La grande confusion des lycéens
par Luc Bronner
Comment les 16-20 ans ont-ils vécu la crise internationale et la guerre
? Mal, si l'on croit les témoignages recueillis, avant les vacances
de Pâques, dans un lycée de la banlieue sensible d'Avignon.
Face au dérèglement du monde, ces lycéens paraissent perdus, désorientés.
Entre 16 et 20 ans, dans ce lycée d'Avignon qui scolarise une majorité
d'élèves d'origine maghrébine, dont une partie habite Monclar, un quartier
sensible, on ne sait plus quoi penser.
L'intervention anglo-américaine en Irak est évidemment dénoncée, la
position française plébiscitée. Mais, au-delà, c'est la confusion qui
prévaut. Ce bouillonnement se traduit par des raccourcis, des amalgames
sur l'Irak, le Proche-Orient, les musulmans, les juifs, les médias,
le racisme. Comme dans un tourbillon, ils passent de l'Irak à la France,
des questions internationales à leur place dans la société, de la "croisade"
de Bush à l'islam en Europe.
Les toilettes du lycée, mieux que tout autre espace, témoignent de
l'extrême sensibilité de ces sujets. Ces derniers mois, les graffitis
ont fleuri. Des "Nique les juifs", "Nique les Arabes",
"Nique les racistes". Plus inspirée, une main anonyme a écrit
à deux reprises : "J'en jure par l'unique Absolu que nous ferons
couler le sang des mécréants. Le djihad est le devoir de tous. Signé
un fidel." Des lycéens ont répondu, visiblement rageurs : "Tu
fais honte à l'islam", "Ce gars est un ignorant", "Connard".
Sur l'une des portes, un autre graffiti a été inscrit qui proclame :
"Paix entre les juifs et les musulmans". Au rez-de-chaussée,
un taggeur a fait preuve d'humour noir en écrivant : "Inch Allah,
Bush i crève avec des bretzels", en référence à l'évanouissement
du président des Etats-Unis après l'ingestion de bretzels en janvier
2002.
Les propos radicaux ne sont pas uniquement anonymes, même si les élèves
se gardent bien de les exprimer devant les enseignants. Dans la cour,
quelques lycéens traînent avec des camarades du lycée professionnel
voisin. Ils sont en groupe, surexcités, et racontent avec force détails
la violente bagarre qui a opposé Gitans et Maghrébins dans le quartier
de Monclar, deux semaines auparavant. Une quinzaine de personnes ont
été arrêtées par la police. Trois jeunes ont été condamnés à des peines
variant entre cinq et dix mois de prison pour violence. Alors, le simple
mot de Gitan les fait bondir. "Les Gitans, c'est des bâtards",
dit l'un d'eux. "Les Gitans, c'est des juifs !", affirme
un autre, comme pour mieux insulter l'ennemi. La référence aux juifs
fait redoubler leur énergie : "Dans le Coran, c'est écrit que
si tu tues un juif, tu vas au paradis." "Les juifs, on les baise."
On leur signale qu'ils tiennent des propos racistes. La réponse est
agressive : "T'es juif, toi ?"
Ces provocations sont-elles significatives ? Faut-il les prendre
au sérieux ? "Sur les murs, on peut dire anonymement les idées
les plus folles", estime Mounira, élève de terminale économique.
"C'est de la lâcheté", ajoute Romain, dans la même classe. Samir,
en seconde, est beaucoup plus pragmatique. "C'est des lâches parce
qu'ils n'osent pas dire : toi t'es juif, je te donne rendez-vous
à telle heure pour te frapper." Un peu isolé, Robin voit un début
de "discussion" dans ces inscriptions. "Il y a une forme de
dialogue. Des chrétiens, des musulmans s'expriment. Ça montre que dans
toutes les communautés il y a des divergences."
La condamnation ne signifie pas que les élèves nient la réalité de
ces violences verbales. Au contraire : même si les insultes sont
le fait d'une minorité, les lycéens insistent sur leur fréquence. On
se traite facilement de "fils de pute", de "salope" ou
de "batard". On se dit aussi "sale Arabe" ou "sale
Français". Dans les couloirs, on entend "con de ta race".
Les lycéens affirment savoir instinctivement comment interpréter ces
insultes. Réunis en demi-groupe avec leur professeur de français, les
élèves de première productique relativisent la portée de ces mots. "Tant
que ça ne nous concerne pas, ça va, on ne réagit pas", souligne
Martial. "Au début, les insultes choquent. Après, on s'habitue",
explique Guillaume, rendant compte de la banalisation de ces termes.
Dans la vie quotidienne des lycéens, le catalogage est récurrent. Il
y a les "Français-Français", qui correspondent aux "Européens".
Il y a les "fachos", à qui on associe les rugbymen et les habitants
de la campagne avignonnaise. Il y a les "Arabes", bien sûr. Les
discours montrent la pénétration des notions de race et de communauté.
Parfois même avec la meilleure intention du monde. Lorsqu'un élève de
productique s'emporte contre les graffitis racistes des toilettes, il
dérape : "Dire sale juif, c'est une insulte à la race des juifs."
La phrase provoque la réaction mesurée d'un de ses camarades, qui assure
ne pas croire à l'existence de "races humaines". Les autres,
une douzaine d'élèves, ne bronchent pas.
Ce catalogage existe au sein même des communautés. Toufik (son prénom
a été changé), en seconde, raconte la dureté de ses camarades pendant
ses années au collège. Parce qu'il préfère passer son temps avec des
filles, qui lui paraissent plus mûres que les garçons, ses "camarades"
le traitent de "pédé", insulte qu'il a du mal à digérer malgré
son incongruité. Le sexisme apparaît ainsi de manière larvée. Comme
en plus il fréquente des "Français-Français", on lui envoie du
"sale Français", qui lui signifie sa "traîtrise". Une
élève de terminale, d'origine maghrébine, témoigne aussi de la dureté
de ses "copains": "Ils me disent : "Retourne avec tes fachos !"
parce que je suis avec des Français."
La confusion des lycéens d'origine maghrébine sur leur identité est
flagrante. Suis-je français, marocain, algérien, arabe, musulman, voire
avignonnais ? Lorsqu'il faut se définir, c'est la nationalité des
parents qui est déterminante. Dounia, 18 ans, en classe de seconde,
se présente comme marocaine même si elle n'en possède pas la nationalité.
Leïla fait de même en se présentant comme algérienne. Thierry Garcia,
surveillant dans l'établissement depuis sept ans, se souvient d'une
des rares bagarres intervenues deux ans plus tôt. D'une querelle individuelle,
on était passé à un affrontement entre Maghrébins et "Européens". "Après
coup, on avait organisé une réunion pour débattre avec les élèves. Je
leur avais posé une question : lesquels parmi vous se sentent français ?
Une majorité ne se définissait pas comme français parce que cette identité
leur paraît incompatible avec leurs origines", raconte le surveillant.
La question du racisme est inévitable. Les "Gitans" - qui
habitent Monclar mais dont aucun n'est scolarisé au lycée - en
sont les victimes. "Nos parents travaillent et roulent en Ford. Les
Gitans ne travaillent pas et roulent en BMW", résume un élève de
terminale, tout en affirmant ne pas les détester. Les "Maghrébins"
en souffrent également. "Nous sommes dans une zone où le Front national
est puissant", explique un enseignant, qui fait référence aux quelque
26 % obtenus par Jean-Marie Le Pen dans le Vaucluse lors du premier
tour de l'élection présidentielle. Ces jeunes sont aussi, visiblement,
imprégnés de ces idées. Une "Française-Française" était scolarisée
dans un collège de la périphérie d'Avignon l'année dernière. "J'étais
mal à l'aise. Nous n'étions que deux Françaises dans la classe. Je me
suis fait traiter de sale Française." Ce qui lui fait dire que "les
Arabes peuvent être racistes". Thierry Garcia le constate en tant
que surveillant. "Nous, on différencie les Maghrébins et les islamistes.
Eux ont parfois tendance à ne pas faire de différence, à considérer
qu'on est tous des Blancs racistes." Il dit brutalement ce que beaucoup
d'élèves ressentent. Une attitude qui se retrouve pour les "juifs".
"On a perdu de vue le lien entre les juifs et la Shoah. On ne les
voit plus que pour leur rôle au Proche-Orient", indique Nicolas,
élève de terminale ES, qui ajoute : "On n'a plus peur de leur
en vouloir."
Les enseignants perçoivent ces tensions, même si c'est souvent de manière
atténuée. Alain Bourchet, par exemple, 56 ans, qui enseigne depuis
douze ans dans l'établissement. Il a abordé la question des minorités
avec ses élèves de BTS. "On en est arrivés à parler de la minorité
juive. Je leur ai demandé : que savez-vous des juifs ? Il
y a eu un grand murmure et j'ai entendu des élèves parler de traîtres."
Des réactions inverses sont possibles. Sa collègue, Josseline Giraud,
55 ans, se souvient d'un moment de bonheur. "Je leur ai fait
lire des extraits du livre d'Albert Cohen, Ô vous frères humains,
qui raconte la vie d'un petit juif victime d'antisémitisme. Ça les
a bouleversés." Les mots sur lesquels les adultes hésitent, eux
les emploient sans tabous, souvent sans réfléchir. "Nous, enseignants,
faisons attention aux mots qu'on emploie. Ce n'est pas le cas de tous
les adultes. Quand un élève entre dans un café ou se fait coincer par
un vigile, ils entendent des discours sans tabous", explique la
professeure.
Le bouillonnement identitaire des élèves complique leur compréhension
des questions internationales. "Ils ramènent ces sujets à leur vécu
parce qu'ils manquent de repères", explique Sandrine Reynaud, 33 ans,
professeur de lettres. "Ils sont très demandeurs de débats. Mais
ils sont très réactifs et ont tendance à réagir de manière viscérale",
note Françoise Pinel, conseillère principale d'éducation. Après une
heure de discussion avec ses élèves sur la guerre en Irak, Maxime Buisson,
professeur d'histoire et de géographie, semble abattu. Sa classe de
seconde ne parvient pas à établir de liens entre les savoirs scolaires
qu'il est chargé de transmettre et l'actualité immédiate. Pis, ses élèves
multiplient les raccourcis. Un lycéen compare Hitler à Bush. Un autre
assure que Palestiniens et Israéliens se battent "pour de l'eau et
un peu de territoire". Un troisième évoque les mensonges des médias
en prenant l'exemple de la météo. Un quatrième assure que "Bush est
un bouffon", en citant les "Guignols" (Canal+) comme source d'information.
L'enseignant se désole. "On aborde la démocratie avec eux, mais cela
reste très vague. Je leur parle d'Athènes au Ve siècle,
de la Déclaration d'indépendance des Etats-Unis ou de la Révolution
française, mais cela demeure abstrait."
Presque unanimes, les lycéens témoignent de leur méfiance vis-à-vis
des médias, jugés "mensongers", "manipulateurs". Sur l'Irak,
ils ne comprennent pas que les informations puissent être contradictoires.
Ils en déduisent que les médias les "prennent pour des cons".
La télévision est jugée partisane. Romain, par exemple, en première,
est convaincu que TF1 est plus favorable aux Américains que France 2.
Les chaînes arabes sont fréquemment citées par les élèves maghrébins,
mais peu semblent effectivement les regarder. Dans une classe de seconde,
sept élèves sur trente ont accès à Al-Jazira, la plus connue des télévisions
arabes. Trois la regardent et assurent comprendre la plupart des informations
grâce aux traductions de leurs parents.
Dans le même temps, les rumeurs les plus folles ont beaucoup de succès.
"Il paraît que c'est Bush qui a détruit les deux tours du World Trade
Center", affirme un étudiant de BTS. Une rumeur persistante veut
que Neil Armstrong n'ait jamais marché sur la Lune. Cela n'empêche pas
les lycéens d'avoir conscience de leur confusion. "On ne sait plus
qui croire", dit Achraf, 19 ans. Ils traduisent leur formidable
attente. "On voudrait en discuter avec les profs parce qu'eux savent
beaucoup de choses, se documentent", affirme Dounia, 18 ans.
"Nous voudrions pouvoir parler calmement de tous ces sujets",
ajoute une jeune fille qui porte un tissu sombre sur les cheveux. Désorientés,
perdus, ces lycéens espèrent beaucoup de l'école. Un appel à l'aide,
presque un appel au secours.
Luc Bronner
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24.04.03