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M. du S. : Je n'y comprends plus rien. Vous dites qu'il y a des liens entre la pyramide socio-économique et la pyramide culturelle. Vous reconnaissez, du bout des lèvres, que les inégalités économiques demeurent, sinon qu'elle s'accroissent. Mais en même temps vous soutenez qu'il n'y a plus d'inégalité culturelle, R. C. : qu'il y en a moins. M. du S. : qu'il y en a moins, beaucoup moins, puisque nous serions déjà, d'après vous, culturellement, socialement, en situation de classe unique, masse indifférenciée et molle, étale, abrutie, comparable au grand corps flaccide dont parle Gorki. Donc, d'un côté une pyramide, maintenue (autour de l'échelle des salaires et des revenus), et de l'autre un marais, un marécage, une marne ou plutôt - tâchons de sauvegarder la cohérence des images improvisées - un tas de cailloux sans relief, une pyramide effondrée, sans forme. J'en conclu que les liens sont rompus, et que ces deux stratifications dont vous faisiez remarquer, avec force précautions oratoires - en effet bien nécessaires -, les très approximatives similitudes d'étagement, ne présentent plus aucune symétrie ? R. C. : Les liens sont à peu près rompus, en effet. Les relatives symétries s'effacent. Les correspondances se perdent. L'une des pyramides est encore debout, oui, bien qu'elle donne des signes d'affaissement, malgré que vous ayez. L'autre est presque complètement effondrée, c'est tout juste si l'on distingue encore un peu de sa forme ancienne. M. du S. : Et vous le regrettez ? R. C. : Je le regrette doublement. D'abord je regrette que les liens se soient rompus, les passerelles effondrées, l'effet de miroir perdu, parce que la pyramide économique – restons encore un instant dans cette métaphore elle-même assez branlante -, la pyramide économique, étant demeurée seule debout, coupée de toute relation avec la culture et ses propres étagements, avec la civilisation, avec l'usage du monde, n'en est que plus purement économique, plus exclusivement liée à l'argent, donc plus dure, plus rigoureuse, plus cruelle, éventuellement plus violente, plus facilement maffieuse. Et je regrette que la pyramide culturelle se soit écroulée, parce qu'en ce processus beaucoup de gens sont descendus et fort peu sont montés, et montés de très peu, et parce qu'il en résulte un nivellement, une indifférenciation, une indistinction dont les affinités avec le despotisme ne sont plus à démontrer. M. du S. : En toute occasion vous en appelez donc à la distinction, d'où votre mépris pour les boutiques de la rue de Rivoli et pour leurs clients. R. C. : Si j'éprouvais du mépris il irait plutôt aux boutiques de la rue du Faubourg Saint-Honoré ou de l'avenue Montaigne, et à leur clients, et au culte éminemment petit-bourgeois des marques – tirer vanité d'un fournisseur ! ( culte qui d'ailleurs se manifeste tout aussi ridiculement dans les lycées de banlieue que parmi les Japonais qui se précipitent en masse au magasin Vuitton M. du S. : Ah, votre vieille hostilité pour Vuitton [1] R. C. : Ce n'est pas de l'hostilité, c'est seulement du mépris, oui, pour la conviction qu'on puisse être distingué par le recours à une marque quelconque, surtout une marque qui passe pour "chic", ou "à la mode", que ce soit Vuitton ou Reebok, peu importe Je trouve désolant cet asservissement aux marques qui sévit dans les cours d'école, et qui est une preuve de plus, s'il en fallait, que rien n'est plus naturel que le conformisme : je me demande tout de même si ce n'est pas la première fois que l'enfance et l'adolescence dont ridicules - ridicules de leur propre fait) Je n'ai pas de mépris pour les boutiques voisines du Louvre et pour leurs clients, je dis seulement que leur existence, leur multiplication et leur prospérité, introduisent un doute, un doute sérieux, sur le sens qu'il faut donner à la colossale augmentation, depuis vingt ou trente ans, de la fréquentation des hauts lieux de l'art. Ces masses qui se précipitent dans les musées et dans les grandes expositions, et qui bravent les intempéries pour voir Turner ou Gauguin, ou qui choisissent Monet comme lieu de rendez-vous pour échanger des nouvelles des enfants, elles n'ont pas forcément, à mon avis, la signification favorable que vous leur prêtez. Il se pourrait bien qu'elles n'obéissent à rien d'autre qu'au fameux mimétisme petit-bourgeois, pour le coup. M. du S. : dont vous avez vous-même, dans un premier temps, récusé l'existence. R. C. : dont j'ai en partie contesté qu'il soit encore le trait fondamental de la petite bourgeoisie, oui ; mais dont je ne nie pas qu'il puisse avoir en elle de sérieuses survivances, dont j'ai donné des exemples. Ce que je veux dire c'est que toutes ces statistiques dont on nous abreuve sur un prétendu développement, voire une explosion, des pratiques culturelles, doivent être examinées de très près. Cette notion de pratiques culturelles est éminemment suspecte, d'ailleurs. On peut y mettre ce qu'on veut, et bien des choses qui n'ont avec la culture, au sens patrimonial du terme, que les rapports les plus lointains (ou pas de rapport du tout). On en revient et on en reviendra toujours aux ambiguïtés de ce terme de culture, que nous avons déjà soupesées en passant. Ne parvenant pas, malgré ses efforts et ses énormes dépenses, à amener ses troupes jusqu'à la culture au sens qu'avait ce mot avant son accession aux affaires (culturelles), la petite bourgeoisie a jugé plus simple d'appeler culture l'environnement en quelque sorte naturel desdites troupes, où qu'elles se trouvent. Ce qui est surtout frappant, et entre tout affligeant, c'est, à l'intérieur de l'espace public, la disparition progressive et parfois totale de la grande culture, de la culture au sens ancien. Vingt ans, trente ans, quarante ans d'éducation de masse, et des centaines de librairies sont devenues des magasins de vêtements, un succès de librairie c'est un nombre de ventes deux, trois fois, dix fois, moins élevé que ce n'était le cas à la génération précédente, les revues disparaissent, les journaux périclitent, et que donnent-ils candidement pour explication à leur propre déroute ? Que «l'habitude de lire est de moins en moins répandue parmi les jeunes » Ah bon ? C'était bien la peine de construire tous ces lycées, et toutes ces affreuses facultés qui semblent être nées déglinguées, tant elles ont été pauvrement construites et tant leurs usagers les traitent mal, et qui sont perdues dans des banlieues sinistres, ou bien au milieu de nulle part, de nulle part en tout cas où la culture, l'art, l'histoire, l'histoire de l'art dans notre pays, aient jamais mis les pieds, où ils aient la moindre chance de se reconnaître, d'établir un courant de sympathie avec les aîtres et les êtres. Cela c'est un trait spécifiquement français, il me semble. Certes nous n'avions pas d'Oxford, de toute façon, nous n'avions pas de Cambridge, nous n'avions même pas d'Harvard et de Yale, pas d'Heidelberg, de Louvain ou de Salamanque ; mais nous avions la Sorbonne, malgré tout, le Quartier Latin, la montagne Sainte-Geneviève, les hôtels du faubourg Saint-Germain, le cours Mirabeau à Aix, le Jardin botanique ou le château d'eau du Peyrou à Montpellier. Or la petite bourgeoisie française, beaucoup plus rigoureuse que ses voisines, plus extrémiste, plus implacable, terroriste peut-être, révolution-culturaliste à sa manière, à insisté pour élever ses enfants, et même et surtout pour former ses élites, ses prétendues "élites", si peu élitaires, dans des lieux où l'héritage culturel ne risquait en aucune façon de leur frapper les yeux, où il n'y avait aucun danger que le patrimoine les atteignît jamais, où à aucun moment ils ne fûssent exposés si peu que ce soit à être touchés par la beauté, par l'art, par l'odieux "génie de la race", par l'esprit français tel qu'il se manifeste de façon sensible dans la pierre, dans l'épaisseur de l'air, dans l'agencement de l'espace. À Nanterre, à Villetaneuse, à Palaiseau, au Mirail, à Vandœuvre, on était assuré que Mansard ou les Gabriel resteraient lettre morte, que la description des Charmettes ou de la maison de Sylvie demeureraient de purs exercices de style ou des contes de fée, que Racine, Marivaux ou Chateaubriand ne menaceraient pas d'avoir un sens ; ou plutôt on avait la garantie qu'ils n'auraient rien d'autre qu'un sens, c'est-à-dire rien, et qu'ils ne donneraient pas de couleur à la vie, pas de nostalgie à la peau, pas d'inquiétude à l'intelligence, pas d'illusions de grandeur ou de désir de liberté à la gestion comptable d'exister. Puisque tout le monde n'avait pas d'ancêtres, ou pas les mêmes, personne n'en aurait – ce n'était que justice. À la rigueur on lancerait, avec quel succès, le mythe selon lequel tous les Français d'ascendance française étaient d'origine paysanne, ou plus exactement fermière, c'est-à-dire étaient issus de la masse qui n'avait pas directement produit d'œuvres, sauf de façon anonyme, peut-être, en des temps très lointains, et n'avait pas reçu les œuvres, sauf de façon passive, en se glissant sous le porche des églises, ou les poternes des châteaux. Quant à savoir quelles classes avaient produit les œuvres, et quelles classes les avaient reçues, avaient constitué leur public, la question demeurerait prudemment en suspens. Et puis d'abord, quelles œuvres ? Pour plus de sûreté on ne limiterait pas aux stades et aux stages de formation scolaire, universitaire et pédagogique, la ségrégation organisée d'avec tout héritage culturel, toute culture comme espace sensible, comme air à fendre, mode de la présence, façon d'habiter la terre et la ville. Tous les âges de la vie et toutes les positions sociales seraient concernées, pour parer au danger qu'un peu de non-coïncidence, de folie des grandeurs, de syntaxe ou d'art appliqué à vivre puisse s'insinuer dans les sujets à l'occasion d'un procès, d'une promenade, de quelque inassujettissement fortuit du regard ou du pas. Ne venons-nous pas d'être informés, le même jour, que le Palais de Justice quittait le Palais de Justice, à Paris, et le Quai d'Orsay le Quai d'Orsay ? Sans doute apprendrons-nous bientôt que tout le gouvernement a décidé de s'établir à Pussay-Ville-Nouvelle, au cœur des riches déserts de la Beauce ou de la Picardie - d'ailleurs en voie de banlocalisation accélérée, comme tout le reste -, afin que plus rien ne fasse signe qu'il y avait du signe avant le signe indifférencié, le signe signe de lui-même, sans épaisseur ni inégalité, performant, fonctionnel, hermogénien [2] et sans faste. De vénérables grands prêtres de la culture et de l'éducation pour tous continuent de nous assurer avec un doux sourire que les Français sont beaucoup plus éduqués, plus diplômés, plus cultivés qu'aux sauvages tant anciens. On ne sait pas s'il faut rire ou pleurer en les écoutant, ni si eux-mêmes se moquent de nous ou bien s'ils ont fini par se convaincre de ce qu'ils disent, alors que la fréquentation des concerts de musique classique diminue vertigineusement ; alors que la vente des disques de musique classique est en chute libre, comme on dit ; alors que la maison Larousse a renoncé à donner une nouvelle édition du grand dictionnaire en dix ou quinze volumes qui avait été au sein des familles bourgeoises le compagnon fidèle de générations de Français cultivés (ceux-là ne sont plus assez nombreux pour que l'édition soit rentable, de sorte qu'il n'y a plus de grands dictionnaires encyclopédiques qu'étrangers, qui d'ailleurs ne sont que des encyclopédies, pas des dictionnaires ) ; et alors qu'à la télévision il ne saurait être un peu sérieusement question de quoi que ce soit de vaguement culturel avant le milieu de la nuit, au point qu'on en arrive à se souvenir des émissions de Bernard Pivot comme de moments presque inimaginables d'intelligence, de délicatesse et de respect pour la littérature, même si elles ne nous avaient pas forcément enthousiasmés en leur temps. Jack Lang est à peu près le dernier à parvenir à garder son sérieux quand il affirme que l'éducation s'est répandue depuis vingt-cinq ans comme une traînée de poudre dans toutes les couches de la population, alors que ce que l'on constate, c'est que la culture est chassée de partout et que pour elle, pour la culture au sens où nous l'entendions, il n'y a plus qu'un public en peau de chagrin, et qui va vieillissant à mesure qu'il se fait plus étroit. Tous les professeurs, y compris ceux de l'enseignement supérieur le plus supérieur, disent qu'ils doivent sans cesse simplifier leurs phrases, limiter leur vocabulaire, réduire leurs allusions culturelles parce qu'elles ne sont pas comprises, la culture générale étant morte. Voilà le résultat d'un demi-siècle d'efforts et de dépenses inouïes pour éduquer toujours mieux toujours plus d'enfants. M. du S. : J'en reviens toujours à ma question : même si l'on accepte le constat très noir que vous venez de dresser, et que vous n'êtes pas le seul à dresser, bien que vous le chargiez sans doute de plus d'ombres encore que la plupart de vos rivaux en catastrophisme - pourquoi incriminer la petite bourgeoisie ? Vous estimez que l'enseignement de masse a échoué, soit. Tout le monde n'est pas de votre avis. Quoi qu'il en soit l'enseignement de masse a été voulu en conformité avec des idéaux de justice, d'égalité et de démocratie qui ne sont pas propres à la petite bourgeoisie. C'est même lui faire bien de l'honneur que de lui en attribuer tout le crédit. R. C. : C'est tout de même le comble que ce soit moi qui doive faire figure de marxiste en ce débat, décidément, serait-ce de marxiste à l'envers ; et qui sois seul à envisager les questions en terme de classes! Cet enseignement de masse, que le pays a voulu, et que le gouvernement à imposé, à quoi s'opposait-il ? À un enseignement élitaire, élitiste, qui ne peut pas être envisagé autrement que comme un enseignement bourgeois. Le lycée de 1960 est un lycée bourgeois. L'université de 1960 est une université bourgeoise. Être lycéen en 1960, c'est être un bourgeois, un enfant de bourgeois, ou au moins un futur bourgeois. « En ce temps-là, les lycéens étaient de petits messieurs », s'amuse Barthes en légende d'une photographie, à propos d'une période légèrement antérieure [3]. Être étudiant, c'était jouir, ou se préparer à jouir, des privilèges d'un bourgeois, même quand on n'était pas d'origine bourgeoise. Or, ce système bourgeois, qui va le mettre à bas ? M. du S. : Il ne s'agissait pas de le mettre à bas, mais au contraire de le généraliser, d'en étendre les privilèges à toute la société. R. C. : L'expérience à montré, malheureusement, que pour le généraliser il fallait le mettre à bas, qu'on ne pouvait en disséminer les éléments qu'en le démolissant. C'est votre pyramide de tout à l'heure ! Et le travail de dissémination des blocs, des privilèges, si vous voulez, ce n'était pas la bourgeoisie qui allait s'en charger, ç'eût été trop lui en demander, tout de même. Ce n'était pas le prolétariat non plus : il n'a pas accédé au pouvoir - la Quatrième République, la guerre froide, les Américains et la Cinquième République y ont veillé. S'est donc chargée de l'entreprise la large classe qui depuis longtemps rongeait son frein sous la férule bourgeoise, la petite bourgeoisie, d'autant plus ardente à l'ouvrage qu'elle savait bien, ou qu'elle croyait, devoir être le principal bénéficiaire du labeur à fournir. Le problème est que, détruisant les privilèges éducatifs et culturels de la classe bourgeoise, et du même coup, quoi qu'on en dise, la bourgeoisie elle-même – ce qu'on appelle aujourd'hui bourgeoisie n'est qu'une petite bourgeoisie économiquement privilégiée -, la petite bourgeoisie allait détruire aussi la classe cultivée, qui ne se confondait certes pas avec la bourgeoisie, mais qui, pour une très large part, était recrutée parmi elle, le plus souvent à titre héréditaire. M. du S. : Je fais tout mon possible pour vous suivre, ne serait-ce qu'intellectuellement, si je puis dire – tout mon possible pour comprendre votre raisonnement. Mais pourquoi la petite bourgeoisie ne pouvait-elle pas, sinon devenir elle-même la classe cultivée (après tout vous avez dit que la bourgeoisie n'était pas la classe cultivée, R. C. : j'ai dit qu'elle ne se confondait pas avec elle M. du S. : qu'elle ne se confondait pas avec elle, oui). Pourquoi la petite bourgeoisie ne pouvait-elle pas secréter en son sein une classe cultivée, un public pour la culture, pour la grande culture, comme vous dites ? R. C. : Comme j'ai dit contraint et forcé, pour tâcher d'échapper aux ambiguïtés que revêt aujourd'hui ce mot de culture, qui est mis à toutes les sauces, et qu'on force à signifier tout et n'importe quoi. Grande culture, l'expression ne fait pas exactement partie de mon répertoire coutumier. Elle apparaît chez Nietzsche, il est vrai. Nietzsche parle quelque part de la grande culture, de «la voix inimitable de la grande culture », si je ne me trompe - cette voix qu'entre parenthèses on n'entend presque plus à la radio et pour ainsi dire jamais à la télévision, car même lorsqu'il y est question de l'art, de la connaissance, de la culture, et quand ce serait très savamment, c'est la plupart du temps avec les accents, avec l'accent, de la petite bourgeoisie, de ce que j'ai appelé le c'est-vrai-qu'isme, cette espèce d'inculture dans la langue, y compris dans la langue savante. Mais quel bonheur lorsqu'on tombe, de temps en temps, par hasard, sur cette voix inimitable de la grande culture, sur un George Steiner, un Pascal Quignard, un Marc Fumaroli, je cite presque au hasard, hier ou avant-hier sur Jean-Yves Tadié, le spécialiste de Proust, de Malraux et de Nathalie Sarraute, ou sur un Maurice Lever, le biographe de Sade et de Beaumarchais : je veux dire (et je m'avise qu'il n'est pas certain, à vrai dire, que ce soit là ce à quoi ait pensé Nietzsche quand il parlait de «la voix de la grande culture»), je veux dire sur une pensée, un art ou une érudition, peu importe, qui ait encore la grammaire, le vocabulaire, l'élocution, la prononciation idoines ; qui ne parle pas la langue de la culture comme un dialecte étranger, maladroitement emprunté Peut-être, de même, là où on est obligé, afin de se faire comprendre, de dire grande culture alors que culture, jadis, aurait suffi pour désigner ce qu'on veut signifier, peut-être sera-t-on contraint, avant longtemps, de dire la grande musique, horriblement, pour désigner ce qui jadis était la musique, tout simplement. La dictature de la petite bourgeoisie, on ne le dira jamais assez, est avant tout une dictature langagière. La petite bourgeoisie vous force à parler petit bourgeois, sous peine de n'être plus compris, ou de n'avoir plus d'interlocuteur, ou de blesser tout le monde à la ronde. Comme elle est seule à disposer du pouvoir culturel, du système d'enseignement, des médias, de la machine à produire du sens mais surtout à produire des signes, des signes partagés, elle est seule à produire du langage. Plus exactement, elle est seule à avoir les moyens d'imposer son langage à elle comme langage général commun, ayant seul cours. Il est très frappant de voir des étrangers qui dans leur langue à eux usent encore d'un langage bourgeois, disons, ou intellectuel, ou distingué (pour user d'un concept résolument "bourgeois", pour le coup), adopter tout naturellement, en français, s'ils sont immergés un certain temps dans la société française, que ce soit dans le milieu universitaire français ou dans la France rurale, au C.N.R.S ou dans le Périgord, à l'École normale ou en Normandie, le niveau petit bourgeois du langage, qui seul a valeur d'échange; et vous souhaiter avec conviction bon appétit, ce bon appétit qui était en horreur à la France bourgeoise, et constituait au sein du langage une frontière de classe aussi rigoureuse que d'appeler quelqu'un Monsieur Chaminade, quand on s'adresse à lui, plutôt que Monsieur tout court – étant bien entendu qu'en régime de dictature de la petite bourgeoisie Monsieur tout court tombe en désuétude et semble une bizarrerie, une affectation, une désagréable distance introduite entre les locuteurs ; tandis que Monsieur Chaminade, qui passait, sinon pour une grossièreté, du moins pour le comble de la vulgarité, tient seul le haut du pavé, et qu'à présent c'est faire honneur aux gens, leur adresser une politesse, que de les appeler par leur nom après Monsieur ou Madame. La France petite-bourgeoise, c'est vraiment la France bon appétit (Monsieur Chaminade). M. du S. : Je vais vous faire un aveu, je n'ai jamais très bien compris pourquoi vous vous mettiez dans ces états à propos de bon appétit, qui vraiment ne m'a pas l'air bien méchant, et qui est même plutôt sympathique – après tout il est une politesse, lui aussi. R. C. : Oui, une politesse petite-bourgeoise. Vous avez tout à fait raison, il n'y a strictement rien à lui reprocher, malgré les tentatives peu convaincantes des anciens bourgeois pour expliquer et pour légitimer l'ostracisme où ils le tenaient. Il n'y a strictement rien à reprocher objectivement à bon appétit, et c'est ce qui fait tout son intérêt comme objet d'étude. C'est un signe pur, un marqueur, un curseur, pour parler comme on parle – et toute sa préciosité en tant que curseur lui vient des formidables déplacements dont il est capable, et dont il a fait l'objet. Jadis, d'un point de vue bourgeois, la petite bourgeoisie commençait à bon appétit ; ou bien à bonjour messieurs-dames, si vous préférez - de même que le prolétariat, ou la paysannerie, commençaient à l'inversion du nom et du prénom, à Lacombe Lucien ou à Feyradou Jean-Marie. C'étaient des postes frontière. À bon appétit on entrait en petite bourgeoisie. Et ce qui prouve bien qu'il n'y a plus de frontières, que les frontières ont tellement bougé qu'elles coïncident à présent avec les limites de la société, que tout le monde est petit-bourgeois, donc, c'est que tout le monde, ou à peu près, dit bon appétit, ou bonne continuation, et que vous-même me demandez pourquoi j'y attache la moindre importance "scientifique", disons. Bon appétit n'a plus de signification, n'est plus un poste frontière, parce qu'il n'y a plus de frontière, que la petite bourgeoisie se confond avec la société, et qu'à l'ensemble de celle-ci elle a imposé sa langue particulière (et donc sa façon de voir, et sa vision du monde). M. du S. : De façon générale, je sais que vous accordez beaucoup d'importance à ces questions de langue R. C. : Oh, de façon très amateurish Je ne suis malheureusement pas un expert, ni assez scientifique, justement, dans mes approches. Je serais bien incapable de l'être. Il faudrait à la langue petite-bourgeoise un Victor Klemperer, déjà nommé - mais ici je pense à l'auteur du LTI plus qu'à l'auteur du journal, même si le journal est un énorme travail d'emmagasinage de matériel pour le LTI [4] ; ou bien à un Dolf Sternberger, le co-auteur du Dictionnaire du monstres [5]– tous deux grands spécialistes des langages totalitaires.M. du S. : Oui, vous en parlez dans Syntaxe, que je viens de lire. Mais voilà que vous vous laissez aller encore une fois à des rapprochements abusifs. Je me répète parce que vous vous répétez : la langue de la petite bourgeoisie, même si elle peut être isolée - ce qui reste à prouver- , ne saurait être comparée sans une bonne dose d'exagération, et même peut-être de mauvais goût, si vous voulez bien me pardonner d'en faire la remarque, avec les langages totalitaires ! [1] Cf. Buena Vista Park, fragments de bathmologie quotidienne, op. cit. [2] Pour une "lecture" métaphorique et généralisante du dialogue de Cratyle et d'Hermogène, chez Platon, cf. Du sens, op. cit. [3] Roland Barthes par Roland Barthes, "écrivains de toujours", éditions du Seuil, 1975, p. 35. [4] Victor Klemperer, LTI [Lingua Tertii Imperii], Notizbuch eines Philologen, traduction française, LTI, La langue du IIIe Reich, Albin Michel, 1996. [5] Dolf Sternberger, Gerhard Storz, Wilhelm Emmanuel Süskind, Aus dem Wörterbuch des Unmenschen, non traduit.
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