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La suite dira-t-elle qui a eu tort ?

par Monique Canto-Sperber

Le monde 27 mars 2003

 

Comme toute guerre, la guerre d'Irak qui vient de commencer ajoutera à la violence du monde, elle meublera nos mémoires d'images de feu et de force, et elle causera des victimes. Elle signifie déjà la violation d'un peuple et d'un territoire.

Etait-il possible de ne pas en arriver là ? Comment expliquer que l'objectif du désarmement irakien n'ait pu être atteint en évitant la guerre ? Comment analyser l'expectative en laquelle beaucoup se trouvent aujourd'hui, attendant des événements à venir une justification différée de la guerre ou la preuve que c'était une erreur ?

La guerre avec l'Irak figurait dans le programme d'action américain, pour diverses raisons qu'on pourra juger bien ou mal fondées (l'éradication des armes de destruction massive, la volonté américaine de sécuriser le monde par la démocratie, la crainte d'une collusion à venir entre l'Irak et des groupes terroristes). Plusieurs pays ne partageaient pas cette analyse. Un sentiment répandu était d'admettre l'existence d'armes de destruction massive en Irak, tout en se persuadant qu'il n'y avait pas là une menace directe ou immédiate sur la paix du monde ou sa sécurité, à condition de ne pas donner à l'Irak l'occasion ou le besoin de se servir de ses armes.

Avec le vote de la résolution 1441, qui exige le désarmement de l'Irak, requérant de lui une coopération "immédiate, inconditionnelle et active", et le menaçant, sinon, de "graves conséquences", le désarmement rapide et total de l'Irak est devenu l'engagement commun de très nombreux pays. A la faveur de ce que beaucoup ont vu comme un compromis, les Etats-Unis ont imposé leur objectif à l'ensemble de la communauté internationale.

Dès lors, les inspecteurs ont eu pour mission d'attester la volonté de coopération irakienne au moins autant que de trouver des armes non déclarées. Le seul moyen de tester la coopération active est d'évaluer les comportements qu'elle induit, en formulant des demandes précises et en prenant acte du fait qu'à un moment fixé, il y est ou il n'y est pas répondu. La nécessité d'une date butoir était donc inscrite dans une résolution destinée à établir si, en dépit de ses manœuvres dilatoires, Saddam désarmait effectivement. Parallèlement, la pression militaire devait convaincre l'Irak que s'il ne coopérait pas, il risquait d'être attaqué.

A ce stade, on pouvait dire que menacer de faire la guerre, et de façon crédible, était un moyen de l'éviter. C'est par rapport à cette logique que la remarque de Tony Blair, reprochant à la France, le 18 mars, devant les Communes, d'avoir refusé la seconde résolution, "qui était seule capable de préserver la paix", prend son sens. En rejetant la logique du recours quasi automatique à la guerre et faute d'avoir participé à la pression militaire, la France aurait amoindri la crédibilité de la menace, compromis l'efficacité de la dissuasion et bloqué la seule ligne d'action éventuellement capable d'amener au désarmement et d'obliger les Etats-Unis à renoncer à la guerre.

Dès lors, deux cas de figure restaient possibles : prolonger les inspections, au risque de perdre de vue la réalité d'un désarmement total et rapide de l'Irak ; ou formuler un ultimatum, préalable à l'entrée en guerre – ce que firent les Etats-Unis.

A l'opposé, comment ne pas trouver légitime la protestation française, qui rappelle avoir agi dans une logique de paix, et non de guerre ? Ne considérant pas l'Irak comme une menace directe et immédiate, la France a cherché à se dégager d'un cours d'action qui lui paraissait conduire à une guerre qu'elle jugeait inutile, dangereuse, voire injuste.

Cette attitude a été taxée d'incohérence (par rapport aux engagements français en matière de désarmement de l'Irak) ou de maladresse (en bloquant le jeu trop tôt, au lieu de rechercher une position européenne commune) mais elle a pour elle une légitimité de principe qu'il faut rappeler face aux conséquences fâcheuses qu'elle a entraînées.

Depuis le 20 mars, date du début de la guerre, tous les yeux sont tournés vers l'avenir. Chacun se dit "voyons ce qui va se passer". On attend du cours des événements qu'il indique après coup s'il y avait une justification à cette guerre ou s'il fallait à tout prix l'éviter. De nombreux scénarios sont plausibles.

S'il est confirmé que l'Irak possède des armes de destruction massive, et, pis encore, s'il s'en sert au cours de ce conflit, l'argumentaire américain en sortira renforcé, dans son principe même.

Si la guerre se déroule rapidement, avec peu de victimes, si la démocratie est établie en Irak et si le Moyen-Orient réagit bien, on disposera d'une justification par les conséquences du bien-fondé de l'offensive, les bénéfices l'emportant sur les violations.

Si la guerre est longue et meurtrière, si elle embrase la région et excite les fanatismes, tous ceux qui s'y sont opposés souligneront combien cette guerre était une erreur, alors même qu'ils peuvent souhaiter aujourd'hui qu'elle se déroule vite et sans dommages.

C'est un trait commun des décisions complexes, confrontées à l'incertitude, que de dépendre des événements ultérieurs pour être considérées à la fin comme ayant été de bonnes ou de mauvaises décisions. Les événements ultérieurs pourraient ainsi avoir un effet rétroactif sur la validité des décisions qui les ont rendus possibles.

C'est un paradoxe, et pour le dissiper, il ne suffit pas de rappeler que ceux qui ont plaidé pour ou contre la guerre ont évidemment imaginé bien des scénarios. Car certains des événements à venir ne deviendront prévisibles qu'à partir du moment où les actions qui découlent de la décision prise ont commencé d'être accomplies.

Une fois la guerre terminée, une question décisive sera de savoir quel impact auront ces formes de justification ou de réfutations après coup. Si les choses se passent bien et qu'on en vient à se dire "en fin de compte, les Américains n'avaient pas tort", ne sera-t-on pas tenté de considérer que la politique générale de neutralisation préventive des menaces est justifiée ? Ne se réclamera-t-on pas des conséquences bénéfiques qu'elle peut entraîner ? Ne sera-t-on pas induit, dans des cas comparables, à considérer qu'il faut évaluer largement les dangers éventuels, et en majorer l'urgence ?

A l'inverse, si les choses se passent mal, n'est-ce pas à l'avenir un encouragement à ne pas intervenir ?

Il est nécessaire dès aujourd'hui de s'armer intellectuellement contre ce type de justifications par le cours des choses. Le fait d'admettre que les décisions les mieux fondées sont fragiles face à la suite d'événements qu'elles ont amorcée ou de reconnaître que ces événements peuvent amener tout un chacun à reconsidérer les raisons de ses jugements ne doit pas induire les esprits à considérer que ce qui va se passer nous dira comment il fallait agir.

Une issue heureuse du conflit ne vaudra pas comme justification forfaitaire des actions préventives. Une issue malheureuse ne doit pas encourager d'emblée la non-intervention.

Chaque crise internationale est un cas singulier qu'il faut analyser à nouveaux frais, en évaluant les menaces avérées à la sécurité, les conséquences prévisibles à court et à long terme et le coût irréductible de toute atteinte à la légalité internationale. Car si beaucoup appellent de leurs vœux un monde où les menaces sont éradiquées et dont les tyrans ont disparu, le caractère désirable d'un tel monde et la volonté de faire en sorte de le réaliser ne sont pas à eux seuls des raisons suffisantes de s'affranchir de cette légalité.

Gardons-nous des justifications après dénouement de la guerre actuelle. Elle est d'abord le moyen, un moyen malheureux, et dont nous ne saurons jamais s'il était réellement le seul possible, de faire appliquer les résolutions de désarmement prises par l'ONU.

Précisément parce que nul ne peut prédire avec certitude le cours ultérieur des événements, il faut s'attacher d'autant plus à l'obligation, intellectuelle et morale, de justifier les décisions par des preuves non contestées, par la prise en considération insistante des conséquences les plus graves, par des raisons qui doivent être rendues communes et par le respect des résolutions internationales. La crédibilité future de l'ONU viendra en partie de sa capacité à faire valoir cette exigence.

 

Monique Canto-Sperber est philosophe, directrice de recherche au CNRS.

Le monde édition du 27 mars 2003

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