Bassora, assiégée par les Britanniques, attend d'être
"libérée"
par Sophie Shihab
Le monde édition du 31 mars 2003
Selon des témoins, la plupart des forces de Saddam - armée,
milice, moukhabarats - auraient quitté la ville depuis plusieurs
jours, mais les "gens ont peur". "Les exécutions
des opposants se multiplient", témoigne un Irakien en exode.
La ville "tombera en deux heures s'ils attaquent, et tout le monde
applaudira"
Bassora de notre envoyée spéciale
Bassora, la métropole chiite du sud de l'Irak assiégée
par 4 000 "rats du désert" britanniques, "tombera
en deux heures s'ils passent à l'attaque, et tout le monde applaudira",
assure, dimanche 30 mars, un des Irakiens qui quittent la ville. "Mais
il n'y aura sans doute pas de révolte préalable, les gens
ont trop peur car les exécutions des opposants se multiplient",
précise-t-il. Se présentant comme lieutenant des moukhabarats
(les membres des services de renseignements), Mahdi en porte les signes
extérieurs, dont la chemise impeccablement repassée et
l'air bien nourri, signe distinctif dans la foule des Irakiens qui se
pressent, dans les deux sens, aux barrages britanniques à l'entrée
sud-ouest de la ville. Une heure plus tard, il se livre au QG des forces
de la coalition, installé à Oum Qasr, à 50 kilomètres
plus au sud.
Prêt, dit-il, à les aider autant qu'il le peut, même
à retourner les guider dans Bassora où "les gens
de Saddam sont en crise et ont peur eux-mêmes". Il est
accompagné par un parent, "colonel dans l'"armée
de Jérusalem"", qui se rend avec lui. Ils assurent
que "l'armée a quitté Bassora pour Bagdad il
y a cinq jours" et énumèrent les autres forces,
théoriquement 5 000 hommes, dont disposait le président
irakien à Bassora : un millier de membres du parti, 2 400 fedayins,
500 hommes de la Sécurité, autant de moukhabarats, 600
soldats de Jaïch Al-Qods (l'"armée de Jérusalem")...
"La plupart de ces derniers ont fui, après avoir eu deux
morts et une quinzaine de blessés il y a trois jours lors d'une
attaque sur une des écoles où ils étaient installés",
dit le jeune "colonel" de ce corps, ironisant sur
son grade et cette troupe "créée il y a un an
et demi, armée de fusils et absolument pas formée au combat".
Mais les autres corps auraient aussi fondu. Même celui des fedayins,
les "hommes en noir", dirigés par le fils
aîné de Saddam, selon un déserteur issu de leurs
rangs, Mohsin, 19 ans. "Il y avait quatre brigades de 600 fedayins
à Bassora, mais ils ne seraient plus que 500 à se battre,
car certains ont fui et d'autres ont été ramenés
vers Bagdad. J'ai décidé de fuir quand ils ont tué
mon ami devant moi, d'une balle dans le front. Mais ils me cherchent
et je vais me rendre aux Américains", expliqua-t-il
à des journalistes, samedi, devant le QG britannique d'Oum Qasr.
L'un des quatre autres militaires candidats à la reddition qui
l'entouraient est parti après que les fedayins, à Bassora,
ont enrôlé de force trois de ses frères. Tous refusent
d'être nommés ou photographiés. Car, disent-ils,
ce sont les familles qui sont alors inquiétées. La rumeur
voudrait en effet que les fedayins forment des groupes de volontaires
pour des opérations suicides en menaçant de s'en prendre
à leurs familles. Mohsin s'en est fait l'écho : "Ils
mettent de la dynamite sur une moto et te disent que si tu n'y vas pas
ils briseront ta famille, ou te tueront toi-même". Mahdi,
le déserteur du service des renseignements, donne lui aussi crédit
à ces méthodes expéditives. Comme à d'autres
: "L'homme en keffieh qui a dansé lors de l'entrée
des convois américains à Safouane, à la frontière,
et celui qui a tapé sur le portrait de Saddam ont tous deux été
montrés à la télévision koweïtienne
et ont été tous deux tués", assure-t-il.
Il n'y a plus eu ensuite de scènes de liesse à Safouane.
Les opposants à Saddam ont commencé à fuir ce village.
Ses habitants, interrogés par Le Monde sur le sort du "danseur
à la keffieh", répondaient qu'il est parti,
mais l'un d'eux a parlé de la "mort de deux hommes dans
un règlement de comptes".
IMPATIENCE
Selon Mahdi, l'homme des moukhabarats, Saddam Hussein compte aussi
sur l'appui d'une bonne partie des hommes des tribus de la région,
"des sunnites, comme ceux de Safouane ou de Zoubeir",
une ville au sud de Bassora. Elle est dominée par le clan des
Saadoun, dont des représentants ont été nommés
pour diriger la résistance de Bassora à la place du premier
envoyé de Saddam, reparti à Bagdad "après
une réunion avec le parti et les tribus", selon Mahdi.
Mais celui-ci précise que toutes les tribus ne sont pas "pro-Saddam"
: deux jours avant l'attaque de la coalition, dit-il, le chef de celle
des Al-Bazouni, près de Bassora, a été tué
car il a refusé de mettre ses hommes au service de la résistance
contre les envahisseurs.
A écouter les propos de dizaines d'Irakiens, samedi et dimanche,
sur la route devant Bassora - les diatribes "pro-Saddam"
des ténors qui interviennent dès qu'un groupe se forme,
comme les propos violemment "anti-Saddam" tenus régulièrement
en aparté -, l'idée s'impose que la plupart de ses habitants
attendent avec impatience une "nouvelle vie, sans dictature,
où chacun, et pas seulement les gens du parti, pourra manger,
étudier, voyager". De plus, les familles qui quittent
la ville sont surtout celles qui s'y étaient réfugiées
au moment de l'attaque et qui retournent chez elles, dans des zones
où les armes se sont plus ou moins tues, où la coalition
a remplacé les armées de Saddam et promet de fournir bientôt
de l'eau potable. Alors qu'un flux comparable d'hommes continue à
sortir et à revenir à Bassora pour amener de l'approvisionnement
aux familles qui y restent. "Et pourquoi partirions-nous ?
Qui gardera nos maisons contre les pillards qu'ont fait apparaître
les trente années de guerres imposées par Saddam ? Et
les Anglais ne nous visent pas. Les civils ne sont atteints que quand
ces chiens de fedayins tirent sur les Anglais depuis leurs maisons",
s'emporte un vieillard qui retourne à Bassora. Samedi, le bruit
a couru que les Britanniques voulaient vider la ville de ses civils
en prévision d'une attaque. Dimanche, un de leurs officiers expliquait
: "C'est impossible, sinon la population risque de se retourner
contre nous."
"NOUS N'AVONS PAS D'ARMES"
Désignant la demi-douzaine de volutes de fumées noires
qui s'élèvent de la ville, un jeune "intellectuel"
retournant à Bassora parle de ces "idiots qui ont mis
le feu à du pétrole dans les tranchées pensant
arrêter les avions et qui ne font que nous polluer... Ils sont
la lie du peuple, des mercenaires achetés par Saddam. S'il n'y
a pas eu de révolte à Bassora, il y a quelques jours,
comme l'ont dit les Anglais, ce n'est pas que nous ne sommes pas prêts,
c'est parce que nous n'avons pas d'armes. On en avait durant la révolte
de 1991, mais après, il y a eu des ratissages... Maintenant,
on se contente de ne pas avoir peur des bombes. Même s'il y a
une batterie antiaérienne près de notre maison".
Ce jeune homme dit encore avoir tenté de rencontrer à
Safouane un cousin, émigré après 1991 et revenu,
comme "ingénieur", avec l'armée américaine.
La télévision koweïtienne l'a montré et les
gens du parti sont venus interroger des gens de sa famille à
Bassora. "Mais ça ne fait rien, ça ira, revenez
dans Bassora libérée", dit-il en s'apprêtant
à retourner chez lui par une voie détournée, en
évitant les postes irakiens à l'entrée de la ville.