J'ai toujours aimé ce titre d'un recueil de poèmes de Jean Sénac :
Matinale de mon peuple. Plus exactement, je l'ai toujours beaucoup
aimé pour sa sonorité, pour sa fraîcheur, pour sa gaieté, pour les images
qu'il suggère ; et j'en ai été désolé pour ce que l'histoire, rétrospectivement
lui a donné de sens dérisoire, d'abord, puis tragique et sanglant.
Lorsque Jean Sénac publie Matinale de mon peuple, en 1961, "son
peuple", croit-il, c'est le peuple algérien. On sait que ce Français
d'Algérie, partisan de la première heure du combat pour l'indépendance
algérienne, choisit de rester en Algérie lorsque eut triomphé la cause
qu'il avait si ardemment soutenue ; et qu'il prit la nationalité algérienne,
ou plutôt qu'il la conserva, puisqu'il estimait n'en avoir jamais eu
d'autre - le titre de son recueil en témoigne assez.
Ce choix ne devait lui valoir que la misère et la persécution, et finalement
la mort, la mort par un assassinat qu'on ne sait comment qualifier -
policier, politique, crapuleux ou raciste
? - dans le trou à rats qui lui servait de résidence ultime, sur les
hauteurs d'Alger.
Pourquoi Jean Sénac est-il mort, et mort de cette façon-là ? À cause
de son homosexualité, ou bien à cause de son opposition courageuse
à l'une des nombreuses dictatures qui se sont succédées presque sans
interruption sur le sol algérien depuis la mal nommée "indépendance"
- laquelle, si elle apporta la liberté au pays, en fut moins prodigue
pour les citoyens, au point que ce terme-là, hélas, n'a pas grand
sens : le démontrent assez, on en conviendra, les ridicules, sinistres
et farcesques résultats du récent référendum, qui apporte au président
Boutteflika, sur un plateau soigneusement préparé par les soins de ses
affidés, quatre-vingt-dix-sept pour cent de voix pour l'encourager à
poursuivre sa politique d'oubli et de pardon des massacreurs de tout
bord (ce qui n'empêche pas ce grand politique d'exiger de la France,
en même temps, qu'elle présente des excuses audit peuple algérien pour
toute la période coloniale et pour la colonisation elle-même, excuses
dont l'idée même, le principe et l'essence n'ont été rendus concevables,
envisageables, formulables, pour les habitants de ce qui est aujourd'hui
l'Algérie, que par la colonisation elle-même, et par la formidable évolution
intellectuelle, spirituelle, conceptuelle, justement, qu'elle a entraînée
pour le meilleur et pour le pire ) ?
Mais je me suis laissé entraîner un peu loin de la mort du pauvre Sénac.
À vrai dire, ce qui l'a tué, ce ne sont ni ses moeurs ni sa hardiesse
face à l'oppression, mais plutôt sa terrible erreur sur ce qu'était
son peuple. Si lui se considérait comme "algérien", en effet,
il était bien le seul, ou peu s'en faut. Ni les autorités de son pays
à la fois natal et d'adoption, ni l'immense majorité de ses compatriotes
choisis, n'ont jamais pris au sérieux sa prétention, son illusion, cette
méprise qui très vite a mis sa vie en danger et qui bientôt lui sera
fatale.
Il fallait entendre cette haute personnalité du régime algérien, une
femme, interrogée à la télévision française, il y a quelques mois -
un ou deux ans, peut-être - au sujet des Français d'Algérie jetés à
la mer au lendemain de l'indépendance, et même le jour même, si ce n'est
un peu avant. Il ne serait pas assez dire que cette femme n'avait au
nom de son pays ni remords ni regrets, quant au sort de ces hommes et
de ces femmes nés sur le même territoire qu'elle et forcés de la quitter
du jour au lendemain. Elle ne voyait pas un seul instant comment il
aurait pu en aller autrement, et comment envisager cet exode, du point
de vue du jeune État algérien, comme autre chose qu'un préalable indispensable.
Elle ne comprenait même pas la question. Comment l'Algérie aurait-elle
pu être indépendante, vraiment indépendante, maîtresse chez elle,
si un million deux cent mille Français étaient restés sur place ? Que
ces Français eussent pu devenir des Algériens, les citoyens de plein
droit d'une libre Algérie, cela ne venait même pas à l'esprit de cette
dame. Et, soyons justes, à l'exception tragique de Sénac et d'une poignée
d'autres, qui s'en sont également mordu les doigts, ce n'était pas non
plus venu à l'esprit des "rapatriés" de 1962, chassés par
la peur, certes, mais aussi par la claire conscience qu'il n'y avait
pas de place pour eux dans la nation qui naissait.
Aujourd'hui les Algériens et les Français d'origine algérienne - élargissons
jusqu'à l'origine maghrébine, ou arabe, ou musulmane - sont infiniment
plus nombreux en France, et même en proportion, que ne l'étaient les
Français d'Algérie au moment de la naissance de l'Algérie indépendante.
Nul ne songe à les jeter à la mer, Dieu merci, et nul ne songe non plus
- sauf eux-mêmes, quelquefois - à leur contester la qualité de Français,
lorsqu'elle est celle qu'attestent leurs papiers.
Historique et géographique, entre un bord un l'autre de la Méditerranée,
entre 1962 et 2005, la dissymétrie est flagrante ; ou plutôt il y a
entre les deux situations une symétrie flagrante, et une non
moins flagrante dissymétrie entre les façon de l'envisager, ici et là,
alors et maintenant.
J'y songeais en regardant l'autre soir, à la télévision, le Premier
ministre de la France, Dominique de Villepin, débattre en direct, je
crois, avec le chef de l'opposition dans notre pays, François Hollande.
On sait combien ces grandes liturgies médiatiques sont ritualisées,
combien tout y est réglé au moindre détail près, combien l'image est
le résultat d'exigences contradictoires et de longues négociations.
La presse nous a d'ailleurs abreuvés des aléas de la mise au point de
cette émission-là.
Donc nous vîmes M. de Villepin. Nous le vîmes longuement. Nous le vîmes
au sein du cadrage que lui-même ou ses conseillers en communication
avaient choisi pour cette soirée solennelle. Nous le vîmes partageant
l'écran avec deux autres Français, ceux-là mêmes que le contraire du
hasard - je ne sais comment cela s'appelle : l'étude de marché, le marketing
politique, la "com " ? - avaient placés immédiatement
derrière lui, l'un à droite et l'autre à gauche. On connaît cet emploi
ingrat : fond de cadre pour homme politique en grande prestation médiatique.
Il s'agit de l'appuyer, de préférence en silence, mais très activement
tout de même : le jeu consiste à sourire finement quand on estime que
lui se prépare à marquer un point, à applaudir du regard quand on juge
qu'il l'a effectivement marqué, à témoigner son amusement à chacune
de ses plaisanteries ou de ses allusions ironiques, à ricaner de pitié,
ou d'admiration pour l'audace, lorsque son adversaire avance un argument.
Il faut en somme soutenir le moral de l'impétrant, mais par la bande,
indirectement, puisqu'il ne vous voit pas ; et suggérer au téléspectateur,
en les mimant pour lui de façon un peu emphatique, l'attitude, l'état
d'esprit et la réaction qu'il serait souhaitable que lui téléspectateur,
et virtuel électeur, il adoptât.
Les deux villepinistes chargés d'incarner et de figurer expressivement
le villepinisme actif et enthousiaste, jeudi dernier, étaient d'une
part un jeune homme, un jeune Français (j'imagine qu'il est français)
d'origine maghrébine apparemment, algérienne peut-être ; et d'autre
part un homme un peu plus âgé, plus conventionnellement vêtu (à la façon
emblématique d'un chef d'entreprise entreprenant), français lui aussi,
certainement, mais lui d'origine asiatique, semble-t-il, je ne me risquerais
pas à préciser laquelle.
Or il n'est pas question une seule seconde, bien entendu, de contester
le droit de ces personnes précises à être à cet endroit. Il s'agit de
s'interroger, si la chose est encore loisible, sur les raisons du choix
- manifestement délibéré, encore une fois - de ces figurants particuliers
dans ce contexte-là.
Nous avions affaire, rappelons-le, ou précisons-le, à l'inauguration
d'une émission politique nouvelle, à la prestation médiatique de rentrée
du Premier ministre, à l'une de ses premières comparutions d'importance
face à l'opinion publique - il n'y a pas beaucoup plus de cent jours
qu'il est en place. Et qu'est-ce que lui-même ou ses conseillers décident
de signifier d'emblée aux télespectateurs, en guise message à peine
subliminal - pas nécessairement très original et nouveau, d'ailleurs,
mais tout de même assez retentissant dans cette formulation-là ? Que
la France est multiculturelle et multi-ethnique, que personne n'est
plus proche du chef du gouvernement aux moments essentiels que les Français
d'origine étrangère, que la France c'est le monde entier
Bien, bien, bien
Pour ma part ça ne me fait pas spécialement plaisir
- c'est pour interpréter le monde lui-même que le monde me semble le
plus adéquat : pour interpréter la seule France j'aimerais bien que
restât dans l'image, physiquement, cratyliennement, quelque trace au
moins de la France d'avant, et du peuple qui la peuplait. On dira que
pour le moment il reste aux commandes, cet ancien peuple, en la personne
de M. de Villepin lui-même, du chef de l'État, et de la plupart de nos
dirigeants. Mais qui dirigent-ils ? Et que dirait de pareil spectacle
notre dirigeante algérienne de tout à l'heure, de l'année dernière,
si naturellement attachée qu'elle était, comme à une chose allant sans
dire, à sa conception de ce qui fait un peuple, et de ce qui garantit
son adéquation à une nation indépendante ? «Qu'est devenu votre peuple
à vous », pourrait-elle demander, si tant était qu'elle s'en
souciât, ce qui est assez peu probable. Le fait est qu'on ne le voit
plus guère. Rentrée des classes, rentrée sportive, rentrée médiatique
: il disparaît de l'image.
J'imagine que la prochaine étape, c'est qu'il se voie offrir à son
tour un rôle de figurant de fond de plateau, chargé de signifier par
ses mimiques d'approbation son accord profond avec l'un ou l'autre de
nos deux amis, glissé pour sa part, entre temps, au premier plan du
tableau vivant.