Les néopacifistes en guerre... contre la paix
par Robert Redeker
Le monde
édition du 26 mars 2003
Rien
de plus tragique que la destinée du pacifisme. Affirmant combattre
l'impérialisme, il s'est généralement rangé
aux côtés du pire – fascisme, nazisme, communisme
–, se retrouvant, la plupart du temps, dans le camp des ennemis
les plus résolus de la liberté. Les manifestations antiguerre
qui déferlent un peu partout sur la planète ne préparent
pas le pacifisme à sortir de son histoire équivoque :
la rhétorique pacifiste, qui partage le monde en deux camps,
l'Amérique et les peuples, ne manifeste aucune rupture par rapport
aux slogans antiaméricains des années 1950, lorsque le
Mouvement pour la paix recevait ses ordres de Moscou.
Pour exister, le
pacifisme contemporain se voit obligé de travailler à
l'occultation de ses racines et de son histoire. Toute la rhétorique
déployée d'une manifestation à l'autre, insistante
et dichotomique, poursuit, aujourd'hui que le communisme a rejoint les
poubelles de l'histoire, un objectif secret : faire oublier un événement
tout aussi important que la victoire des Américains sur le nazisme
hitlérien, jamais signalé. L'événement refoulé,
objet du tabou mémoriel, dura plusieurs décennies : l'Amérique
a protégé l'Europe occidentale du communisme.
Le miracle américain
en Europe occidentale a pris un tour particulier : avoir formé
un barrage efficace, empêchant le totalitarisme rouge d'étendre
son empire de camps, d'asiles psychiatriques, d'exécutions de
masse et de fils de fer barbelés jusqu'à l'Atlantique,
rendant possible, dans les pays ainsi protégés (France,
Italie, RFA, Benelux), l'apparition d'une prospérité généralisée
comme le monde n'en avait jamais connu, avec un degré de liberté
individuelle historiquement inédit jusqu'alors.
Mai
1968, enfant de Coca-Cola et de Marx, n'a pu voir le jour qu'au sein
de cette prospérité et liberté – qu'à
l'intérieur de l'espace géographique, idéologique,
commercial et historique mis à l'abri par la puissance militaire
américaine. Quand on sait ce que sont devenues des nations européennes
comme la Tchécoslovaquie, la RDA ou la Hongrie, sous la coupe
communiste, on mesure l'ampleur du bien qui nous a été
dispensé par les Américains.
La
rhétorique pacifiste – peu pacifique dans la virulence
agressive de ses énoncés vis-à-vis des Etats-Unis
– s'offre comme une rhétorique de l'oubli de ce durable
événement-là. Ce sont les bienfaits civilisationnels
de l'Amérique, aussi bien que l'histoire philototalitaire du
pacifisme que toutes ces manifestations actuelles tentent d'occulter.
"Guerre
à l'Amérique"constitue, depuis soixante ans, le seul
et unique mot d'ordre de tous les pacifismes. C'est pourtant grâce
aux Etats-Unis, à la puissance de l'armée américaine,
et en dépit des haines pacifistes, que nous ne sommes aujourd'hui
ni "rouges" ni "morts" !
Les
néopacifistes de l'heure présente s'appliquent à
occulter ces bienfaits apportés par l'Amérique pour ne
pas se contraindre à reconnaître une difficile double vérité
: d'une part, ce ne sont pas les peuples qui se sont libérés
du nazisme, c'est à l'armée américaine, "les
Anglo-Américains", comme disait haineusement la propagande
vichyste, que l'on doit cette libération, et, d'autre part, ce
ne sont pas les peuples non plus qui ont assuré la protection
de l'Europe occidentale contre le communisme, auquel ils trouvaient
des charmes, c'est la politique américaine. Le syntagme "les
Anglo-Américains" dans un contexte de diabolisation, comme
l'occasion nous en est donnée quotidiennement sur toutes les
ondes et dans l'interminable et bariolé chapelet des manifestations
de rue, résonne étrangement à nos oreilles françaises.
Accoler,
ainsi qu'il arriva dans une manifestation récente, à ces
diatribes des attaques contre Israël ramène aux sombres
années, antianglaises, antiaméricaines et antisémites
de l'occupation nazie. A l'époque, cette propagande vichysto-nazie
mettait en avant (aux actualités, dans les salles de cinéma)
les images des bombardements "anglo-américains" afin
d'accuser leurs auteurs de barbarie et d'inhumanité.
Le
pacifisme actuel, au vocabulaire si ambigu, loin de s'élever
au-dessus des deux camps, à hauteur de l'idée philosophique
de la paix, se révèle, quand on examine les slogans qu'il
tonitrue, tout le contraire d'un pacifisme : il s'exprime par un discours
bicampiste (il n'existe que deux camps : l'Amérique et les peuples),
dichotomique et partisan, sans nuances, exclusivement tourné
contre les Américains (auxquels on adjoint parfois les Israéliens),
violemment agressif. Ce néopacifisme planétaire est, par
sa violence et son hostilité à l'égard de l'Amérique,
un autre discours de la guerre. Il appelle à la mobilisation,
au combat, à des formes de guerre.
Si
Bush n'a pas eu forcément raison, par le biais d'une propagande
vouée à l'échec, de stigmatiser à l'excès
l'Irak – transformant l'immémoriale Bagdad en ennemie du
genre humain dans son ensemble –, les néopacifistes transmuent
l'Amérique en bouc émissaire de tous les peuples.
La
dette non reconnue envers la puissance dominatrice s'articule au ressentiment
massif contre le plus fort et le plus riche. Définissant la dépolitisation,
le refus ressentimental de la puissance engendre l'irresponsabilité
historique : refuser la puissance, en particulier celle d'un empire
non totalitaire porteur des valeurs démocratiques comme les Etats-Unis,
revient à militer en faveur de la loi planétaire de la
jungle, du partage de la planète entre chefs de guerre et ethnocrates,
à favoriser le néoféodalisme des conflits interminables,
la guerre civile infinie. Le combat des néopacifistes est, sans
qu'ils s'en rendent compte, un combat contre la paix dans la mesure
où il demeure animé par le ressentiment contre la puissance.
Les
pacifistes échouent à comprendre qu'il convient de se
méfier des peuples. Ils voient dans le nombre la raison. La croyance
est que le peuple est le vrai bien, la parole populaire l'énonciation
de ce bien. Or, généralement, les peuples ne veulent pas
le bien : ils veulent pouvoir être aliénés (à
la consommation, aux religions, aux traditions, aux particularismes
bornés) en paix. Ils veulent une servitude volontaire pacifique
à des symboles.
Les
Iraniens en lutte contre le chah – lutte soutenue par les intellectuels
occidentaux, dont Michel Foucault, sous prétexte de l'inféodation
du chah aux Etats-Unis –, loin de lutter pour leur liberté,
luttaient pour une servitude plus grande encore, plus exaltante à
leurs yeux, l'aliénation religieuse absolue du gouvernement des
ayatollahs et des mollahs.
Les
peuples vivent la politique – et, dans le cas des Etats-Unis,
la politique s'identifie à la puissance – comme l'obstacle
à leur aliénation tant désirée.
Dans
l'identification du vrai et du bien aux peuples, au mouvement de l'histoire,
s'originent toutes les erreurs systématiques des pacifistes,
et leurs choix en faveur des totalitarismes – dont les idéologies
se veulent toujours populaires – plutôt que des Etats-Unis,
dont le système de valeurs individualiste et démocratique
déplaît dans l'exacte mesure où il est assimilé
à la puissance.
Robert
Redeker est professeur de philosophie au lycée Pierre-Paul-Riquet
de Saint-Orens (Haute-Garonne), membre du comité de rédaction
de la revue Les Temps modernes.
Le
monde édition du 26 mars 2003