Les biblioclastes contre Luc Ferry
PAR Robert Redeker
Le Figaro 16 mai 2003
Qu'en dirait Voltaire ? Les actuelles manifestations enseignantes permettent
d'assister à un spectacle des plus sinistres, battant le rappel de la
barbarie : des professeurs brûlent en public le livre de Luc Ferry,
Lettre à ceux qui aiment l'école. D'autres le réexpédient illico
à l'envoyeur. De fait, Luc Ferry se trouve en bute à une bien étrange
accusation pour un ministre chargé de la transmission des humanités
aux nouvelles générations : avoir communiqué sa pensée sur l'enseignement,
au sein de l'institution, à ses ex-collègues professeurs, par le moyen
du livre. Son crime : s'être adressé à des hommes et femmes supposés
être des gens du livre – les
Ecartons
l'argument obscurantiste renvoyant les dépenses de publicité
et de communication au gaspillage. Il est essentiel à la démocratie
que le pouvoir sorti des urnes «communique», dispose
d'un budget affecté à la «communication». La publicité et
la communication ne sont pas pure perte. D'une part elles
font partie du dispositif général de la production : elles
produisent de la réalité. Loin de travailler, comme le pense
Jean Baudrillard, à la virtualisation du monde, publicité
et communication oeuvrent au versement de l'ordre virtuel
dans le réel. N'appauvrissant aucunement la réalité, elles
la transforment et l'enrichissent. D'autre part, on omet toujours
d'insister sur la singulière parenté entre la philosophie
et la publicité.
Dans L'Esclavemaître,
Dominique Quessada a pu voir dans la publicité l'accomplissement
de la philosophie : la majorité des énoncés que nous lisons
sur les panneaux publicitaires au bord des routes, ou dans
les journaux, sont d'une extrême abstraction et concision,
pouvant être extraits de manuels de philosophie ou de livre
de sagesse. Les noms des marques – Lustucru, Ikéa,
Adidas, Carrefour – fonctionnent, dans leur radicale
et céleste abstraction, comme les Idées de Platon : la publicité
construit un univers idéal des marques et logos analogue au
monde intelligible de Platon.
Nul ne
peut tenir le rejet du livre de Luc Ferry sous le seul prétexte
de son inscription dans la publicité pour un argument satisfaisant.
Il n'est pas anodin de renvoyer, comme le font certains syndicats,
la diffusion d'un livre à la notion de gaspillage. Cette objection
trahit facilement son populisme : elle amalgame l'anti-intellectualisme
foncier latent dans la population (selon lequel dépenser des
deniers publics pour un livre serait du gaspillage)
avec le mépris pour le livre, ringardisé dans l'esprit de
nombreux enseignants au profit des nouveaux moyens de communication.
Ces deux moyens de contestation font système : brûler des
livres, et accréditer l'anti-intellectualisme. Cette barbarie
militante exprime la désintellectualisation des professeurs,
galopante depuis quelques années. Dans les collèges et lycées,
les bibliothèques ont été supprimées ; on leur a substitué
des Centres de documentation et d'information. Dans les locaux
de ces CDI, les bibliothécaires ont été remplacés par des
documentalistes : il n'existe plus dans les établissements
scolaires de spécialiste du livre, désacralisé et banalisé.
La nouvelle
idéologie scolaire, promue par vingt ans de gauche enseignante,
ravale le livre au grade de support de documentation et d'information.
L'idéologie documentaliste, justification des CDI contre les
bibliothèques, a détruit la raison d'être des livres : la formation
de l'âme. Les bibliothèques, désormais, sont municipales, nationales
ou particulières, mais plus jamais scolaires – l'école
est devenue un lieu vide de bibliothèques.
Le résultat
de cette destruction documentaliste du livre ne tarde pas
à se manifester : les lycéens ignorent qu'un livre engage
dans une aventure intellectuelle ou spirituelle dont le résultat
est la formation de l'âme. Plus aucun d'entre eux ne lit in
extenso Don Quichotte, L'Odyssée ou Le Rouge
et le Noir. On ne lit plus que pour se distraire –
thématique du livre plaisir – ou se documenter –
thématique du livre utilitaire –, on ne lit plus jamais
pour devenir un autre. La vision utilitariste et instrumentaliste
du livre, qui l'enferme dans le tombeau de la documentation
et de l'information, soutenue par les syndicats et de nombreux
enseignants, barre l'accès de la jeunesse à ce que possède
de plus précieux et de plus irremplaçable le livre, l'aventure
spirituelle formatrice de l'âme.
Les professeurs
n'enseignent plus aux adolescents à se jeter à âmes et corps
perdus dans un livre pour devenir un autre. L'impératif de
placer «l'enfant au centre du système» referme l'élève
sur lui-même, l'emprisonnant dans la satisfaction de son être,
le rendant imperméable à la culture dans la mesure où celle-ci
s'appuie sur l'appel à de venir un autre que soi. L'école
contemporaine trahit le livre, tout en tolérant sa survivance
marginale, en le présentant aux élèves comme un simple moyen
de documentation. L'école est devenue biblioclaste. Pas étonnant
alors que les conservateurs du statu quo s'en prennent au
livre de Luc Ferry.
Qu'il
me soit permis de narrer une anecdote ! J'ai été fort surpris,
lors de l'entrée de l'un de mes fils au cours préparatoire,
de constater qu'il n'apprendrait pas à lire dans un livre
de lecture. Je me souvenais que moi-même, au temps béni de
l'école encore républicaine (début des années 1960), un livre
titré Le Moulin bleu accompagna mon année d'apprentissage
de la lecture. Je me suis ouvert de mon étonnement à l'institutrice,
arguant du fait qu'un livre de lecture à l'âge de six ans
est un compagnon pour toute l'année avec lequel l'enfant lie
une relation intime, marquante pour la suite de sa vie. Il
m'a été répondu ceci, que Pierre Bourdieu n'eût nullement
désavoué : l'usage du livre est celui d'un objet culturel
privilégié, faisant courir le risque de provoquer dans la
classe des inégalités liées au capital culturel des parents,
et par conséquent il s'avère préférable d'éliminer de l'apprentissage
de la lecture cet instrument de discrimination, en lui substituant
«des écrits» issus du vécu socioculturel des élèves. Ainsi
vis-je le livre discrédité auprès des enfants dès leur entrée
à l'école parce qu'il était, aux yeux de l'équipe éducative
convaincue par les délires de la deep-pédagogie (pédagogie
profonde) un vecteur d'inégalité sociale.
Nul ne
peut en disconvenir : sous des formes diverses (allant de
la relégation du livre au rôle de simple dépositoire d'informations
à son assimilation à un objet élitiste dangereux pour l'égalité
sociale), la haine du livre s'est bel et bien installée dans
l'esprit de nombreux enseignants.
Longtemps
l'école s'est identifiée au livre, a fait symboliquement corps
avec lui. Au rebours de la biblioclastie des syndicats enseignants
et de l'idéologie pédagogiste antilivresque propagée ces derniers
temps, la voie empruntée par Luc Ferry pour exposer ses idées
demeure, parmi tous les moyens de communication possibles,
la plus adéquate à la nature de l'institution scolaire. Comme
tout livre, celui de Luc Ferry ne se contente pas de transmettre
Apparemment
étrange, l'accusation visant Luc Ferry n'a rien d'étonnant
pour qui connaît l'état avancé de décomposition de l'école
républicaine. De plus en plus de professeurs n'agissent plus
en intellectuels, se contentant de réagir en vulgaires militants.
Quel jugement le citoyen est-il en droit de porter sur des
professeurs qui, au lieu de penser le contenu d'un livre,
le brûlent en place publique, pour le seul motif que le contenu
manque d'orthodoxie ? Ces professeurs, par leur odieuse attitude,
ne rompent-ils pas le pacte culturel qui justifie leur statut
? L'image narcissique exhibée généralement par les syndicats
enseignants sur le haut niveau intellectuel de l'école à la
française en est définitivement ternie : la France, qui fut
le pays de Voltaire, est devenue celui des enseignants biblioclastes,
celui où des professeurs, saisis d'obscurantisme, brûlent
des livres, et où d'autres les renvoient à l'expéditeur après
avoir refusé de les lire.
* Philosophe, agrégé de philosophie, professeur au lycée Henri-Matisse
à Cugnaux (Haute-Garonne).Dernier ouvrage paru: Lo sport contro
l'uomo (Città aperta, Troina-Sicilia).