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Antisémitisme en Europe : "vieux démons, nouveaux débats"

par Eric Leser

LE MONDE | 16.05.03 | 12h59   -  MIS A JOUR LE 18.05.03 | 08h22

 

Lors d'un colloque intitulé "Old demons, new debates" ("Vieux démons, nouveaux débats"), au Centre d'histoire juive, à New York, des chercheurs soulignent l'apparition d'un nouvel antisémitisme, qui se dissimule derrière un antisionisme de façade.

La vague d'antisémitisme en Europe est-elle une résurgence du passé ou un phénomène différent ? Quels sont ses origines et ses ressorts idéologiques et politiques ? a tenté de répondre à ces questions, à New York, du 11 au 14 mai. Il a réuni, au Centre d'histoire juive, une quarantaine d'universitaires, intellectuels, écrivains et journalistes européens et nord-américains à l'initiative du Yivo (Institut de recherche juive).

Cette institution a la particularité d'être la seule d'Europe de l'Est à avoir survécu à l'Holocauste. Elle le doit à son transfert en 1940 de Vilnius, en Lituanie, où elle a été fondée en 1925, à New York. Elle possède aujourd'hui la plus importante collection au monde de livres et de documents en yiddish.

A l'issue de quatre jours de débats contradictoires, souvent graves, parfois passionnés, mais jamais agressifs, un consensus s'est formé pour constater l'émergence d'une forme nouvelle d'antisémitisme, même si elle se nourrit parfois des anciens stéréotypes, préjugés et accusations portés contre les juifs. "En se gardant de toute dramatisation, ce renouveau de l'antisémitisme n'en est pas moins extrêmement choquant. Nous étions peu nombreux à imaginer, il y a encore quelques années, avoir à se pencher sur un phénomène que nous pensions appartenir au passé. Nous nous sommes trompés ", a expliqué Leon Wieseltier, écrivain américain, responsable des pages littéraires du magazine The New Republic.

"La haine la plus persistante de l'histoire", pour reprendre son expression, a pris différentes formes au fil des siècles. L'antisémitisme de l'Antiquité, de la chrétienté, du monde musulman ; l'antisémitisme raciste de droite et l'antisémitisme anticapitaliste de gauche ; enfin, celui qui "aujourd'hui utilise, exploite et se dissimule derrière l'antisionisme. On peut bien sûr parfaitement être critique d'Israël et de son gouvernement sans être antisémite, mais tous les antisémites s'en prennent aussi à l'Etat juif", ajoute-t-il.

Le journaliste du magazine Die Zeit et écrivain allemand Josef Joffe va plus loin. Pour lui, "l'antisémitisme classique européen a disparu". Le feu est éteint, mais il explique : "-Si- les juifs ne sont plus perçus comme une menace pour les nations et persécutés pour cela, en revanche, l'antisémitisme conceptuel est en pleine expansion. Il consiste à accuser Israël et les juifs qui le soutiennent d'incarner l'impérialisme, le colonialisme, une volonté de domination et de perversion de l'humanité. Israël et les juifs amalgamés portent la responsabilité, parfois avec les Etats-Unis, des déprédations de la modernité. Les seuls drapeaux nationaux que l'on trouve dans les manifestations contre la mondialisation sont palestiniens. On ne s'en prend pas d'ailleurs aux juifs collectivement, sauf dans les pays arabes ou dans les discours islamistes. Cela reste relativement tabou en Occident, mais il est permis de les haïr individuellement. Les dirigeants israéliens, de droite ou de gauche, peu importe, sont ainsi démonisés."

"MODERNISATION"

"A mon sens, l'intitulé le plus exact de la conférence serait plutôt "Nouveaux démons et vieux débats"", suggérait l'écrivain français Alain Finkielkraut. Il ne croit pas non plus à "la renaissance de la bête immonde", mais à l'alliance "entre la gauche progressiste européenne et l'islamisme radical, porteur d'un antisémitisme virulent. Au nom de la lutte contre le fascisme et le racisme, au nom de la défense de l'autre, de l'opprimé, de la victime, l'antisémitisme musulman est toléré et accepté. Les juifs ne sont plus attaqués en raison de leur identité, mais comme des oppresseurs, des ennemis de l'humanité, les nazis d'aujourd'hui".

L'historien américain Daniel Jonah Goldhagen, spécialiste de l'Holocauste, insiste sur "la mondialisation de l'antisémitisme " : "L'Europe a exporté son antisémitisme classique vers les pays arabes. Ils l'ont appliqué à Israël et aux juifs en le mêlant à la réalité et à l'imaginaire du conflit palestinien. Les pays arabes et les islamistes ont ensuite réintroduit la nouvelle démonologie hybride dans le monde, en Europe et aux Nations unies, et dans d'autres institutions internationales. Le sionisme est devenu une entité mythique, un agent destructeur, le coupable matériel et moral sur la scène internationale".

Les participants au colloque ont souligné à plusieurs reprises "le silence et l'ambiguïté des intellectuels européens". Alain Finkielkraut l'explique par "la difficulté de reconnaître et nommer cet antisémitisme qui vient de leur propre camp, celui de l'antiracisme et de l'antifascisme". Pour Simon Schama, Anglais, professeur de l'université Columbia, "les intellectuels européens ont paradoxalement fait plus d'efforts pour tenter de démontrer que l'antisionisme ne sert pas souvent de prétexte à l'antisémitisme qu'à dénoncer la haine des juifs. Le parallèle répété entre le comportement des soldats israéliens et les nazis participe de cette volonté de se laver de toute culpabilité. Si les victimes sont les bourreaux, ils ne peuvent plus être des victimes".

Pierre Birnbaum, professeur de sciences politiques de Paris-I, et son homologue de l'université de Chicago, Mark Lilla, ont identifié des raisons plus structurelles et endogènes à la résurgence de l'antisémitisme : la faiblesse de l'Etat en France pour le premier et le renoncement à l'Etat-nation en Europe pour le second. "La France, premier Etat-nation, a été aussi la première à émanciper les juifs, leur ouvrir les portes de l'administration et des grandes écoles et universités et à leur offrir sa protection. Ce lien vertical fort a disparu au moment de Vichy et à nouveau aujourd'hui. L'Etat est trop faible pour protéger les juifs, ce qui explique leur désarroi et leur sentiment d'être trahis."

OPTIMISME ET PESSIMISME

Mark Lilla est proche des thèses de Robert Kagan sur la différence profonde aujourd'hui de rapport au pouvoir entre Américains et Européens. Il souligne que "les juifs ont été longtemps attaqués dans le passé pour ne pas avoir d'Etat, ils le sont aujourd'hui pour en avoir un. Israël comme les Etats-Unis incarnent cet Etat-nation attaché à sa souveraineté, qui évolue dans un monde dangereux et n'hésite pas à utiliser la force armée. Un Etat-nation que l'Europe rejette aujourd'hui violemment comme responsable de ses maux et de ses errements passés". "Le nationalisme juif est tout simplement intolérable. Il ne correspond pas à la façon dont le juif est admis, essentiellement comme victime", a ajouté le journaliste et écrivain britannique David Pryce-Jones.

Le colloque s'est conclu sur une note typiquement juive new-yorkaise, résolument optimiste et profondément pessimiste. L'espoir vient du fait que l'existence même des juifs dans le monde n'est pas menacée. Leon Wieseltier se félicite même que "le destin du peuple juif ne soit plus lié à celui de l'Europe, mais à deux Etats, Israël et les Etats-Unis, où leur liberté et leur sécurité sont établis par principe". Irwin Cotler, professeur de droit à Harvard et à Yale et membre du Parlement canadien, se montre plus inquiet : "L'antisémitisme a souvent été le prélude aux périodes les plus sombres de l'histoire de l'humanité. L'Holocauste n'a pas commencé dans les chambres à gaz, mais par des mots. Appeler ouvertement à la destruction des juifs et d'Israël ne semble plus choquer grand monde, c'est un signe des temps."

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