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Éditorial n° 43, mardi 1er août 2006

Que va-t-il se passer ?

[Ce texte a été écrit en janvier 2006 pour une revue belge qui demandait à divers auteurs de répondre à la question Que va-t-il se passer ?  Il n'a semble-t-il pas été publié. L'auteur se croit donc autorisé à le récupérer et à le mettre en ligne ici. ]

pour Cassandre

 

Au lendemain des événements du 11 septembre 2001 on vit beaucoup à la télévision française un prêcheur musulman, parmi les plus agités du so-called "Londonistan", qui déclarait à qui voulait l'entendre, et c'était alors beaucoup de monde, que la Grande-Bretagne allait devenir un pays musulman - je ne me souviens plus s'il précisait les délais.

Ces déclarations retentissantes produisirent un certain effet, sur le moment, mais à titre de pure provocation ; et comme des fragments parfaitement farfelus d'une rhétorique toute polémique. Personne ne les prit pour de sérieuses déclarations d'intention, ni pour l'exposé objectif d'un projet, encore moins pour de froides prévisions. Avec quelques années de recul, cependant, elles ne paraissent plus si dépourvues de vraisemblance - mais ici je ne pense pas spécialement à la Grande-Bretagne : plutôt à l'Europe en général, et bien sûr à la France.

L'islamisation progressive est d'abord portée par la démographie, dans un double aspect : l'immigration d'une part, les taux de reproduction inégaux d'autre part. L'islam, très imparfaitement bien sûr, mais assez étroitement tout de même, est lié à certains groupes ethniques ou nationaux qui fournissent depuis trente ans et plus les plus gros contingents de l'immigration. Les musulmans représentent donc, en proportion, une partie sans cesse croissante (mais jamais sérieusement évaluée) de la population. Or cette proportion croît d'autant plus, et d'autant plus vite, que selon toute apparence (même si c'est impossible à vérifier) leur taux de reproduction est plus élevé que celui de la plupart des autres parties de la population.

Les individus ou les groupes qui souhaiteraient contrer ou limiter cette évolution du rapport de proportion entre musulmans et non-musulmans au sein de la population globale auraient tout intérêt, naturellement, à promouvoir le développement démographique de leurs propres "communautés", et donc des non-musulmans. Mais ce ne serait leur intérêt qu'en ce dessein particulier, et ce serait nocif de tous les autres points de vue, globalement nocif. Les peuples les plus avancés économiquement et culturellement (et par "avancés" nous n'entendons aucun jugement axiologique) ont bien conscience (serait-ce obscurément peut-être), et cela malgré les assurances qui leur sont prodiguées de concert par des experts prétendus et par leurs médias, qu'un développement démographique indéfini est éminemment nuisible à la planète comme à eux-mêmes : le danger le plus grave, sans doute. C'est donc par sagesse, plus ou moins reconnue comme telle, qu'il s'interdisent un recours - faire toujours plus d'enfants - susceptible de s'opposer à la croissance parmi eux de la proportion de musulmans, ou de personnes appartenant par leur origine à la civilisation arabo-musulmane

Ce n'est pas là le seul exemple, loin de là, de points sur lesquels la sagesse, la vertu, la modération écologiques, juridiques, intellectuelles, religieuses - sont en fait des éléments de faiblesse pour tous ceux qui ne souhaiteraient pas que l'islam, à travers les groupes et les individus qui en sont porteurs ou qui, délibérément ou pas, en constituent les vecteurs, pèse d'un poids croissant au sein de la société en général, dans les pays qui comme le nôtre ne sont pas historiquement des terres d'islam. L'islam est une religion très vivante, très dynamique, très aimée par ses fidèles et par la plupart des personnes qui sont nées sous son influence. C'est aussi une religion jeune, et cela doublement : par son ancienneté moindre que celle des autres religions monothéistes (elle n'en est qu'à l'âge qui pour le christianisme fut celui des Croisades), et par la jeunesse de ses fidèles, l'abondance de jeunesse parmi ses fidèles, telle que l'assure le fort taux de renouvellement démographique au sein de la plupart des populations musulmanes (fort taux de renouvellement démographique qui, contrairement à ce que voudrait la doxa démographico-économique, n'assure en aucune façon, il faut le remarquer, et même tout à l'inverse, le développement économique de ces sociétés). Une religion de ce genre l'emportera toujours sur des religions vieilles et fatiguées - je pense en particulier, bien sûr, au christianisme, qui lui ne dispose plus, au contraire, dans un pays comme la France, que d'une emprise très faible sur les groupes ou sur les individus qui jadis se réclamaient de lui, et justement ne s'en réclament plus guère.Une façon de contrer la montée de l'islam, pour ceux qu'elle alarme, serait d'aller ou de revenir au christianisme, et à un christianisme plus ardent, plus militant, plus sûr de lui, moins empêtré de scrupules qui sont autant de doutes, et d'entraves à son extension. Mais la sagesse les en empêche, encore une fois. S'ils ne sont pas chrétiens, ou s'ils ne le sont plus, ils jugent déraisonnable, à juste titre, d'adopter une religion ou de revenir à elle, d'y adhérer, pour des motifs purement "identitaires", en somme. Et s'ils sont chrétiens ils ne jugent pas sage, ni vertueux, ni surtout conforme à leur foi et aux enseignements (récents) de leur Église, de ne pas faire toujours plus de place à "l'autre", de ne pas tendre l'autre joue, d'avoir la moindre ambition prosélyte ou seulement résistante.

Plus une religion croit en elle-même, plus elle a de force d'attraction. Or aucune religion ne croit aussi fort en elle-même que l'islam. Il est donc vraisemblable que les conversions en sa faveur, qui déjà ne sont pas rares, iront se multipliant. Aux conversions purement religieuses, celles qui sont la conséquence et la substance même d'un acte de foi, s'ajouteront et s'ajoutent déjà les conversions que, faute d'un terme meilleur, on pourrait appeler "sociétales", voire "politiques" - lesquelles, d'ailleurs, sont loin d'être toujours et forcément insincères : conversions de ceux qui aspirent à la stabilité, à la détermination sinon à l'ordre, à la prise en main extérieure de leur vie, à la tranquillité, à l'anonymat, à la conformité avec l'environnement, ou qui sont naturellement portés (c'est une passion profondément humaine), à rejoindre le camp du plus fort, du plus résolu, du plus présent, du plus porteur d'avenir,du plus conforme, lui-même, à l'avenir tel qu'il paraît s'annoncer.

Ce qu'on peut observer dans le domaine religieux, on l'observe encore plus clairement dans le domaine culturel. Certes l'islam et les "communautés" qui s'en réclament, ou qui en relèvent de façon plus ou moins directe, plus ou moins rigoureuse, ne se présentent pas, culturellement, avec autant d'élan, de simplicité, de détermination et, par voie de conséquence, d'attrait, qu'ils peuvent en afficher sur le terrain religieux. Ils pourraient bien sûr se targuer - mais ils ne le font guère : c'est plutôt les non-musulmans qui le font à leur place - de très hauts accomplissements passés dans le domaine de l'art, de la connaissance, de la pensée, de la science, de la littérature, de la poésie, de l'architecture et de la civilisation en général, de l'art de vivre ; mais ce qu'ils ont à présenter, et qu'ils présentent, pour la période contemporaine, moderne, même au sens le plus étendu de ces adjectifs, est sensiblement moins brillant. En cette occurrence leur force n'est pas intrinsèque : elle n'est pas en eux-mêmes, elle provient bien davantage de la faiblesse insigne de tout ce qui leur fait face et aurait pu leur résister, leur faire barrage, s'opposer à leur avance ne serait-ce qu'en étant là et en proposant, en constituant, un autre modèle.

Cette sagesse qu'on a dite, cette vertu, ces scrupules, ils sont excès de civilisation, sans doute, son épuisement, son dernier mot mais aussi son au-delà, son retournement exsangue, et finalement sa négation. L'effondrement culturel de la France, pour s'en tenir à elle, est lié bien sûr à l'effondrement spectaculaire du système éducatif, mais il ne se limite pas à lui. La destruction de toute classe cultivée, l'enseignement de l'oubli, l'imbécilisation auto-génératrice par voie médiatique, tout cela ouvre un boulevard à l'islamisation des esprits. Le putride marécage que constitue ce que par dérision, et pour les humilier toujours davantage, on affecte d'appeler encore de ces noms dont certains furent jadis prestigieux, culture, musique, art, artistes, France, français, culture française, émissions culturelles, chaîne culturelle, activités culturelles, information, télévision, débats et j'en passe, ce marais malodorant n'a que des avantages pour l'islam militant, pour ceux qui le professent et pour ceux qui en relèvent, que ce soit par hasard ou par choix délibéré, et qui désirent sa plus grande gloire : ils peuvent à bon droit le dénoncer, et c'est à très juste titre qu'ils peuvent exprimer le mépris où ils le tiennent («Quoi ? C'est ça, la "culture" "française" ?») ; et ils peuvent à merveille s'en servir, voguer paisiblement sur lui pour atteindre tous les bords d'une société sans mémoire, en déliquescence.

Voilà pourquoi je pense que l'islamisation, totale ou partielle, est la réponse la plus probable à la question : « Que va-t-il se passer ? » Il va se passer que des pans entiers et sans cesse s'élargissant de la France et de l'Europe vont ressembler de moins en moins à la France et à l'Europe que nous avons connues (mais que de moins en moins d'individus auront connus et que la déculturation générale leur permettra d'oublier, de méconnaître et de calomnier). En revanche des pans entiers et sans cesse s'élargissant de la France et de l'Europe ressembleront de plus en plus et ressemblent déjà à ce qui s'observe dans les contrées où l'islam est traditionnellement implanté ; et tout particulièrement, bien sûr, s'agissant de la France, dans celles de ces contrées, à prédominance arabe (ou berbère), d'où sont originaires la plus grande part des populations transplantées. On peut le conclure très clairement de l'observation des zones où l'influence ou la présence "arabo-musulmanes" (pour le dire vite) sont déjà majoritaires : ce n'est pas le sol ni le "droit du sol" qui détermineront le type de société qui aura cours ; c'est le type de population. Ce sont les peuples dans leurs dimensions "cratyliennes", héréditaires, "civilisationnelles", ethniques, qui font les états de société ; nullement dans leurs dimensions "hermogéniennes", conventionnelles, administratives, purement nominales : celles-ci, qui peuvent être fort agissantes sur les individus, Dieu merci, sont à peu près sans effet sur la réalité sitôt qu'on parle de peuples (et qu'on a tort, dès lors). "Intégration" il y aura peut-être, mais pas dans le sens qu'on a cru (qu'on a cru dans un passé qui s'éloigne très vite, il est vrai).

Justement, lorsque j'évoque des "pans entiers", je l'entends à la fois en termes de territoires, au sens propre, et de "champs". C'est le rapport "arabo-musulman" (l'expression est évidemment très imparfaite, je le répète, et elle demanderait à être sérieusement "qualified" (précisée, rognée, restreinte) - mais je ne doute pas que dans l'immédiat elle suffise pour se faire entendre) - c'est le rapport "arabo-musulman" à l'espace, donc, à la ville, à l'immeuble, au hall d'immeuble, à la tuyauterie, au trottoir, au regard, à l'objet, au détritus, au travail, à la femme pour l'homme, à l'homme pour la femme, au corps, à la vie humaine, à la sexualité, à l'homosexualité, à la politique, à la loi, à la parole, au pacte social et ainsi de suite, qui s'imposera de plus en plus largement. Des villes comme Alger ou Gaza, des pays comme l'Algérie, la Tunisie ou la Palestine, des scènes de rues comme celles qui s'observent à Ramallah ou La Mecque, des systèmes économiques et d'économie parallèle, des taux de chômage, des répartitions de l'aide publique tels qu'en connaissent le Maroc ou la Jordanie, des modes de gouvernement comme ceux de la Syrie, de l'Égypte ou encore une fois de l'Algérie, peuvent sans doute nous donner une beaucoup plus juste idée de ce qui va advenir en France que l'étude attentive du "modèle danois" ou du "paradigme blairien".

L'alternative non-exclusive entre violence et gouvernement autoritaire, selon l'exemple bien connu et rarement infirmé du "despotisme oriental", la balance toujours à réajuster entre incivilité (ou l'incivisme) et répression policière, la surpopulation carcérale, telles seront les formes que revêtira le progressif effacement de la démocratie, rendue impossible par son empressement maladroit à se faire le fourrier de ses pires ennemis et des fossoyeurs de la liberté (ainsi qu'en témoignent à l'envi les succès "démocratiques" du Hamas en Palestine, ces jours-ci - or nous avons déjà, mutatis mutandis, notre propre Hamas - ou, à l'inverse, les conjonctures de la Tunisie, de l'Algérie, de l'Égypte et de nombreux autres pays où la dictature est le seul rempart des "droits individuels" contre les menaces "démocratiques" des urnes). Toutefois, au moins dans un premier temps, c'est sans doute au Liban que la situation ressemblera le plus, les politiques menées en France depuis trente ans et davantage paraissant avoir tendu essentiellement à la reconstitution assez scrupuleuse du type libanais de société (avec quelques éléments empruntés aussi à l'Irlande du Nord et à l'ex-Yougoslavie, ou évoquant l'Irak le plus contemporain).

Ces rapprochements inévitables posent évidemment la question sans doute capitale : celle de la guerre civile. Y aura-t-il ou non une guerre civile? (l'expression n'étant pas forcément très adéquate, elle non plus, et appelant elle aussi de sérieuses "qualifications" (mises au point, réserves, retouches, adaptations ?)). S'il faut absolument répondre à la question, je dirais que je pencherais plutôt, très légèrement, pour la négative. L'effondrement moral, intellectuel, culturel et même l'effondrement, "religieux", que dis-je, "hormonal", d'une des parties au conflit éventuel l'empêcheront sans doute de se lancer dans une résolution aussi extrême que le conflit armé ; et l'engageront très fort à le fuir, même, quel que soit le prix à payer pour ce désistement. La déculturation systématique dont a fait l'objet cette partie-là de la population (la plus anciennement sur place) lui enlèvera toute conscience d'avoir quelque chose à défendre. Et de fait il ne lui restera pour ainsi dire rien, sinon une liberté dont elle se dégoûtera volontiers, sachant trop bien lui devoir ce qu'elle est devenue et que non sans raisons elle déteste, même si ses raisons de se détester elle-même ne sont pas les bonnes. Le mépris de soi nous sauvera du bain de sang. L'habitude de la capitulation fera le reste.