Editorial n°4. 6 juillet 2002
Immigration, retraites, démographie
La vie du Parti
Il devient chaque jour plus évident que l'immigration est la
grande question, le centre secret, plus ou moins secret, de moins en
moins secret, du débat politique et même du débat
général, intellectuel, culturel, ontologique -Dieu me
pardonne, j'allais écrire sociétal.
Il suffit d'ouvrir un journal, d'allumer un poste de radio ou de télévision,
de prendre en marche une émission quelconque, une fois sur deux
c'est de l'immigration qu'il est question; et quand bien même
il n'en est pas question officiellement, c'est encore autour d'elle
que tournent les échanges, sans en avoir l'air (mais par chance
ils cachent mal leur jeu).
Et que l'immigration soit enfin au centre des débats, même
de manière encore feutrée, tâtonnante, maladroite,
on peut dire que c'est un progrès et que cette place qu'elle
occupe un peu timidement encore elle la mérite de plein droit,
puisqu'aussi bien elle est le phénomène qui fait connaître
à la société française, depuis trente ans,
l'une des plus profondes transformations de son histoire, l'une des
plus radicales, auprès de laquelle les "Trente glorieuses",
qui passaient déjà pour un ébranlement formidable,
pourtant, font figure de prélude gentillet, ou bien d'ultime
soubresaut d'une histoire qui s'achève, avant passage brutal
à un autre cycle de récits : il ne s'agit de rien de moins,
en effet, au point qu'on se demande si mieux ne vaudrait pas changer
de noms pour désigner les êtres et les choses, les uns
n'étant plus les mêmes et les autres, méconnaissables.
Que l'immigration soit enfin un objet de débat il ne convient
pas de s'en réjouir trop vite, cependant, car ce débat
il est faussé avant même de s'ouvrir. Les Amis du Désastre
ont mis un point d'honneur à y veiller.
J'appelle "Amis du Désastre" -quelques lecteurs le
savent déjà- cette congrégation d'intellectuels
organiques, de journalistes, de "travailleurs sociaux" et
de présidents d'associations qui ont reçu confusément
pour charge, ou qui l'assument de leur propre chef -en toute sincérité
le plus souvent- , de faire en sorte que ce changement fondamental et
sans précédent qu'on vient d'évoquer soit aussi
peu sensible que possible et passe inaperçu autant que faire
se peut, afin que le corps social ne s'agite pas trop pendant l'opération
et s'aperçoive à peine de ce qui lui arrive : quand il
s'en avisera ce ne sera plus le même corps, ce ne sera pas à
lui que ce sera arrivé (1).
Une tache ardue, il va sans dire. Pour s'en acquitter les Amis du Désastre
s'ingénient à persuader tout un chacun, jour après
jour, qu'il ne voit pas ce qu'il voit, qu'il n'entend pas ce qu'il entend,
que les apparences l'abusent, que ses sens le trompent, qu'il ne doit
pas ajouter foi à ce qu'il prend bien à tort pour son
expérience ou celle du pays. « C'est plus compliqué
que cela », disent les Amis. Ou bien : « Je ne peux pas
vous laisser dire cela ». Et très souvent ils se fâchent.
Comme ce sont de grands savants, ou à tout le moins des experts,
officiellement, et qu'ils parlent avec l'autorité de la science
(2), ou celle encore plus grande du journalisme,
ils arrivent à convaincre les naïfs qu'il serait bien naïf
de se montrer naïfs, et de se faire confiance à eux-mêmes.
Voilà donc les naïfs promus demi-savants par la fréquentation
quotidienne des Amis, de leurs discours et de leurs proses, et qui prodiguent
à leur tour les accusations d'ignorance et de naïveté,
avant de passer à plus grave. Comment, vous n'avez lu pas Mucchielli
? Ni le rapport du recteur Machin ? Ni le grand dossier sur l'immigration,
dans le bulletin des Amis du Désastre ? Ah ! Vous ne parleriez
pas comme vous faites ! Si vous vous donniez la peine de vous informer
vous sauriez que le niveau monte, que l'immigration diminue, que la
beauté du paysage est une convention pure, que la langue s'enrichit
tous les jours et que la délinquance est également répartie
au sein des groupes sociaux de même configuration socio-culturelle.
Au lieu de quoi vous êtes assez bête pour en croire encore
vos yeux et vos oreilles ! (3)
Les Amis du Désastre descendent tous de Zénon d'Elée.
Ils vous persuadent par a plus b que la flèche vibre et vole
et qu'elle ne vole pas. Leurs raisonnements sont rigoureux, leurs arguments
imparables. Quant à leurs chiffres, ils sont en général
exacts. Et à la vérité il ferait beau voir qu'en
plus d'être trompeurs ils ne fussent pas exacts ! Il est patent
qu'on peut tout chiffrer selon des angles biscornus qui mettent la réalité
dans son tort, et qui lui clouent le bec. Un petit Ami du Désastre
me rappelait récemment que les immigrés représentaient
aujourd'hui 7,5 % de la population, exactement comme il y a trente ans
-pas un de plus : ce qui prouvait suffisamment, sans doute, que l'immigration
n'augmentait pas du tout, et que sa croissance, a fortiori "vertigineuse",
était un pur fantasme, qui ne pouvait fleurir que dans la tête
de malheureux ignorants, de grands naïfs, d'affreux racistes ou
de malintentionnés de toute espèce. Or même moi
qui ne suis pas un grand calculateur (malgré un brevet décerné
par Derrida lui-même), même moi je ne suis pas tout à
fait infichu, en l'occurrence, de comprendre à la fois comment
ces chiffres-là peuvent être tout à fait justes
et les voitures de métro ressembler si peu, pourtant -ne parlons
pas des cours d'école- à ce dont elles avaient l'air en
1970.
Les Amis du Désastre, tapis, vous attendent à ce tournant
dangereux. Ttt ttt ttt.... Ainsi vous ne contestez pas leurs chiffres,
encore heureux, mais vous paraissez insinuer, n'insinueriez-vous pas
vous, qu'il y aurait certaines petites données dont leurs chiffres
ne tiendraient pas compte ? Pouvez-vous préciser votre pensée
? Car enfin vous ne voulez tout de même pas dire que... ? Nous
avons peur de trop bien vous comprendre... Rassurez-nous : vous ne feriez
tout de même pas une distinction quelconque entre .... ? C'est
que non seulement ce serait indigne, moralement, et même abject,
mais surtout ce serait contraire à la loi.
A l'instar du Désastre lui-même, les Amis du Désastre
sont pleins de ressource : quand leurs affirmations scientifiques et
leurs superbes statistiques sont ridiculisées par la fébrile
obstination des faits, quand leurs chiffres s'écrasent un peu
trop rudement sur la dure carapace de la réalité, alors
ils en appellent à la morale pour étayer leurs fragiles
constructions, et pour se débarrasser une bonne fois des objections
que la sociologie n'a pas éradiquées, malgré ses
tirs de mortier; et quand la morale ne suffit pas, ils demandent le
secours de la loi.
Pour la morale, on doute qu'ils aient beaucoup plus de titres que les
autres à la ranger de leur côté : après tout,
le monde qu'ils nous ont concocté dans leurs journaux, leurs
télévisions, leurs dramatiques de propagande quotidienne
et leurs associations militantes, et qu'ils défendent avec tant
d'ardeur, et qu'on les voit s'ingénier chaque jour à parfaire
plus avant, ce monde-là n'est pas si doux, ni si aimant, ni si
beau, ni si élevé spirituellement qu'il soit bien vraisemblable
que la morale, pour le défendre, consente à se déranger
et vienne en personne apporter son soutien à ceux qui se réclament
d'elle et lui. Mais la loi c'est une autre affaire. La loi c'est eux
qui l'ont faite, pour une bonne part. Et ils ont soigneusement veillé
à ce qu'elle soit de leur côté, pour le cas où
la discussion deviendrait un peu trop serrée.
De la question de l'immigration il en va un peu comme de celle de l'entrée
de la Turquie dans l'Union européenne. A l'entrée de la
Turquie on peut encore être hostile, officiellement, encore que
ce ne soit pas recommandé si l'on veut se faire bien voir. Cette
position, jusqu'à présent, n'est pas contraire à
la loi. On peut l'énoncer si l'on a le goût du risque.
Mais on peut difficilement l'expliquer. Car à peine s'agit-il
de donner ses raisons, mieux vaut faire très attention : le gendarme
n'est pas loin. Et le droit de soutenir une position quelconque quand
la plupart des arguments en sa faveur sont interdits, voilà un
droit plutôt "formel", pour le coup...
On a aussi le droit d'être opposé à l'immigration,
jusqu'à nouvel ordre (4). Mais
c'est un droit tout à fait "formel", lui aussi, un
pauvre petit droit de rien du tout, exsangue, épuisé,
qui ne serait pas de grande utilité si l'on devait faire appel
à lui. Quiconque s'en targuerait se mettrait aussitôt les
Amis du Désastre à dos, s'il ne les avait pas déjà;
et ils sont admirablement placés pour rendre à leurs ennemis
-les ennemis du Désastre- l'existence impossible. Et puis le
beau droit, vraiment, qui ne donne pas le droit de donner ses raisons
!
On n'a aucune intention d'aller contre la loi, ici ni ailleurs, et
cela pour divers motifs. Le premier et le plus évident, c'est
que c'est tout à fait dangereux : il n'y a que de graves embêtements
à retirer de pareille lutte contre ce pot de fer. Mais ce n'est
pas là l'essentiel. Le deuxième motif, c'est qu'en la
loi nous nous plaisons à voir l'expression de la volonté
générale, et qu'à celle-ci nous n'avons pas la
moindre intention de nous opposer, ce qui d'ailleurs n'aurait aucun
sens : on ne va pas être la France à soi seul, pas même
une certaine idée de la France, s'il est établi
que cette idée ne dit plus rien à personne, qu'elle n'est
plus comprise, et plus aimée. Nous souhaiterions seulement être
mieux assurés que la volonté générale, ou
simplement majoritaire, n'est pas abusée, que la loi en est bien
l'expression aussi exacte que possible, et que ce qui se passe, la fin
d'un peuple, en somme, ou d'une conception multiséculaire de
ce que c'est qu'un peuple (5), et de qu'a
été ce peuple-là, est bien ce qu'il souhaite vraiment,
lui, par lassitude, par lâcheté, par honte, par un mélange
d'oubli ou d'excès de mémoire, par désir d'en finir
ou par curiosité d'autre chose. Ajoutons que la loi, troisième
motif, on la respecte parce qu'elle est la loi, et qu'on serait bien
heureux qu'il lui fût témoigné, dans la société
du Désastre, autant d'attachement que nous lui en prodiguons
pour notre part. Trop d'impôt tue l'impôt, trop de démocratie
tue la démocratie et la laisse désarmée, trop de
loi tue la loi et c'est en s'appuyant sur la loi, en se drapant dans
ses plis, en mettant chez elle les pieds sur la table, que ceux qui
la bafouent le plus quotidiennement la défient. N'importe : les
conventions nous trouvent très favorables, en général.
Nous savons reconnaître en elles l'un des fondements de la civilisation
qui nous est chère. Nous admettons qu'elles soient, malgré
la perte inévitable impliquée, une simplification de la
vérité; une forme qu'on lui impose pour qu'elle puisse
décemment marcher à nos côtés dans la cité,
et se faire reconnaître aux carrefours; une de ces contraintes
dont nous nous accommodons nous-mêmes, en tant que signataires
du contrat social, pour acheter la paix et la liberté d'être
tout ce que nous pouvons être. Mais nous avons beaucoup de mal
à admettre, même s'il le faut bien, que les conventions
et la loi servent à empêcher la vérité au
contraire, à la réduire au silence, à interdire
qu'il lui soit fait allusion seulement; et que la grande question au
sein de la société ce ne soit plus : « Ceci est-il
vrai ou ne l'est-il pas ? » mais seulement : « Peut-on le
dire ou non ? »
D'autant que cette vérité interdite, en l'occurrence,
elle fut la seule admise pendant des siècles. Et nous comprenons
mal que la moitié d'un seul ait suffi pour qu'elle devienne criminelle.
Elle allait tellement sans dire, avant la prise de pouvoir par les Amis
du Désastre, que personne ne s'interrogeait sur elle; et qu'à
personne il ne fut venu à l'idée de se demander, par exemple,
ce que c'était qu'être français. On l'était
ou on ne l'était pas, tout le monde était d'accord là-dessus.
Aujourd'hui on se le demande fort, au contraire, et pour cause. Qu'est-ce
qu'un Français ? demande M. Patrick Weil, cette saison même.
Il apporte une réponse soigneusement étayée, en
un gros livre sérieux, ou presque rien n'est contestable. Mais
cette réponse nous sommes étonnés de la trouver
si simple, si étroite, et pour tout dire si limitée. Ainsi
ce n'était donc que cela, être français ? C'était
bien la peine de bâtir les cathédrales, de peindre L'Enseigne
de Gersaint, d'écrire la sonate de Dukas et la Recherche
du temps perdu ! Nous autres Français, nous croyions avoir
élaboré une civilisation, une des quinze ou vingt qui
ont compté dans l'histoire du monde. Et cette civilisation, nous
pensions pouvoir l'appeler la nôtre, même si nous étions
tout prêts, non sans une bonne dose de forfanterie, à en
faire profiter qui voudrait, et parfois qui ne demandait rien moins.
Etre français, semblerait-il à lire M. Weil, ce n'est
plus qu'une question de loi. Et certes il s'agit d'un aspect important,
nous venons de le rappeler. Il reste que le concept paraît épouvantablement
appauvri. Sans compter que c'était bien plus qu'un concept...
Je l'ai écrit ailleurs -et Dieu sait que ce fut mal compris
: ce que j'aurais souhaité voir appliquer, pour ma part, c'étaient
les lois de l'hospitalité. On sait qui est l'hôte,
et qui l'hôte. A chacun ses devoirs et ses droits. Et s'il plaît
à quelques-uns des hôtes reçus de changer de statut
avec le temps, et de passer avec leur accord du côté des
hôtes recevants, ils s'agrègent à eux progressivement
et c'est la même histoire qui continue, enrichie d'un peu de sang
nouveau, et d'une ardeur née de l'amour, de la reconnaissance
ou du désir. Mais ce n'est pas du tout de cela qu'il s'agit à
présent. Et c'est pourquoi ce beau mot d'hospitalité,
qui est brandi à tout propos, l'est parfaitement hors de propos
dans la situation actuelle. Ce n'est pas du tout d'hospitalité
qu'il s'agit parmi nous. Si nous vivions sous le régime de l'hospitalité
et de ses lois, que faudrait-il penser en effet d'hôtes reçus
qui à peine arrivés, bien souvent, et non sans une bonne
dose d'agressivité à l'occasion, ne seraient que revendication,
rappel de leurs droits, contestation de ce que nous fûmes et de
ce que nous sommes et prétention simultanée, paradoxale
dans ces conditions, à l'être autant que nous sinon plus
? Et cela sans renoncer à être eux-mêmes -cet
eux-mêmes que personne, et certainement pas nous, n'envisagerait
un seul instant que nous puissions devenir en symétrie, si nous
le souhaitions : car nous aurions peu de chance, pour notre part, de
devenir jamais japonais, kalmouk ou algérien; et nous
nous imaginons mal, établis au Japon, dans l'Altaï ou en
Algérie, apprendre aux Japonais que nous sommes aussi japonais
qu'eux, et plus mongols que les Mongols, et plus kabyles que les Kabyles.
Japonais et Kabyles nous riraient au nez, et ils auraient bien raison.
C'est le nous qui n'a plus grand sens, en pareil contexte -un nous
qui quoi qu'en disent les Amis du Désastre, qui sont des
historiens furieusement téléologiques, et qui récrivent
l'histoire et l'apprennent aux enfants à seule fin qu'elle serve
de socle à la société qu'ils bâtissent pour
nous, avait tenu pendant dix ou quinze siècles. On conçoit
que sa fin soit un peu traumatisante. Mais les Amis du Désastre
ne veulent pas le savoir. Ils ne le conçoivent même pas.
Ils n'arrivent pas à le comprendre. On est stupéfié
de leur peu d'amour, de leur absence de regret pour ce qui meurt sous
nos yeux, et qui par bien des aspects fut aimable, et même grand
sur plus d'un point.
J'entendais l'autre jour une émission à propos du Danemark,
sur un chaîne de radio qui représente en ce média
l'équivalent de ce qu'est Le Monde au sein de la presse
écrite, la gazette des Amis du Désastre -et d'ailleurs
c'est plus ou moins la même maison, cette chaîne de radio,
bien que publique et subventionnée, ayant fait l'objet de concessions
par appartements, si l'on peut s'exprimer de la sorte (6).
Le Danemark, on ne s'en étonnera pas, en cette émission
tout entière pathophile (ou bien si c'est atuchémophile,
qu'il faut dire, atuchémaniaque ?), le Danemark passait
un très mauvais quart d'heure. Mais ce qui m'a frappé
surtout, c'était la totale mécompréhension, assumée,
donnée pour telle, de la principale animatrice de l'émission,
Amie d'honneur s'il en est et c'est-vrai-qu'iste patentée (l'un
va rarement sans l'autre) : comment le Danemark, un pays éminemment
démocratique, qui souvent s'était montré pionnier
en matière sociale, même, qui avait donné mille
preuves de son attachement à la liberté et de son progressisme
en matière de moeurs, comment le Danemark pouvait-il prendre
des mesures pour limiter l'immigration ? C'était incompréhensible.
Qu'est-ce qui avait bien pu s'emparer de l'esprit de ces gens-là
? On sentait que la jeune femme était tout à fait sincère
dans son incapacité totale à entrer dans les raisons des
Danois. Que le Danemark (et justement, en grande partie, pour les raisons
qu'elle exposait), que le Danemark veuille rester le Danemark, et danois,
et répugne à se fondre dans le village universel, qui
déjà présente toutes les apparences de banlieue
généralisée, cela cette journaliste ne pouvait
pas l'entendre. Traduit dans son système de pensée, celui
que sécrètent à la va-comme-je-te-pousse Les Amis
du Désastre, ce ne pouvait être là, de la part des
Danois, que racisme et xénophobie. Tels sont on
le sait deux des termes les plus choisis de la langue des Amis, deux
des insultes dont ils sont le plus volontiers prodigues. Et beaucoup
de leur pouvoir tient à leur maîtrise d'un langage à
eux qu'ils imposent à la ronde, un ensemble de mots dont ils
répandent des acceptions aussi biscornues et spécieuses
que les statistiques dont ils nous accablent pour nous prouver qu'il
ne se passe rien, si ce n'est un certain progrès du niveau des
études, et une baisse de la criminalité.
Que les Danois veuillent rester danois, on ne voit pas très
bien en quoi ce serait du racisme et de la xénophobie.
Ils n'ont rien contre personne, ils ne vont pas chercher noise à
quiconque, ils ne dérangent ni leurs voisins ni le reste du monde.
Il leur plairait simplement de persévérer dans l'être
et de continuer leur histoire, encore un peu, si c'est possible. Je
dois dire que je les comprends très bien, contrairement à
l'animatrice de radio; et même que je les approuve, quoiqu'on
puisse trouver à redire, certainement, au détail des moyens
qu'ils ont choisi de mettre en oeuvre. C'est quelque chose, d'être
danois. Et quelque chose aussi d'être français -presque
encore plus, si j'osais dire.
Mais dans la mesure où être ceci ou cela n'est plus qu'une
question de loi, de convention, de coup de tampon sur un bout de papier,
il n'y a pas d'inquiétude à se faire. S'il manque des
Danois on en fabriquera d'autres du jour au lendemain, il y a pour cela
la planche à passeports. S'il n'y a pas assez d'Espagnols on
les remplacera par des non-Espagnols, des Marocains, des Mauritaniens,
des Maliens, des Sénégalais, qui feront aussitôt
de parfaits Espagnols, et qui assureront ainsi la pérennité
de l'Espagne éternelle, et celle du peuple espagnol. Triomphe
ici l'apologue du couteau de Lichtenberg : on change le manche, puis
la lame -mais par la grâce de la nomination (hermogénienne
et anti-cratylienne, si je puis me permettre), il s'agira toujours du
même couteau.
« Les hommes ne sont pas des arbres », dit Lévinas,
et cette phrase est rituellement convoquée pour se débarrasser
de l'expression "Français de souche" -laquelle chassée
par la porte revient régulièrement par la fenêtre,
car il est difficile de s'en passer (en fait son caractère criminel
tient exclusivement aux bouches qui la prononcent; et ce sont les Amis
du Désastre qui décident, comme d'habitude : grossièrement,
elle n'est interdite qu'à ceux-là mêmes qu'elles
désignent, mais ils peuvent jouir de permissions spéciales,
s'ils se trouvent être sociologues, ou bien hauts-dignitaires
de la Pathophilie (7)).
Les hommes ne sont pas des arbres, mais il sont encore moins des couteaux.
Qui ne voit que cette réduction des êtres au statut de
pur objet de nomination, en toute indépendance de ce qu'ils sont
vraiment, historiquement, culturellement, qui ne voit que cette réduction-là,
qui dépouille la personne de son origine et prétend n'en
tenir aucun compte, est un des éléments essentiels de
ce qu'on pourrait appeler la zombification du monde, la grande fabrique
de morts-vivants : individus malléables à merci, qu'on
placera ici ou là selon les besoins.
Il n'est que d'entendre le dernier argument à la mode parmi
les immigrationnistes à tout crin : les retraites, les retraites,
les retraites ! Qui va payer nos retraites ? Je l'ai écrit ailleurs,
les retraites sont la grande obsession de la société petite-bourgeoise.
Le petit-bourgeois est un être-pour-la-retraite. Mais maintenant
cette idée fixe, à force de tout commander, va décider
de ce qu'il est, et de ce que sera son pays : de ce que ce sera d'être
français, allemand, espagnol, suisse ou danois; de ce que seront
la France, l'Espagne, la Suisse ou le Danemark. Il nous faut toujours
plus d'immigrés, pour qu'ils travaillent et paient nos retraites
!
On aimerait savoir de quel côté sont les racistes,
dans cette histoire ? Au moins les colonialistes d'ancien temps se donnaient
la peine d'aller faire suer le burnous sur place. On ne va plus s'infliger
ce dérangement. La colonisation se fera à la maison, c'est
plus sûr et moins fatigant. On a peine à en croire ses
oreilles quand on entend les belles âmes, toujours si promptes
à vous traiter de tous les noms et à convoquer contre
vous leur petite morale de décrochez-moi-ça, vous expliquer
froidement ce beau projet. Il évoque irrésistiblement
cette expression qui fait froid dans le dos, le matériel humain.
La banlieue généralisée est une grande fabrique
à matériel humain : de plus en plus matériel,
de moins en moins humain. Pas étonnant qu'on s'y fasse trucider
comme de rien, pour un regard de travers ou une paire de Nike.
La vie n'y vaut pas cher, parce qu'elle n'a aucune épaisseur
de sens : convention pure, elle aussi, révocable à merci.
Les assassins n'y savent pas ce qu'ils font.
Mais le seul fait que les Amis du Désastre osent exposer publiquement,
et du matin au soir, un plan aussi parfaitement abject sans que personne
ne lève un sourcil prouve assez qu'il n'y a plus guère
de discussion possible, qu'on est au-delà de la discussion. D'ailleurs
c'est leur grande méthode : on arrive toujours trop tard, avec
eux. Il ne s'agit jamais de savoir si ceci ou cela est opportun ou non,
mais seulement, puisque eux ont déjà décidé
de ce qui l'était seul, comment imposer aux récalcitrants
-ce ramassis d'ordures-, nécessairement ce que les Amis ont décidé
pour eux.
Soirée France-Algérie à la télévision,
la semaine dernière. Bien entendu le vrai sujet est l'immigration,
comme d'habitude désormais. Mais comme d'habitude la question
n'est pas de savoir si l'immigration est une bonne chose ou pas, s'il
en faut davantage ou non -cela est réglé depuis longtemps.
Il s'agit d'aviser aux moyens de la faire mieux accepter, aimer plus,
désirer davantage (8).
On est toujours d'emblée au-delà du débat. Et
comment pourrait-il en être autrement ? On imagine mal les Amis
du Désastre, quelle que soit leur audace, expliquer aux Français
ancienne manière -dont il reste encore quelques-uns, peut-être-
, à Voltaire, à Chateaubriand, à Bernanos, à
Gide, à Debussy ou Fautrier, je ne sais, à Péguy
ou à Saint-John Perse, qu'il convient que la population française,
maintenant, soit composée d'un nombre croissant d'Algériens,
d'Ivoiriens, de Pakistanais ou de Kurdes, peu importe (et il importe
fort peu, en effet, puisque nous parlons de "matériel humain",
n'est-ce pas, de simples bras et cerveaux); et cela au motif, tenez-vous
bien, qu'on a besoin d'eux pour payer les retraites ! Ces Français
d'un autre temps, pas si lointain, pas tout à fait mort peut-être,
auraient été scandalisés, bien sûr, comme
nous le sommes; mais surtout ils n'auraient pas compris. Ils auraient
pensé qu'on se moquait d'eux. France, peuple français,
paiement des retraites, c'étaient des mots qui pour eux n'appartenaient
pas au même registre, qui juraient affreusement dans la même
phrase. Les mélanger, les faire figurer côte à côte,
les mettre en somme au même niveau, c'est une idée qui
ne peut avoir germée que dans des esprits qui se font, de ce
que c'est qu'un pays, et de ce que c'est qu'un peuple, une conception
qui pour ces Français-là, ces Français que j'ai
dits, n'eût pas été le moins du monde intelligible.
Leur conception à eux, qu'ils ne se donnaient même pas
la peine de formuler tant elle était évidente à
leurs yeux, à leur chair, à leur esprit, cette conception-là
n'a pas quitté la surface de la terre, cependant. Elle y est
même encore majoritaire, peut-être. Elle est très
répandue parmi les populations immigrées elles-mêmes,
justement, avant que les Amis ne leur fassent la leçon, et ne
leur donne à comprendre où est leur intérêt.
On l'entendait encore distinctement ces mois derniers -cette conception
de ce que c'est qu'un peuple et de ce qu'est un pays- à propos
d'Israël et du "droit au retour", pour les Palestiniens.
Les Israéliens disaient, et disent encore, qu'il ne pouvait pas
y avoir de "droit au retour", pour les Palestiniens, parce
qu'Israël cesserait d'être un Etat juif, si ce droit était
accordé. Tout le monde n'a pas approuvé, mais tout le
monde a très bien compris. Et les Français d'avant les
Amis auraient très bien compris eux aussi, comme je fais moi-même.
Mais la transposition n'est pas recommandée...
De toute façon l'argument des retraites n'est jamais qu'une
variante -particulièrement répugnante il est vrai- de
l'argument démographique en général : il faudrait
toujours plus d'immigrés parce que la population vieillit, et
parce que sans eux elle tendrait à décroître. Eh
bien, qu'elle vieillisse, où est le mal ? Pour ce que vous faites
de vos "jeunes", comme vous dites ! Et qu'est-ce que c'est
que cette horreur de la vieillesse ? Laissez le monde souffler un peu,
par pitié ! Laissez-le reposer dans un peu plus d'âge,
Dieu sait qu'il l'a bien mérité !
Quant à la décrue démographique, les peuples les
plus sages et les plus prévoyants n'aspirent à rien d'autre,
malgré les imbéciles objurgations des démographes.
En la durée de ma seule existence, la population de la France
a augmenté d'un tiers. Elle a presque doublé depuis un
siècle. Qu'elle diminue à présent, ce ne serait
qu'un lent retour à la normale, et certainement à la raison.
Le territoire aurait tout à y gagner, la paix civile aussi, la
transmission culturelle également, dont il est patent qu'elle
ne peut s'opérer dans un système éducatif aussi
encombré que le nôtre, qui laisse totalement démunis
la grande majorité de ses assujettis, malgré les jolis
diplômes dont elle les décore à la sortie.
J'ajouterai une considération qui paraîtra tout à
fait folle, mais nous n'en sommes pas à cela près. Elle
n'est pas d'ordre politique, mais le Parti de l'In-nocence est fermement
convaincu que le politique aurait tout à gagner à s'ouvrir
à des considérations qui lui soient étrangères
-littéraires, artistiques, philosophiques, morales, ou plus ou
moins "mystiques", comme celle à laquelle je pense.
Voici : j'ai toujours été sensible à ce mythe,
indien je crois, selon lequel il existerait dans le monde une quantité
d'âme constante (bien entendu ceux qui préfèrent
un langage plus profane peuvent traduire âme par ce qu'ils veulent,
personnalité, humanité, présence, conscience
d'être là, voire dasein); et par voie de conséquence,
plus les hommes sont nombreux sur la terre, moins il y a d'âme
(ou d'être, ou d'...) pour chacun d'entre eux. Et bien entendu
c'est tout à fait fou, mais en même temps... (ce
refrain est à chanter sur l'air du fou qui se prenait pour un
os, op. cit. (9)). C'est tout à
fait fou, mais comme souvent les théories tout à fait
folles, l'expérience quotidienne met une curieuse bonne volonté
à confirmer celle-là.
Je ne fais pas ici l'apologie des déserts, ni même de
la vie pastorale ou bucolique, de l'intimité avec les sources
et les sommets, où plus présents seraient les dieux, si
l'on en croit la poésie. Je suis très conscient de tout
ce que l'humanité doit à la ville et même la très
grande ville, et plus précisément à la cité
: à savoir le civisme et la civilité, la civilisation
et la citoyenneté, l'urbanité et l'in-nocence,
cet art éternellement à atteindre, cette tension vers
le relâchement harmonieux des tensions. Mais précisément
: toutes ces valeurs précieuses inventées par la ville,
est-ce qu'elles n'ont pas pour objet d'assurer jusqu'au sein de la vie
en commun, par le biais d'un moins pour le plus consenti par
chacun, d'une renonciation réciproque à la nocence,
d'un ambitieux projet d'in-nocence, en somme, la liberté
pour chacun d'être tout ce qu'il peut être, la solitude
positive, le silence quand il le désire, l'intimité avec
les sources, oui, qu'elles soient celles des fleuves ou bien celles
des livres, celles de la langue ou celles du chant, celles des dieux
ou celles du rire, de la connaissance ou de la rêverie ?
Mais par un renversement qui n'étonnera pas les bathmologues,
le nombre en son accroissement indéfini abolit la citoyenneté,
ce maintien contractuel de la campagne et de son silence au coeur de
la ville, cet exercice des distances nécessaires à l'épanouissement
de chacun, cet engagement de tous à l'in-nocence. Le nombre rend
l'être à la masse, à l'interchangeabilité,
à la dépersonnalisation, à l'in-signifiance. Le
métissage universel fait de même, d'abord parce qu'il dépouille
l'homme de son origine, cette immense réserve d'être, ce
rempart contre l'effacement; ensuite parce qu'il détruit l'altérité,
en fait une valeur purement négative, la considère comme
un reste à réduire toujours davantage.
Les lois de l'hospitalité accueillaient l'autre
et l'aimaient en tant qu'il était autre et, dans la plupart
des cas, était destiné à le rester. Ce qui leur
a succédé sans le dire, et qu'on ne sait comment appeler,
accueille l'autre en tant qu'il est même, ou va bientôt
le devenir. S'il est même je suis même aussi,
tout le monde est semblable, tout se vaut, la vie n'a pas de sens, et
celle de l'autre pas plus que la mienne, puisque c'est la même
et que je vois bien qu'elle est vide.
Etonnez-vous après cela que croisse indéfiniment la délinquance,
comme ils disent, et qu'elle prenne de plus en plus souvent la figure
de la guerre civile, comme ils ne veulent pas qu'on dise. L'immigration
massive et le développement démographique acharné
créent de la nocence, parce qu'ils dépouillent l'être
et l'autre de leur sens; et quelquefois c'est de leur vie, puisqu'elle
n'a pas de sens.
(1) Au Tibet on parle de "l'invasion"
chinoise, à juste titre, mais les Chinois, à force d'"envahir",
sont désormais majoritaires dans le pays. Ils pourraient bien
s'offrir le luxe d'un référendum, il est à peu
près assuré qu'ils le gagneraient, même et surtout
s'il était parfaitement démocratique. C'est ainsi que
démocratie et histoire ne font pas toujours bon ménage,
ou plus précisément que "droits historiques"
et "droits démocratiques" peuvent être en contradiction
manifeste (on pourrait citer de nombreux exemples du passé, et
suggérer pour l'avenir quelques exemples prévisibles).
Le "corps social" actuel et véritable, au Tibet, n'est
plus celui pour lequel nous nous battons.
(2) Ils s'expriment avec la même
autorité que ces médecins du XIXe siècle qui assuraient
que l'onanisme rendait aveugle. On avait beau se branler et ne pas devenir
aveugle, on était persuadé d'avoir tort, scientifiquement.
(3) La suite chez Andersen.
(4) Ce qui n'est pas du tout la même
chose, précisons le bien pour le cas où ce ne serait pas
évident, que d'être opposé aux immigrés.
(5) Mais peut-être qu'un peuple,
ce n'est jamais qu'une conception de peuple, une idée qu'il se
fait de lui-même, ou que les autres lui imposent, ou qu'un groupe
en son sein fait triompher. Envisager qu'il en soit ainsi, cependant,
c'est déjà concéder beaucoup à l'adversaire,
et presque lui donner raison d'emblée : car un peuple, selon
lui, ce n'est jamais qu'une idée, justement (disons un idéal,
pour être aimable); et c'est à cela, à cet appauvrissement
terrible, que nous avons du mal à nous résoudre. De Gaulle
se faisait peut-être « une certaine idée de la France
», et grandiose, mais la France est beaucoup plus qu'une idée.
(6) Ce joli lapsus sur France Culture,
aujourd'hui même (9 juillet 2002), aux "informations"
de 18 heures : « les Saints-Papiers » (de Sans-Bernard...).
(7) Comme j'aime beaucoup la cuisine
japonaise, je parle volontiers de sushi : « Ouais c'est h'un type
assez sympa, mais alors sushi à mort (tu vois) ».
(8) Je n'ai pas tout vu, loin de là,
mais je me souviens d'un long reportage sur la situation catastrophique
de la distribution d'eau courante, à Oran et dans sa banlieue.
On construit des quartiers entiers qui ne recevront l'eau courante que
des mois ou des années plus tard, si elle arrive jamais. Seules
fonctionnent encore un peu les canalisations héritées
de la colonisation, toutes rouillées. A cause de l'incurie et
de la corruption des gouvernants, elles n'ont jamais été
entretenues ni rénovées. Je n'ai pas compris si le message
subliminal (à peine) c'était qu'il fallait changer les
gouvernants, ou bien accueillir plus d'Algériens en France.
(9) Cf. Du sens, p.63-64, 447-448.