Le site du parti de l'In-nocence
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M. du S. : Vous dites naturellement, vous savez bien que c'est culturellement, qu'il faudrait dire,  voire héréditairement.  

R. C. : Oui, en grande partie. Mais c'est à l'école de tourner les déterminations auxquelles vous faites allusion, et d'offrir une culture à tous ceux qui n'en ont pas héréditairement, et qui peuvent et qui veulent en avoir. Au lieu de quoi on ne vise qu'à la quantité, là aussi, et voulant cultiver tout le monde non seulement on ne cultive plus personne, mais on ôte leur culture, on en interdit l'accès, au petit nombre de deux qui en auraient "naturellement" – on les empêche d'"hériter", et l'on croit qu'on a accompli ce faisant un grand progrès démocratique.

M. du S. : En somme le parti de l'In-nocence, de même qu'il s'est donné comme objectif politique, à en croire son programme, de réduire progressivement le nombre proportionnel des bacheliers – quatre-vingt pour cent, soixante-dix pour cent, soixante pour cent, cinquante pour cent au bout de quelques années, si tout va bien

R. C. : Oui, il s'agit de redonner un sens et une portée véritable à ce malheureux examen

M. du S. : Avouez que c'est une belle provocation   le parti de l'In-nocence, donc, pourrait aussi viser à réduire de quelques dizaines de milliers tous les ans le nombre des visiteurs du Louvre, du musée d'Orsay, des grandes expositions du Grand Palais

R. C. : Ah, oui, c'est un noble idéal. Je retiens votre suggestion pour le Comité de rédaction perpétuelle du programme Chassons les marchands du Temple, surtout ceux qui par miracle seraient désintéressés, et ne viseraient en tout sincérité qu'à le désacraliser tout à fait, à finir de désenchanter le monde, à le petit-embourgeoiser sans reste.

Voyez la rue de Rivoli, rue éminemment bourgeoise au temps où le musée du Louvre était fréquenté par les artistes et les seuls amateurs d'art, et qui est devenue une espèce de souk, au moins au niveau de la chaussée, depuis que le Louvre est une énorme machine à malaxer du touriste et à lui extraire son argent, en échange d'un vague brevet de distinction touristique («On a vu la Joconde ! »). Les boutiques de la rue de Rivoli, sur des centaines de mètres, l'horreur de ce qu'elles étalent, et qui est destiné très précisément aux visiteurs du musée, qui n'a de raison d'être là qu'à cause du musée, tout cela vous renseigne bien mieux que n'importe quelles statistiques sur la sorte de regard porté sur les tableaux (si tant est que regards et tableaux se rencontrent vraiment).

M. du S. : Oui, mais enfin, de tout temps, il y a eu près des grands musées des boutiques de babioles et de souvenirs ; et les visiteurs bourgeois de la Florence 1900 en rapportaient déjà des objets affreux

R. C. : des objets affreux, certes, mais qui avaient tout de même quelque rapport avec l'art, le plus souvent : reproductions, copies, moulages, photographies, lithographies ; tandis qu'à présent le lien est rompu. Ces objets qui sont en vente autour du Louvre, ces tabliers de cuisine et ces T-shirts historiés, ces Poulbot de plâtre et ces Pokémons de plastique,  il est évident que ceux qui les achètent, et qui sortent du musée, qui sont la même clientèle que celle du musée, n'ont pas vu les tableaux, même s'ils les ont regardés ; qu'en tout cas ils ne les ont pas aimés ; qu'à dire le moins ils n'en ont rien appris.

M. du S. : Est-ce que vous ne craignez pas, à l'occasion de sorties comme celle-ci, somme toute assez prévisibles, de votre part, et comme d'autres qui vous sont coutumières,  est-ce que vous ne craignez pas de prêter le flanc à des accusations de mépris ? Est-ce que vous n'avez pas peur qu'on puisse dire de vous que, plus que critique  et éclairant, ainsi que vous souhaiteriez sans doute le paraître, vous êtes surtout terriblement méprisant ?

R. C. : Mépris  ? Méprisant  ? Comment pourrait-on être méprisant face à ce qui vous dépasse de toute part, et dans quoi l'on se noie comme un puceron tombé dans une vasière ? C'est comme si vous reprochiez à l'escargot écrasé sur un chemin de campagne après la pluie d'éprouver du mépris pour l'énorme botte qui vient de s'abattre sur lui ; ou bien au hérisson aventureux de ressentir du mépris pour l'autocar qui vient de le transformer en crêpe ! Comment pourrait-on mépriser ce qui est mille fois, un million de fois, soixante millions de fois, plus fort que vous ? Et qui de toute façon l'emportera toujours?

La petite bourgeoisie, entre son passé d'humiliations véritables et son présent de domination implacable, a tout loisir de mettre en avant, selon les circonstances, celui des ses aspects dont elle a le plus d'avantages à tirer à ce moment précis : je suis martyr, voyez mes bleus, et cet odieux mépris que vous me témoignez ; je suis tyran, voyez mes crocs, et les ennuis affreux que vous vous attirez.

Le pouvoir moderne tire beaucoup de sa force, ou bien les forces modernes, sociales, politiques, tirent beaucoup de leur pouvoir, y compris de leur pouvoir de nuisance, de nocence, des humiliations, des exploitations, des injustices réelles ou supposées, mais de préférence réelles, c'est plus efficace, qu'elles ont subies. La puissance gagne beaucoup de poids, c'est presque une condition de sa puissance, même, à être incritiquable : non pas incritiquable en ses actions,  qui ne prêteraient le flanc à nulle contestation ; mais incritiquable par statut, par privilège historique, par capital d'injustices ou d'humiliations subies. Les ex-victimes deviennent intouchables. La victimité de la victime suscite la paralysie de l'adversaire. La petite bourgeoisie règne parce qu'on ne peut rien lui reprocher, elle a trop souffert. Quiconque oserait élever la voix contre elle se verrait taxer de mépris, ainsi que vous venez de le faire,

M. du S. : de le suggérer comme une possibilité

R. C. : de le suggérer, oui ; se verrait taxer de mépris, d'inconscience historique ou pis encore, de ridicule, de snobisme, d'élitisme réactionnaire, si je puis risquer le pléonasme, bref de toutes les abominations de la terre. Pour des raisons muettes, qui n'ont pas besoin d'être énoncées, on ne peut pas la critiquer, on ne peut même pas la nommer, on ne peut surtout pas la dépeindre, ni son influence, ni la structure de son pouvoir, ni ses actions : la petite bourgeoisie dispose là, en toute bonne conscience, d'une sorte d'assurance tous risques, qui est un des principaux moyens de sa dictature, et dont la bourgeoisie, par exemple, n'a pas disposé un seul instant, du temps qu'elle était au pouvoir.

M. du S. : Vous dites que la petite bourgeoisie l'emportera toujours, et je ne sais pas tout de votre vie, loin de là, mais il me semble que vous-même vous êtes assez bien arrangé, malgré tout, pour vous soustraire aux contraintes, aux pressions, aux tentatives d'assimilation de ce que vous appelez la société petite-bourgeoise et sa dictature

R. C. : Oh, on peut ruser avec elle quelque temps, on peut prendre quelques ultimes chemins de traverse, on peut encore refuser quelquefois ses enveloppes préimprimées et ses propositions de rabais, ses remises de prix et ses remises de peine,  ses formules et ses formulaires, ses forfaits-vacances et ses pactes fidélité clientèle, ses existences clefs en main, ses libertés surveillées, ses sentiers de grandes et de petites randonnées, ses promenades de santé du condamné, toutes les soumissions qu'elle vous impose tous les jours en échange des merveilleuses économies qu'elles vous vaudront et des simplifications qu'elles vous permettront, toutes les normalisations dociles qu'elle vous suggère sans y toucher, tous ces alignements résignés, cette programmation sans cesse plus étroite de votre vie.  Elle n'en est pas moins maîtresse de l'espace, du territoire, qu'elle grignote jour après jour jusqu'à n'en presque rien laisser d'intact, et qu'elle agence impitoyablement à sa manière petite-bourgeoise, qui tient toujours plus ou moins du lotissement, de la résidence, du centre commercial, du parc de loisir et du golf miniature, en somme de la banlieue généralisée, cet immense ni-ville-ni-campagne qui lui est spatialement consubstantiel, et qui bientôt n'aura plus d'extérieur, lui non plus, coïncidant exactement avec le monde, de sorte que nous n'aurons plus nulle part où nous perdre, nous cacher, nous soustraire.

Nous avons peut-être évacué un peu vite, plus haut, le thème de l'imitation. Je disais que la petite bourgeoisie ne se sent plus tenue d'imiter plus ou moins adroitement la bourgeoisie, classe qu'elle a pratiquement éliminée, soumise, assimilée, dont elle se souvient mal et à l'égard de laquelle elle n'éprouve plus aucun complexe. Sa pulsion imitatrice,  toutefois, dépourvue d'objet social précis, n'en subsiste pas moins, épurée, réduite à son essence, imitation d'imitation. Je cite souvent Balthus disant presque en mourant que le XXe siècle était le siècle de la laideur; et j'ai tendance à préciser qu'à mon avis c'était plutôt - et notre présent avec lui – le siècle de la camelote. Maisons qui ne sont pas des maisons, murs qui ne sont pas des murs, villes qui ne sont pas des villes, hôtels qui ne sont pas des hôtels, luxe qui n'est pas du luxe, stations balnéaires ou de ski qui ne sont pas des villages et qui ne sont pas des ports, neige artificielle, vagues mécaniques, diplômes en siporex, philosophes pour talk-shows : partout triomphe Potemkine, et son univers de cache-misère, à l'intention d'une tsarine innombrable, sa formidable maîtresse.

Les objets naissent jetables, remplaçables, interchangeables, et l'on ne peut s'empêcher de soupçonner que les êtres aussi. On ne répare plus rien, on remplace. Le dépérissement, l'obsolescence, la mort, sont inscrits dans la conception même des choses, de tout ce que nous touchons, de tout ce qui nous entoure et que nous habitons. On bétonne les rivages, on bétonne la montagne, ce n'est même plus en béton mais en parpaings, en mousse, en plâtre, en calculs de rentabilité sur cinq ans, huit ans, dix ans ; et ensuite on abat ou bien on laisse pourrir, on recommence à côté. Aucune civilisation ne s'est éprouvé si mortelle, aucune n'a davantage jeté, le long de ses mers et de ses autoroutes, de ses ultimes chemins de campagne et de ses destins. On détruit des immeubles, des écoles, des hôpitaux, avec pour seule explication que pensez, ils avaient été construits en 1970, on ne pouvait tout de même pas continuer d'y mettre des gens, des enfants, des malades ! Et de la plus grande réalisation récente du régime (je ne parle de la Ve République, je parle de la petite-bourgeoisocratie), de l'ouvrage d'art dont il tire la plus grand fierté, du viaduc de Millau, à vingt lieues du pont du Gard, on nous assure triomphalement, tout à fait sans rire, qu'il est prévu pour tenir au moins cent vingt ans.

C'est une consolation pour les victimes de la dictature, elle ne croit pas elle-même qu'elle va durer - ses maisons Phouygues  ou Bénix le prouvent suffisamment. Consolation toute métaphysique, au demeurant : car on ne voit pas très bien ce qui pourrait venir après, et l'on a quelques raisons de craindre que ce ne sera pas de l'ordre de l'humain. En attendant il faut endurer. Même si des années durant on parvenait, à force de ruses et d'expédients, de compromis et de prises de maquis, de traînages de pieds et de jambes à son cou, à résister aux avances de la petite bourgeoisie régnante, à ses faveurs et à ses pressions, à ses contrats de confiance sans engagement de notre part et à ses notes en petits caractères en douzième page, même si l'on tenait bon une vie entière sans lui céder, sans se laisser engluer dans son suburbanisme sans urbanisme, et certainement sans urbanité, elle vous rattraperait toujours au dernier moment, comme les anciennes religions.

À moins d'être milliardaire ou fameux, ce qui concerne tout de même assez peu de monde, et ne constitue même pas une garantie absolue, vous ne couperez pas à la maladie, aux opérations, et à l'horrible mort petite-bourgeoise, à la mort à l'hôpital petit-bourgeois, plus petit-bourgeois encore que le lycée, que la télévision, que le bureau, l'aéroport ou les gares, avec son chapelet de «Alors il nous a bien fait son petit pipi, le papy ?», et ce moment inévitable, rituel, fatal, où votre femme, votre mari, votre maîtresse, votre amant, un étranger qui vous veut du bien (à moins qu'il n'y ait personne, afin que le triomphe de la dictature soit encore plus complet), se demandera, après dix coups de sonnette restés vains, et tandis que vous êtes recroquevillé de douleur à tomber du lit, s'il ne vous ferait pas gagner dix jours d'existence, dix mois, dix ans peut-être, en forçant sa nature accommodante et en allant faire une scène, à trois heures du matin, dans le réduit blafard où sont rassemblées les infirmières autour d'un p'tit café, et en exigeant d'elles qu'elles réveillent le médecin de garde,  ou même qu'elles contactent le chirurgien, malgré ses strictes instructions, plutôt que de venir vous dire une fois de plus, en donnant un petit coup d'ongle négligent au conduit de perfusion  :

« Le docteur Schmoll passera vous voir lundi matin. Vous pourrez lui expliquer que le sérum i' fait plus rien, d'après vous »

M. du S. : Eh bien, vous êtes gai Mais on a toujours le soupçon que ce à quoi vous vous en prenez, en fait, quand vous donnez des exemples de votre présumée dictature de la petite bourgeoisie, c'est tout simplement l'égalité. Si vous avez une telle horreur de l'hôpital, est-ce que ce n'est pas tout simplement parce que c'est un lieu égalitaire – enfin, théoriquement, parce que là encore il y aurait bien des nuances à apporter ?

R. C. : Vous avez peut-être raison. Peut-être n'y a-t-il d'égalité que par le bas, toujours, comme l'impliqueraient ces anciens hôtels ou pseudo-grands hôtels des démocraties populaires, où tout était toujours si mal tenu, et où l'on n'obtenait jamais les services les plus ordinaires, parce qu'on se heurtait toujours à un implicite : «Non mais vous vous prenez pour qui?». La petite bourgeoisie ne vous demande jamais qui vous êtes, mais toujours pour qui vous vous prenez. Si par extraordinaire elle vous a raté plus tôt, elle vous attend à l'hôpital petit bourgeois, avec sa question toute prête. Elle sait bien que vous viendrez tôt ou tard. Et je sais bien, moi, que nous sommes censés être égaux devant la mort. Mais il est toute sorte de circonstances, et la mort en est une éminente, où l'homme n'aspire à rien tant que du privilège, un traitement spécial, des attentions particulières. Être traité comme n'importe qui, que ce soit à l'école ou à l'hôpital, c'est être traité comme n'importe quoi - autant dire comme moins que rien.

M. de S. : Mais alors il n'y a pas de solution !

R. C. :  Peut-être pas S'il y en a une elle est encore à chercher dans l'accès égalitaire à l'inégalité.

M. du S. : Je ne vois pas très bien comment cela pourrait se traduire à l'hôpital.

R. C. : On peut poser que mourir donne des droits, par exemple

M. du S. : Oui, mais enfin on ne vient pas forcément à l'hôpital pour y mourir ! S'il faut être agonisant pour que les infirmières répondent à votre coup de sonnette !

R. C. : On peut poser que souffrir donne des droits. On peut poser qu'être poli donne des droits.  On peut poser qu'être in-nocent donne des droits. On peut poser que n'avoir aucun droit donne des droits.

M. du S. : Mais personne n'a aucun droit  !

R. C. : C'est peut-être pour cela que personne n'a de droits. C'est l'indistinction  qui crée la dictature de tous par chacun. La société petite bourgeoise est une dictature parce qu'elle refuse de distinguer, étant elle-même indistincte. Le chapitre d'Hannah Arendt  sur la société sans classe, "A Classless Society", dans Les Origines du totalitarisme,  analyse de façon magistrale et, je crois, définitive, les liens entre indifférenciation sociale et culturelle, d'une part, totalitarisme d'autre part. Il faudrait tout citer, comme on dit. Ceci seulement, si vous voulez, où Arendt elle-même cite non seulement William Ebenstein, mais Gorki :

« Les libertés démocratiques peuvent être édifiées sur l'égalité de tous les citoyens devant la loi ; néanmoins elles n'acquièrent organiquement leur sens et leur fonction qu'à partir du moment où les citoyens appartiennent à des groupes distincts, sont représentés par eux ou forment une hiérarchie politique et sociale. L'effondrement du système de classes, seule stratification politique et sociale des États-nations européens, a constitué sans aucun doute "l'un des événements les plus dramatiques de l'histoire allemande récente" [1], et il fut aussi propice à la montée du nazisme que l'absence de stratification sociale au sein de l'immense population rurale de la Russie (ce "grand corps flasque dépourvu d'éducation politique, presque inaccessible aux idées capables d'ennoblir l'action" [2]) a elle-même été propice au renversement par les Bolcheviks du gouvernement démocratique de Kerensky. » [3]

M. du S. : On retombe toujours dans les mêmes problèmes : d'une part un rapprochement, qui me paraît très abusif, entre votre prétendue "dictature de la petite bourgeoisie", si tant est qu'elle existe bien, et des totalitarismes du passé qui étaient d'une toute autre rigueur,

R. C. : Vous avez raison, et je ne tiens pas à ce rapprochement : c'est la phrase d'Arendt qui l'a entraîné. Je ne souhaitais pour ma part que faire remarquer que le lien entre classe unique et despotisme était de longue date repéré. On pourrait remonter bien plus haut que Arendt – ne serait-ce qu'à Tocqueville, encore une fois.

M. du S. : Justement. Vous avez toujours l'air d'assumer que la situation de classe unique est un point acquis. Or ce n'est pas du tout le cas.  Je sais bien que vous n'aimez pas qu'on parle de la "fracture sociale", elle est pourtant bel et bien là, et les inégalités s'accroissent.

R. C. : Si Arendt, après Ebenstein, ne craint pas de parler d'un effondrement de la stratification sociale à propos de l'Allemagne des années vingt, vous voudrez bien convenir qu'il n'est peut-être pas tout à fait absurde de faire de même, a fortiori, pour la société française contemporaine, même si l'on tient compte, dans l'exemple allemand, de circonstances exceptionnelles auxquelles nous ne sommes pas soumis, par chance, traumatisme de la Grande Guerre ou ravages de l'hyper-inflation : malgré les épreuves que connaissaient, et, dans une certaine mesure, partageaient, tous les citoyens de la République de Weimar, nous sommes tout de même plus égalitaires qu'eux, et surtout beaucoup plus égaux!

Arendt elle-même semble placer dans les années qui suivent la Deuxième Guerre mondiale, pour la France et pour l'Italie, le phénomène de déstratification qu'elle relevait dans l'Allemagne des années vingt [4]. Il est peut-être vrai que chez nous, aujourd'hui,  les inégalités économiques s'accroissent, comme on l'entend dire de toute part, avec un automatisme un peu suspect. J'ai quelques doutes sur ce point. Tout dépend des façons de calculer, j'imagine, et de ce que l'on compare, et des époques retenues. Sur longue période, c'est certainement faux. Et si l'on en croit, non pas les sociologues, ni les économistes, ni même les architectes, mais l'architecture, le bâtiment, qui disent souvent, contre les vents et les marées de l'histoire (et surtout ceux des historiens),  la vérité des époques, des sociétés, des régimes; si l'on s'en remet à l'observation de l'environnement, de l'habitat, de l'évolution du territoire, c'est extrêmement difficile à croire. Les maisons de ville et les hôtels particuliers en mains particulières ont à peu près disparus, de toute part les grands domaines sont dépecés et lotis, les grandes maisons sont divisées en appartement, les grands appartements sont occupés par des bureaux, la plupart des châteaux et des grosses demeures bourgeoises sont depuis longtemps devenus des colonies de vacances, des maisons de retraite  ou bien des résidences surveillées - je ne sais plus comment on dit - pour sept ou huit jeunes délinquants triés sur le volet, qui y sont chaperonnés par vingt-cinq ou trente adultes, de sorte que ces jeunes messieurs,  en ces temps de disparition du "personnel", doivent être les derniers à disposer chacun de deux ou trois personnes pour veiller sur eux.

Voyez les villas des riches, sur les bords de mer, par exemple : elles ne sont peut-être pas situées au mêmes endroits que les villas des pauvres, mais elles ont l'air à peine moins camelotiques, et elles n'inspirent pas beaucoup plus d'envie. Un riche de 1905, et même un riche de 1965, serait horrifié par le modeste train de maison, et surtout par la médiocrité relative du cadre de vie, d'un riche de 2005. D'autre part les pauvres sont moins pauvres, malgré tout. C'est pourquoi j'ai beaucoup de peine à croire que les inégalités économiques, globalement, s'aggravent. Même si c'est exact, de toute façon, l'indifférenciation culturelle et sociale, elle, progresse de manière évidente.

Pour l'analyse des structures de classe, nous avons beau nous croire sortis du marxisme, nous sommes encore exagérément tributaires des approches et des conclusions marxiennes. Pour aller absurdement vite, j'ai toujours pensé, en ce qui me concerne, que  Marx avait raison, mais que ses analyses étaient des vérités de second rang, des corrections très pertinentes, et donc des perfectionnements, apportées à des vérités antérieures, de premier rang celles-là, que ses analyses de détruisaient pas du tout.

Personne ne croit plus, évidemment, qu'entre la défunte "hiérarchie sociale" et l'hypothétique "hiérarchie culturelle" il y ait pu y avoir des correspondances, encore moins des équivalences. Considérez néanmoins cette ridicule petite phrase, qu'on pouvait entendre encore assez récemment, de temps en temps, et qu'on peut peut-être surprendre à l'occasion, au XXIe siècle, dans la bouche d'imprudents mal déniaisés :

« X. est très cultivé, et pourtant il est d'un milieu très modeste.»

Mon intuition, dûment antipathique, voire scandaleuse, est qu'en l'intolérable et pourtant de cette petite phrase idiote, il y a quelque once de vérité en suspension, de vérité précieuse, désagréable et irremplaçable.

Le marxisme de consommation courante  explique que la structure sociale n'est que le reflet des inégalités économiques, et que tout le reste n'est que superstructures, illusions et prétextes, à l'usage des bénéficiaires du système autant que de ses victimes, et des éventuels observateurs extérieurs. Mais les personnages de ce théâtre d'ombres n'ont jamais cru, eux, que leurs positions dans l'espace social, ni les mouvements qu'ils y opéraient, fussent décrétés par ces seules illusions, ni par ces uniques déterminations. Marx et ses exégètes de café du Commerce, dont je suis, ont éclairé les mécanismes de ce manège ; ils n'en ont pas démonté le moteur, ni expliqué l'élan, ni interrompu la motion.

De tout temps la plupart de ceux qui se sont élevés socialement, économiquement, se sont aussi (ou leurs enfants)  élevés culturellement. Et la plupart de ceux qui se sont élevés culturellement, intellectuellement, artistiquement, se sont aussi, du même mouvement (parfois un peu différé, ou même beaucoup), élevés socialement, sinon économiquement. Entre les deux "hiérarchies", socio-économique d'un côté, culturelle de l'autre (ou bien économique d'un côté, socio-culturelle de l'autre, car le social oscille au milieu ), entre les deux "hiérarchies"  il n'y a certes pas de symétrie ou d'équivalence terme à terme, niveau à niveau, mais il y a tout de même des similitudes de structure, des conformités d'étagement, de repérables passerelles (celles où court le "social"). Or c'est précisément ce qu'on ne peut pas dire, parce que le disant  on risque de blesser tel ou telle, ce qui n'est jamais agréable, et parce que le capital d'humiliation ancienne, et donc de sympathie, de la petite bourgeoisie au pouvoir lui permet de déconsidérer et d'écarter immédiatement, comme autant de marques de mépris, comme des témoignages d'inconscience ou d'arrogance sociale, comme des agressions de classe,  toutes les critiques qui pourraient être adressées à ses pratiques culturelles, à ses usages langagiers ou à  ses décisions pédagogiques. Nous avons encore affaire ici à ce bouclier de protection absolue que j'évoquais plus haut, condition et garantie du dialogue de sourds, assurance de la paralysie ou de la stabilité du système – selon les points de vue.



[1] William Ebenstein, The Nazi State, Verdana, 1943, p. 247.

[2] «Comme l'a décrit Maxime Gorky. Cf. Boris Souvarine, Staline, Aperçu historique du Bolchévisme, Paris, 1935. Traduction en anglais, Stalin, A Critical Survey of Bolshevism, Verdana, 1939, p. 239 »

[3] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, 1948, A Harvest Book, Harcourt Inc., San Diego, Verdana, Londres, 1985, p. 312-313.

[4] Id., p. 315. 

 

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