les moyens. Car son grand objectif, qui s'en étonnerait, c'est de «réduire la fracture sociale». Je suppose que personne ne peut faire la moindre carrière dans la haute fonction publique, et surtout dans le champ culturel, sans assurer à qui veut l'entendre, le plus souvent possible, ce ne sera jamais trop, que la préoccupation capitale, pour un directeur de musée, pour un responsable de monuments historique, pour un directeur d'école des beaux-arts, pour un directeur de théâtre subventionné, ce doit être la réduction de "la fracture sociale". J'imagine que l'on est promu selon le nombre de fois où l'on a pu placer cette antienne, si possible avec due conviction. Et peu importe que tous ces efforts de réduction de la fracture sociale, sans la réduire le moins du monde, au contraire (tout le monde reconnaît qu'elle s'aggrave), aient rendu les musées insupportables, les monuments historiques invisitables et le théâtre irregardable. Peu importe qu'à force d'avoir voulu attirer tous les publics, et surtout ceux qui ont le moins envie d'être attirés (ceux-là sont les meilleurs, les plus précieux, pour les prosélytes dévots – ceux dont la conversion a le plus de prix), on ait découragé le public naturel, c'est-à-dire culturel, bien entendu, cultivé. L'année dernière on était allé jusqu'à abolir la gratuité et le droit d'entrer sans faire la queue, dans les musées, pour les artistes. Le principe est toujours le même : il s'agit d'ouvrir les institutions culturelles à tous, et de préférence à ceux qui ne peuvent pas en profiter, et qui n'en profiteront pas ; et tant pis si ce faisant on les rend sans profit aucun, quand ce n'est pas impossibles d'accès, pour ceux à l'intention desquels elles avaient été conçues – car on étonne beaucoup en rappelant que les musées ont été institués pour les artistes, et accessoirement pour les amateurs d'art; pour les résidents des villes où il se trouvent, pas pour les touristes ; pour une fréquentation assidue, pas pour une visite au pas de course. Quantité, quantité, quantité : ce n'est pas seulement la qualité qui est sacrifiée, c'est le sens, c'est l'existence même, la raison d'être. Même la campagne, la montagne, les forêts, les landes, les dernières solitudes, sont balisées d'affreux panneaux, de parcours fléchés et de réclames dans le style des bandes dessinées, afin d'y attirer ceux qui n'auraient jamais songé à s'y rendre, quitte à ce que soient perdues les vertus de ces lieux pour ceux qui les aimaient sans avoir besoin d'y être amenés de force, ni par la persuasion publicitaire. En régime de dictature de la petite bourgeoisie, tout est fait pour exaucer les désirs de ceux qui n'en ont pas. C'est un effet secondaire sans importance de cette démarche qu'elle rende impossible la satisfaction de ceux qui, ces désirs, les éprouvaient naturellement. [1] Cf. programme du parti de l'In-nocence, chapitre "Éducation", www.in-nocence.org [2] Cf. supra, note 4. [3] Danièle Sallenave, Le Don des morts, Sur la littérature, Gallimard, Paris, 1991, p. 39. Kazymierz Brandys, Carnets-Paris 1985-1987, Gallimard, 1990. |