Il y avait dans Le Monde de vendredi dernier, Le Monde des
livres, un très intéressant article d'un certain Maurice Sartre
sur un livre de Christophe Badel, La Noblesse de l'Empire romain.
Le titre de l'article était : "Noblesse innée, noblesse acquise".
Et c'est bien de cela, en effet, qu'il était question. On y apprenait,
ou bien l'on s'y voyait rappeler, qu'il y avait en fait, à Rome, sous
l'Empire, deux sortes de noblesse : la noblesse héréditaire, d'une part,
et d'autre part la noblesse liée à l'exercice de certaines fonctions,
et s'acquérant grâce à elles :
«Au IVe siècle, rien n'a changé, sinon que les préfectures de la ville
et du prétoire s'ajoutent au consulat comme charges qualifiantes. Mais
dans cette société d'ordres (sénatorial, équestre, décurional), la nobilitas
se distingue non par un statut, mais par une reconnaissance de l'origine.
Il faut attendre les années 370 pour que le mot entre dans le vocabulaire
juridique et que la nobilitas se confonde avec le statut sénatorial.
Innovation majeure, car jusqu'alors la noblesse ne coïncidait pas avec
le Sénat, même si tout nobilis lui appartenait nécessairement.
Cependant, c'est probablement dans les années 320-330 que la notion
connut ce brusque élargissement, ce à quoi la strate supérieure du Sénat,
celle qui justement répondait seule à la définition de la noblesse,
réagit par l'adoption du prédicat d'illustris pour se distinguer
de la masse des sénateurs (les clarissimes). La notion subit
donc un dédoublement, d'un côté une nobilitas-origine, héritière
du modèle républicain, de l'autre une nobilitas-statut annonciatrice
des mutations du Moyen Âge. » (C'est moi qui souligne).
Ce dédoublement cratylo-hérmogénien est d'autant plus passionnant que
sa structure est exactement celle qui affecte sous nos yeux, depuis
vingt ou trente ans, la notion de Français. On ne peut pas dire
qu'il y a deux types de Français, c'est interdit par la loi puisque
la loi, très logiquement, ne reconnaît qu'une francitas-statut
- un francité de loi, de par la loi, de jure, exclusivement
juridique, légale. Mais la notion a bel et bien subi un dédoublement
de facto, dont la langue quotidienne rend compte avec conscience
et constance, de plus en plus ouvertement.
Depuis une semaine la ville de Perpignan est à feu et à sang, à la
suite du meurtre d'un jeune Français d'origine maghrébine par une bande
de gitans qui essayaient de lui voler sa voiture et qu'il avait surpris
ce faisant. Les Maghrébins réclament justice, paraissent assez décidés,
pour nombre d'entre eux, à se la faire eux-mêmes, et organisent, en
attendant, des expéditions punitives contre les gitans en général.
Il y a eu ces jours derniers une manifestation d'hommage à la victime.
Y ont participé presque exclusivement des Maghrébins, mais la télévision
a interviewé une "Française" de bonne volonté, qui s'étaient
jointe à eux et qui déplorait justement qu'ils fussent presque seuls
:
«Moi j'aurais souhaité, expliquait-elle, que dans cette marche il y
ait tout le monde : des gitans, des Français et des Maghrébins ».
Et les Maghrébins autour d'elle d'approuver.
Depuis lors il y a eu un deuxième meurtre, d'un Maghrébin tué par on
ne sait qui. Des jeunes gens de la "communauté maghrébine"
ont manifesté violemment dans le centre de la ville, la nuit dernière
("le centre-ville de Perpignan", comme dit la télévision),
brûlé des dizaines de voitures, brisé des vitrines et dévalisé les magasins.
En Grande-Bretagne le dédoublement de la noblesse, tel qu'il s'est
produit surtout au cours du dernier siècle, est assez semblable a celui
qu'a connu l'Empire romain. Mais, ainsi qu'il est plus ou moins fatal,
je crois, l'élément hermogénien du doublon l'a emporté sur l'autre,
et la pairie héréditaire a finalement été supprimée par Tony Blair,
ces dernières années. J'écris finalement à cause de la fameuse
plaisanterie :
«Qu'est-ce qui prouve qu'il y a une vie après la mort ?
- La Chambre des Lords. »
J'ai du mal à comprendre, au passage, comment la pauvre reine a pu
s'accommoder de cette suppression du principe héréditaire, car s'il
est récusé pour les pairs, ont voit mal qu'il puisse subsister bien
longtemps pour les rois. On dira qu'elle n'avait pas le choix, et qu'elle
n'est pas la seule à avoir dû scier, pour faire du petit bois et se
chauffer encore un peu, la branche sur laquelle elle était assise.
Je forcerais à peine ma conviction en écrivant qu'«il n'y a d'histoire
que de la noblesse » - et encore pourrait-on remplacer, dans cette phrase,
le mot histoire par le mot culture (et le mot noblesse
par les expressions épaisseur du sens, vibration sympathique
dans l'air, nuit des temps, non-coïncidence, bathmologie).
La culture, c'est l'histoire de la noblesse des idées, des oeuvres, des
gestes, des sentiments et des arts ; et c'est aussi, inséparablement,
la chronique des ancêtres, et de leurs propres gestes, et de leurs propres
sentiments. S'il n'y a plus d'ancêtres, plus de noblesse, plus d'histoire,
plus de gestes et de geste, il n'y a plus de culture, il ne peut
plus y en avoir, il est essentiel qu'il n'y en ait plus : l'Éducation
nationale y veille, de mèche avec la Télévision. Tout juste ces dames
s'entendent-elles, en période de transition, pour appeler culture ce
qu'il y a.
L'hermogénisme, afin de s'inventer en permanence suivant sa nature,
doit nécessairement récuser l'origine, et tout ce qui nous en sépare,
en nous séparant de nous-mêmes : les oeuvres, la mémoire, les chroniques,
les morts. Il exige ses propres morts, de beaux morts tout frais bien
à lui. Il n'a que faire de la Tragédie, c'est du fait-divers qu'il réclame
: ça va saigner pour de bon.