Le site du parti de l'In-nocence

Quelle sorte de Français sont-ils ?

par Dror Mishani and Aurelia Smotriez

 

« Quand un Arabe met le feu à une école, c’est de la rébellion. Quand un Blanc le fait, c’est du fascisme.
Je suis 'daltonien' : le mal est le mal, quelle que soit sa couleur. Et ce mal, pour le Juif que je suis, est absolument intolérable. » (A. Finkielkraut)

 

Traduction française : Menahem Macina [*]

Paris – La première chose que nous a dite le philosophe juif français Alain Finkielkraut, quand nous l’avons rencontré, un soir, dans l’élégant café parisien, "Le Rostand", dont la décoration intérieure consiste en peintures de style oriental, et dont la terrasse donne sur le Jardin du Luxembourg, fut : « J’ai entendu dire que même Haaretz avait publié un article dans lequel il faisait preuve d’empathie pour les émeutes ».

Cette remarque, proférée avec une certaine véhémence, résume fort bien les sentiments de Finkielkraut – l’un des philosophes les plus éminents de ces trente dernières années, en France – depuis les violentes émeutes qui ont éclaté, le 27 octobre, dans les banlieues défavorisées des environs de Paris, et se sont étendues, avec une rapidité étonnante, à d’autres banlieues similaires dans tout le pays. Il a suivi les événements dans les médias, passant en revue toutes les informations et tous les commentaires, stupéfait devant les articles qui faisaient preuve de compréhension pour les "rebelles", ou d’identification avec leur cause. Il a beaucoup à dire, mais il s’avère que la France n’est pas prête à les entendre – que sa France a déjà capitulé face à un aveugle « discours mensonger », qui dissimule l’austère vérité de sa situation. Il souligne à plusieurs reprises que les choses dont il nous fait part au cours de notre entretien ne sont pas des choses qu’il peut encore dire en France. Il est impossible et peut-être même dangereux de dire ces chose-là, en France, aujourd’hui.

Effectivement, dans le débat intellectuel virulent qui a fait rage dans les journaux depuis le tout début des émeutes – débat auquel prennent part la plupart des grands esprits -, l’opinion exprimée par Finkielkraut est déviante, voire très déviante. D’abord, parce qu’elle n’émane pas d’un membre du Front National de Jean-Marie Le Pen, mais d’un philosophe, jadis considéré comme l’un des plus éminents porte-parole de la gauche française – de la génération des philosophes issus de l’époque de la révolte de mai 1968.


Question : Dans la presse française, les émeutes dans les banlieues sont surtout perçues comme un problème économique, une réaction violente à de dures difficultés économiques et à la discrimination. En Israël, par contre, on a parfois tendance à les considérer comme une violence dont les origines sont religieuses, ou du moins raciales - c’est-à-dire à les considérer comme faisant partie d’un combat islamique. Comment vous situez-vous par rapport à ces différentes positions ?

Alain Finkielkraut : En France, on voudrait bien réduire ces émeutes à leur dimension sociale, les considérer comme une révolte de jeunes des banlieues contre leur situation, la discrimination dont ils sont l’objet, le chômage. Le problème est que la plupart de ces jeunes sont noirs ou Arabes et ont une identité musulmane. Vous savez, il y a aussi, en France, d’autres immigrants en situation difficile - Chinois, Vietnamiens, Portugais -, et ils ne participent pas aux émeutes. Il est donc clair qu’il s’agit d’une révolte à caractère ethnico-religieux.

Q : Quelle est donc son origine ? Est-ce la réponse des Arabes et des noirs au racisme dont ils sont victimes ?

AF : Je ne le pense pas, parce que cette violence a eu des antécédents très troublants, que l’on ne peut réduire à une simple réaction au racisme français. Prenons, par exemple, les événements qui se sont produits lors du match de football France-Algérie, il y a quelques années. Le match a eu lieu à Paris, au Stade de France. On dit que l’équipe de France est adorée par tous parce qu’elle est "black-blanc-beur" ["noir-blanc-Arabe" – référence aux couleurs du drapeau tricolore et symbole du multiculturalisme de la société française - Dror Mishani]. En réalité, aujourd’hui, elle est black-black-black, ce qui fait ricaner toute l’Europe. Si vous faites ce genre de remarque en France, on vous met en prison, mais il est tout de même intéressant de noter que l’équipe de France de football est composée presque uniquement de joueurs noirs. En tout cas, cette équipe est perçue comme le symbole d’une société multiethnique, ouverte, etc. La foule, dans le stade - des jeunes d’origine algérienne - a hué cette équipe pendant tout le match. Ils ont même hué la Marseillaise, et le match a du être interrompu quand les jeunes ont envahi le terrain en brandissant des drapeaux algériens.
Et puis, il y a aussi les paroles des chansons de rap. Des paroles très préoccupantes. Un véritable appel à la révolte. Il y en a une, intitulée Docteur R., je crois, qui chante : "Je pisse sur la France je pisse sur de Gaulle", etc. Ce sont des déclarations très violentes de haine envers la France. Toute cette haine et cette violence s’expriment maintenant dans les émeutes. Les considérer comme une réponse au racisme français, c’est être aveugle à une haine plus vaste : la haine de l’Occident, considéré comme responsable de tous les crimes. C’est à cela que la France est confrontée aujourd’hui.

Q : En d’autres termes, selon vous, les émeutes ne sont pas dirigées contre la France mais contre l’Occident tout entier ?

AF : Non, elles sont dirigées contre la France, en tant qu’ancienne puissance coloniale, contre la France, en tant que pays européen. Contre une France à la tradition chrétienne, ou judéo-chrétienne.


Pogrome antirépublicain

Alain Finkielkraut, 56 ans, a fait beaucoup de chemin depuis les événements de mai 1968 et jusqu’aux émeutes d’octobre 2005. Diplômé de l’une des principales institutions d’enseignement des intellectuels français, l’Ecole Normale Supérieure, au début des années 1970, Finkielkraut est une figure marquante d’un groupe appelé "les nouveaux philosophes" (Bernard Henri-Levy, Andre Glucksman, Pascal Bruckner et d’autres), de jeunes philosophes, dont beaucoup sont Juifs, qui rompirent de manière décisive avec l’idéologie marxiste de mai 1968 et avec le Parti communiste français, et dénoncèrent son impact sur la culture et la société françaises.
En 1987, il publia son livre, La défaite de la pensée, dans lequel il définissait les grandes lignes de son opposition à la philosophie post-moderne, qui effaçait les frontières entre haute et moyenne culture, et professait un relativisme culturel. C’est ainsi qu’il commença à se tailler une réputation de philosophe "conservateur" et de critique acerbe des courants intellectuels multiculturels et néocolonialistes, et devint le chantre d’un retour aux valeurs républicaines de la France. Finkielkraut fut l’un des plus fidèles défenseurs de la loi contestée interdisant le port du couvre-chef dans les écoles, qui a agité la France, ces dernières années.
Au fil du temps, il est aussi devenu un symbole de l’"intellectuel impliqué", illustré par le Jean-Paul Sartre d’après-guerre – un philosophe qui, loin de se tenir à l’écart de la vie politique, écrit, au contraire, dans les journaux, donne des interviews, se consacre à des causes humanitaires, telles que celle de la cessation du nettoyage ethnique en Bosnie, ou celle des massacres au Rwanda. Le danger contre lequel Finkielkraut veut se dresser aujourd’hui, à la lumière des émeutes, est la haine croissante envers l’Occident et sa pénétration dans le système français d’éducation.

Q : Pensez-vous que la source de la haine envers l’Occident, chez les Français qui participent à ces émeutes est dans la religion, dans l’islam ?

AF : Il faut être clair à ce propos. C’est une question très difficile et nous devons nous efforcer de conserver un langage de vérité. On a tendance à avoir peur du langage de vérité, pour de 'nobles' motifs. On préfère dire "jeunes", plutôt que "noirs", ou "Arabes". Mais on ne peut sacrifier la vérité, si nobles que soient les motifs. Nous devons également éviter les généralisations : il ne s’agit pas des noirs ni des Arabes dans leur ensemble, mais d’une partie des noirs et des Arabes. Et, bien sûr, la religion - non pas en tant que religion, mais en tant qu’ancrage de l’identité, si vous voulez - joue un rôle. La religion, telle qu’elle apparaît sur Internet et sur les chaînes de télévision arabes, sert d’ancrage à l’identité de certains de ces jeunes.
Contrairement à d’autres, je n’ai pas parlé d’Intifada des banlieues, et je ne pense pas qu’il faille utiliser ce vocabulaire. J’ai pourtant découvert qu’eux aussi envoyaient les plus jeunes aux premières lignes de la confrontation. Vous, en Israël, vous connaissez cela. On envoie les plus jeunes en première ligne, parce qu’il est impossible de les mettre en prison lorsqu’ils sont arrêtés. Toutefois, ici, il n’y a pas de bombes et l’on est dans une situation différente : je pense qu’il s’agit d’une situation de pogrom antirépublicain. Il y a des gens, en France, qui haïssent la France en tant que république.

Q : Mais pourquoi ? Pour quelle raison ?

AF : Pourquoi certaines parties du monde arabo-musulman ont-elles déclaré la guerre à l’Occident ? La république est la version française de l’Europe. Eux et ceux qui les justifient disent que cela provient de la fracture coloniale. D’accord, mais il ne faut pas oublier que l’intégration des travailleurs arabes en France, à l’époque du pouvoir colonial, était beaucoup plus simple. En d’autres termes, c’est une haine à retardement, une haine rétrospective.
Nous sommes témoins d’une radicalisation islamique - dont il faut rendre compte dans sa totalité avant de s’en prendre au cas français -, d’une culture qui, au lieu de traiter ses problèmes, cherche un coupable extérieur. Il est plus facile de trouver un coupable extérieur. Il est tentant de se dire que la France vous néglige et de dire "donne-moi ! donne-moi !" Cela n’a jamais marché comme cela pour personne. Cela ne peut pas marcher.


Tendance post-colonialiste

Mais ce qui semble perturber Finkielkraut plus encore que cette « haine envers l’Occident », c’est qu’à son avis, le système français d’éducation l’a faite sienne et que les intellectuels français s’y reconnaissent. De son point de vue, cette assimilation et cette identification – qui s’expriment par des manifestations de compréhension des sources de la violence et dans la tendance post-colonialiste qui s’insinue dans le système d’éducation – ne menacent pas seulement la France dans sa globalité, mais également les Juifs du pays, parce qu’ils créent un terreau pour le nouvel antisémitisme.

AF : Aux Etats unis aussi, nous sommes témoins de l’islamisation des noirs. C’est Lewis Farrakhan, en Amérique, qui a affirmé pour la première fois que les Juifs avaient joué un rôle central dans la genèse de l’esclavagisme. Et le principal porte-parole de cette théologie, en France, aujourd’hui, c’est Dieudonné [un célèbre artiste noir, qui a fait scandale par ses déclarations antisémites - Dror Mishani]. Aujourd’hui, c’est lui le véritable leader de l’antisémitisme en France, et non le Front National de Le Pen.
Mais, en France, au lieu de combattre ce genre de propos, on fait exactement ce qu’il demande : changer l’enseignement de l’histoire coloniale et de l’histoire de l’esclavage dans les écoles. Actuellement, on enseigne l’histoire coloniale comme une histoire uniquement négative. On n’enseigne plus que l’entreprise coloniale avait aussi pour but d’éduquer, d’apporter la civilisation aux sauvages. On n’en parle que comme d’une tentative d’exploitation, de domination, et de pillage.
Mais que veut, en fait, Dieudonné ? Il veut un 'Holocauste' pour les Arabes et pour les noirs aussi. Mais si vous voulez mettre l’Holocauste et l’esclavage sur le même plan, vous devez mentir. Parce que [l’esclavage] n’était pas un Holocauste. Et [l’Holocauste] n’était pas un crime contre l’humanité parce que ce n’était pas seulement un crime. C’était quelque chose d’ambivalent. C’est également vrai pour l’esclavage. Il a commencé bien avant l’Occident. En fait, ce qui met l’Occident à part, s’agissant d’esclavage, c’est qu’il en a été l’abolisseur. L’abolition de l’esclavage est un acte européen et américain. Cette vérité concernant l’esclavage ne peut être enseignée dans les écoles.
C’est pour cela que ces événements m’attristent tellement, et pas seulement parce qu’ils se sont produits (après tout, il fallait être sourd et aveugle pour ne pas voir qu’ils auraient lieu), mais à cause des explications qui les ont accompagnés. Elles ont porté un coup fatal à la France que j’ai aimée. J’ai toujours dit que la vie deviendrait impossible pour les Juifs de France si la francophobie triomphe. Et c’est ce qui va se passer. Les Juifs comprennent ce que je viens de dire. Soudain, ils regardent autour d’eux et voient tous les "bobos" [expression argotique pour bourgeois-bohème] qui chantent des hymnes de louange aux nouveaux "damnés de la terre" [allusion au livre du philosophe anticolonialiste, d’origine martiniquaise, Franz Fanon - Dror Mishani] et se demandent : "Qu’est ce que c’est que ce pays ? Que lui est il arrivé ?"

Q : Puisque vous voyez cela comme une offensive islamique, comment expliquez-vous le fait que des Juifs n’ont pas été attaqués lors des derniers événements ?

AF : Tout d’abord, on dit qu’une synagogue a été attaquée. Mais je pense que ce dont nous avons fait l’expérience, c’est un pogrom antirépublicain. On nous dit que ces quartiers sont délaissés et que les gens sont en détresse. Quel lien y a-t-il entre la misère et le désespoir et le fait de détruire et de brûler des écoles ? Je pense qu’aucun juif ne ferait une telle chose.


Des actes horrifiants

Finkielkraut poursuit.

AF : Ce qui unit les Juifs – les laïques, les religieux, les gens du mouvement "La Paix Maintenant", les partisans du Grand Israël – tient en un mot, schlule (synagogue, utilisé ici au sens de lieu d’étude). C’est cela qui nous tient tous ensemble comme Juifs. Et j’ai été tout bonnement horrifié par ces actes, qui se sont répétés, et encore plus horrifié par la compréhension qu’ils ont rencontrée en France. Ces gens ont été traités comme des révoltés, comme des révolutionnaires. C’est la pire des choses qui pouvait arriver à mon pays et je suis très malheureux. Pourquoi ? Parce que le seul moyen de triompher de cela, c’est de faire en sorte qu’ils se sentent honteux. La honte, est le point de départ de la morale. Mais au lieu de leur faire ressentir de la honte, on leur a conféré une légitimité : ils sont "intéressants", ils sont "les damnés de la terre".
Imaginez un instant qu’ils soient blancs, comme à Rostock, en Allemagne. On dirait immédiatement : "le fascisme ne passera pas". Quand un Arabe incendie une école, c’est une révolte. Quand c’est un blanc qui le fait, c’est du fascisme. Je suis 'daltonien' : le mal est le mal, quelle que soit sa couleur. Et ce mal-là, pour le Juif que je suis, est totalement inacceptable.
Pire, il y a là une contradiction. Parce que si ces banlieues étaient vraiment dans une situation d’abandon total, il n’y aurait pas de salles de sport à incendier, il n’y aurait pas d’écoles, ni d’autobus. S’il y a des gymnases des écoles et des autobus, c’est parce que quelqu’un a fait un effort. Peut-être insuffisant, mais un effort tout de même.

Q : Pourtant, le taux de chômage dans les banlieues est très excessif, près de 40% des jeunes entre 15 et 25 ans n’ont aucune chance de trouver un travail.

AF :Revenons un moment à la schule. Quand vos parents vous envoient à l’école, est-ce pour trouver un travail ? Moi, on m’a envoyé à l’école pour apprendre. La culture et l’éducation ont une justification par elles-mêmes. On va à l’école pour apprendre. Tel est le but de l’école. Et ces gens qui détruisent des écoles, que disent-ils, en fait ? Leur message n’est pas un appel à l’aide, ou une exigence de plus d’écoles ou de meilleures écoles. C’est la volonté de liquider les intermédiaires entre eux et les objets de leurs désirs. Et quels sont les objets de leurs désirs ? C’est simple : l’argent, les marques, parfois les filles. Et c’est quelque chose dont notre société est, sans conteste, responsable. Parce qu’ils veulent tout immédiatement, et ce qu’ils veulent, n’est que l’idéal de la société de consommation. C’est ce qu’ils voient à la télévision.


Déclaration de guerre

Finkielkraut, comme son nom l’indique, est lui-même l’enfant d’une famille d’immigrants. Ses parents sont venus en France, de Pologne, leurs parents ont péri à Auschwitz. Ces dernières années, son judaïsme est devenu un thème central dans ses écrits, également, surtout depuis le début de la seconde Intifada et la montée de l’antisémitisme en France. Il est l’un des chefs de file de la lutte contre l’antisémitisme en France, et aussi l’un des plus éminents défenseurs d’Israël et de ses politiques, face aux nombreuses critiques d’Israël en France.
Sa réputation de porte-parole-clé au sein de la communauté juive de France a grandi, particulièrement depuis qu’il a commencé à animer une émission de discussion sur la radio juive RCJ, l’une des quatre stations radiophoniques juives du pays. Dans ce programme, Finkelkraut passe en revue l’actualité. Durant les deux dernières semaines, les émeutes dans les banlieues ont évidemment constitué le principal sujet. Du fait qu’il est réputé comme l’un des intellectuels juifs les plus largement écoutés dans la communauté juive de France, son point de vue sur les événements aura certainement une influence sur la manière dont ils sont perçus et compris dans la population juive de France – et peut-être aussi sur l’avenir des relations entre les communautés juive et musulmane. Mais ce philosophe juif et combattant pugnace de l’antisémitisme utilise les derniers événements pour déclarer la guerre à la "guerre contre le racisme".

AF : Je suis né à Paris, mais je suis fils d’immigrants polonais. Mon père a été déporté de France - ses parents ont été déportés et assassinés à Auschwitz. Mon père est rentré d’Auschwitz en France. Ce pays mérite notre haine : ce qu’il a fait à mes parents était beaucoup plus brutal que ce qu’il a fait aux Africains. Qu’a-t-il fait aux Africains ? Il n’a fait que du bien. Mon père, il l’a mis en enfer pendant 5 ans. Et pourtant, je n’ai jamais été éduqué à haïr. Aujourd’hui, la haine des noirs est encore plus forte que celle des Arabes.

Q : Mais vous qui combattez le racisme antijuif, soutenez-vous que la discrimination et le racisme dont parlent ces jeunes n’existent pas en réalité ?

AF : Bien sûr que la discrimination existe. Et il y a certainement des Français racistes. Des Français qui n’aiment pas les Arabes, ni les noirs. Et ils les aimeront encore moins quand ils sauront à quel point ils sont haïs par eux. Aussi, cette discrimination ne va-t-elle faire que s’amplifier, pour tout ce qui a trait au logement et au travail.
Imaginez que vous dirigez un restaurant, que vous êtes antiraciste, que vous pensez que tous les hommes sont égaux, et qu’en plus, vous êtes Juif. En d’autres termes, parler d’inégalité entre les races vous pose problème. Et imaginez qu’un jeune homme des banlieues entre et vous demande de l’engager comme serveur. Il parle comme on parle dans les banlieues. Vous ne lui donnerez pas l’emploi. Vous ne l’engagerez pas, tout simplement parce que c’est impossible. Il doit vous représenter, et cela exige de la discipline, de la politesse et une certaine manière de parler. Et je peux vous dire que des Français blancs qui imitent les codes de comportement des banlieues - cela existe - se heurteront exactement au même problème. La seule manière de combattre la discrimination est de revenir aux conditions requises, à une éducation sérieuse. C’est le seul moyen. Mais cela aussi, il vous est interdit de le dire. Je ne le peux pas. C’est du bon sens, mais on préfère mettre en avant le mythe du "racisme français". C’est malhonnête.
Nous vivons aujourd’hui dans un environnement de "guerre permanente contre le racisme", mais la nature de cet antiracisme doit faire l’objet d’un discernement. Tout à l’heure, j’ai entendu, à la radio, quelqu’un qui s’opposait à la décision du ministre de l’Intérieur, [Nicolas] Sarkozy, d’expulser quiconque n’a pas la citoyenneté française et a été arrêté pour avoir participé aux émeutes. Et qu’a dit [ce quelqu’un] ? Que c’était de l’"épuration ethnique". Durant la guerre en Yougoslavie, j’ai combattu contre l’épuration ethnique des musulmans en Bosnie. Aucune organisation musulmane française ne s’est jointe à nous. Ils ne se sont remués que pour soutenir les Palestiniens. Et maintenant, on parle d’épuration ethnique ? Il n’y a pas eu un seul mort pendant ces émeutes, en fait, si, il y en a eu deux, mais c’était un accident. On ne les poursuivait pas, mais ils se sont enfuis et cachés dans un transformateur électrique, malgré les panneaux d’avertissement, qui étaient énormes.
Mais je pense que la noble idée de "la guerre contre le racisme" se transforme graduellement en une idéologie hideusement mensongère. Et cet antiracisme sera, pour le vingt-et-unième siècle, ce qu’a été le communisme pour le vingtième. Aujourd’hui, les Juifs sont attaqués au nom du discours antiraciste : la barrière de séparation, "sionisme égale racisme".
C’est la même chose en France. On doit se méfier de l’idéologie antiraciste. Bien sûr, il y a un problème de discrimination. Il y a un réflexe xénophobe, c’est vrai, mais présenter ces événements comme une réaction au racisme français est totalement faux. Totalement faux.

Q : Et que pensez-vous des mesures que le gouvernement français a prises pour mettre fin à la violence - l’état d’urgence, le couvre feu ?

AF : Mais c’est tellement normal ! Ce que nous avons vécu est terrible. Il faut comprendre que ceux qui ont le moins de pouvoir dans la société, ce sont les autorités, les gouvernants. Oui, ils sont responsables du maintien de l’ordre. Et c’est important, parce que, sans eux, une espèce d’autodéfense se serait mise en place, et des gens auraient tiré. Alors, ils maintiennent l’ordre, et le font avec une prudence extraordinaire. Il faut les saluer.
En mai 68, il y avait un mouvement tout à fait innocent comparé à celui dont nous sommes témoins aujourd’hui, et la police a fait usage de la violence. Ici, on jette des cocktails Molotov et on tire à balles réelles. Et il n’y a eu aucun cas de violence policière. [Depuis cette interview plusieurs policiers ont été arrêtés sur présomption d’utilisation de la violence] Il n’y a aucun précédent à ce qui se passe aujourd’hui. Comment imposer l’ordre ? Par des méthodes dictées par le bon sens – que, soit dit en passant, 73% des français soutiennent, d’après un sondage du journal Le Parisien.
Mais, apparemment, il est trop tard pour leur faire éprouver de la honte, parce que, à la télévision, à la radio et dans les journaux, ou dans la plupart d’entre eux, on tend aux émeutiers un miroir embellissant. Ce sont des gens "intéressants", on entretient leur souffrance et on comprend leur désespoir. De plus, il y a la grande perversion du spectacle. On brûle des voitures pour qu’on puisse le voir à la télévision. Cela leur permet de se sentir "importants", de penser qu’ils vivent dans un quartier important. Cette course au spectacle devrait être analysée. Elle engendre des effets totalement pervers. Et la perversion du spectacle est accompagnée de commentaires tout à fait pervers.


Des modèles qui ont échoué

Depuis le début des émeutes dans les banlieues, toute la presse européenne a traité de la question du multiculturalisme, de ses possibilités et de son coût. Finkielkraut a donné son opinion sur cette question - qui habite également l’esprit de beaucoup de ceux qui écrivent, en Israël –, il y a de nombreuses années, quand il est venu à la rescousse du modèle républicain et de son symbole, l’école républicaine, contre les courants intellectuels qui cherchaient à ouvrir la société française et son système d’éducation à la variété culturelle qu’apportaient avec eux les immigrants. Alors que beaucoup d’intellectuels perçoivent les événements récents comme résultant d’une ouverture insuffisante à "l’autre", Finkielkraut les considère comme étant, en réalité, une preuve que l’ouverture culturelle est vouée à finir en désastre.

AF : On dit que le modèle républicain s’est effondré dans ces émeutes. Mais le modèle multiculturel n’est pas en meilleur état. Ni en Hollande, ni en Angleterre. A Bradford et à Birmingham ont également eu lieu des émeutes sur fond racial. Deuxièmement, l’école de la république, symbole du modèle républicain, n’existe plus depuis longtemps. Je connais l’école républicaine : j’y ai étudié. C’était une institution avec des exigences sévères, un lieu austère, assez déplaisant, qui avait édifié des murs élevés pour se protéger du bruit de l’extérieur. Trente années de réformes stupides ont changé notre paysage. L’école de la république a été remplacée par une "communauté éducative", plutôt horizontale que verticale. Les programmes scolaires ont été rendus plus faciles, le bruit de l’extérieur est entré, la société est entrée dans l’école.
Le résultat est que ce que nous voyons aujourd’hui est, en fait, l’échec du 'sympathique' modèle post-républicain. Le problème, avec ce modèle, c’est qu’il se nourrit de ses propres échecs : chaque fiasco est une raison pour qu’il devienne encore plus extrême. L’école sera encore plus 'sympathique'. Alors qu’en fait, étant donné ce à quoi nous assistons, une plus grande rigueur et des normes plus exigeantes sont le minimum de ce que nous devons demander. Sinon, nous ne tarderons pas à avoir des 'cours de délinquance'.
C’est une évolution caractéristique de la démocratie. La démocratie, en tant que processus, ainsi que l’a montré Tocqueville, ne tolère pas l’horizontalité. En démocratie, il est difficile de supporter des espaces non démocratiques. Tout doit être fait de manière démocratique dans une démocratie, mais l’école ne peut pas fonctionner de cette manière. Elle ne le peut tout simplement pas. L’asymétrie saute aux yeux : entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, entre celui qui apporte avec lui un monde, et celui qui est nouveau dans ce monde.
Le processus démocratique rend illégitime cette asymétrie. C’est un phénomène général dans le monde occidental, mais en France il affecte une forme plus pathétique, parce que l’une des caractéristiques de la France est son éducation stricte. La France a été construite autour de son école.

Q : Beaucoup de jeunes disent que le problème est qu’ils ne se sentent pas Français, que la France ne les considère pas comme des Français.

AF : Le problème est qu’il faut qu’ils se considèrent eux-mêmes comme des Français. Si les immigrants disent "les Français", quand ils partent des blancs, alors, nous sommes perdus. Si leur identité se trouve quelque part ailleurs et qu’ils ne sont en France que par intérêt, alors nous sommes perdus. Je dois reconnaître que les Juifs aussi commencent à utiliser cette expression. Je les entends dire "les Français", et je ne peux pas le supporter. Je leur dis : "Si, pour vous, la France est affaire d’utilité et que votre identité est le judaïsme, alors soyez honnêtes avec vous-mêmes, vous avez Israël". C’est effectivement un très grand problème : nous vivons dans une société post-nationale, dans laquelle, pour tout le monde, l’Etat est seulement affaire d’utilité, une grande compagnie d’assurance. Il s’agit là d’une évolution très grave.
Mais, s’ils ont une carte d’identité française, ils sont Français et s’ils n’en ont pas, ils ont le droit de s’en aller. Ils disent : "Je ne suis pas Français, je vis en France et, de plus, je suis dans une situation économique difficile". Personne ne les retient de force ici. Et c’est précisément là que commence le mensonge. Parce que, s’ils étaient victimes de l’exclusion et de la pauvreté, ils iraient ailleurs. Mais ils savent très bien que, partout ailleurs, et en particulier dans les pays d’où ils sont venus, leur situation serait encore pire, en matière de droits et d’opportunités.

Q : Mais le problème, aujourd’hui, est l’intégration dans la société française de jeunes hommes et femmes de la troisième génération. Il ne s’agit pas d’une vague de nouveaux immigrants. Ils sont nés en France et ils n’ont nulle part où aller.

AF : Ce sentiment qu’ils ne sont pas Français, ce n’est pas l’école qui le leur inculque. En France, comme vous le savez peut-être, même les enfants qui sont dans le pays de manière illégale sont quand même inscrits à l’école. C’est là quelque chose de surprenant, quelque chose de paradoxal : l’école pourrait appeler la police, puisque l’enfant se trouve en France illégalement. Pourtant, cette situation illégale n’est pas prise en considération par l’école. Il y a donc des écoles et des ordinateurs partout aussi. Mais ensuite, vient le moment où il faut faire un effort. Et ceux qui fomentent les émeutes ne sont pas prêts à faire cet effort. Jamais.
Prenez, par exemple, le langage. Vous dites qu’ils sont de troisième génération. Alors pourquoi parlent-ils le français de cette manière. C’est un français massacré - l’accent, les mots, la syntaxe. Est-ce la faute de l’école ? La faute des enseignants ?

Q : Puisque, apparemment, les Arabes et les noirs n’ont pas l’intention de quitter la France, comment suggérez-vous de régler le problème ?

AF. Ce problème est celui de tous les pays européens. En Hollande, ils ont été confrontés à ce problème depuis l’assassinat de Théo Van Gogh. La question n’est pas quel est le meilleur modèle d’intégration, mais simplement quelle sorte d’intégration peut être réalisée pour des gens qui vous haïssent.

Q : Et que va-t-il se passer en France ?

AF : Je ne sais pas. Je me désespère. A cause des émeutes et à cause de leur accompagnement médiatique. Les émeutes vont décliner, mais qu’est ce que cela signifie ? Il n’y aura pas de retour au calme. Ce sera un retour à la violence ordinaire. Bon, ils vont arrêter parce qu’il y a maintenant un couvre-feu, parce que les étrangers ont peur, et que les dealers veulent que l’ordre habituel soit restauré [pour reprendre leur commerce]. Mais leur violence antirépublicaine leur vaudra appui et encouragement sous la forme d’un discours répugnant d’autocritique sur leur esclavage et sur la colonisation. Voilà. Ce ne sera pas un retour au calme mais à la violence de routine.

Q : Alors votre conception du monde n’a aucune chance ?

AF : Non. J’ai perdu. Pour tout ce qui a trait au combat concernant l’école, j’ai perdu. C’est intéressant, parce que, quand je parle comme je parle maintenant, beaucoup de gens sont d’accord avec moi. Oui, beaucoup. Mais il y a quelque chose, en France, une espèce de déni qui provient des "bobos", des sociologues et des assistants sociaux, et qui est cause de ce que personne n’ose rien dire d’autre. Ce combat est perdu. Je suis resté en arrière.

Dror Mishani et Aurélia Smotriez

© Haaretz


Note du traducteur

* Une traduction française, donnée pour avoir été réalisée sur un original l'hébreu (en fait, elle coïncide parfaitement avec le texte anglais mis en ligne par l'édition électronique du journal israélien Haaretz), circule sur plusieurs blogues et sites, sous le titre, quelque peu provocateur, de "Ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans". Son principal inconvénient est d'avoir omis de traduire les "commentaires" des deux journalistes israéliens, et de comporter des ajouts qui ne figurent pas dans la version anglaise précitée. En fait les "commentaires", loin d'être oiseux ou de refléter l'opinion des intervieweurs comme semble l'insinuer l'auteur de la traduction française - que je n'ai pas suivie -, sont au contraire, pour l'essentiel, des rétrospectives de la vie, de la pensée, de l'oeuvre et des engagements philosophiques et éthiques d'A. Finkielkraut, outre qu'ils résument parfois des propos qui ne figurent pas tels quels dans l'interview. Soucieux de rester fidèle à ce qui, à ce stade, est, pour moi, le seul texte qui fait foi, et faute d'avoir pu consulter l'original hébreu, j'ai cru bon non seulement de traduire, à l'intention de nos internautes, non seulement les passages manquants, mais également le texte intégral de l'interview, sur la base de la version anglaise publiée par Haaretz.

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