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Un an après le 21 avril 2002

Les électeurs lepénistes persistent

par Jean-Paul Besset, Cécile Bontron, Bertrand Bissuel, Sophie Landrin et Jean-Pierre Tenoux

Le Monde 21 avril 2003

 

Il y a un an, ils ont voté pour Jean-Marie Le  Pen au premier tour de l'élection présidentielle. Aujourd'hui, ils n'ont pas changé d'avis. Les habitants des cités ou des banlieues "difficiles" que nous avons rencontrés n'ont pas été convaincus par le nouveau pouvoir.

Christiane ne veut pas qu'on sache pour qui elle a voté. "En France, c'est trop mal vu." Comme Josyane, comme Claudine, comme les deux Michel de Besançon, comme la plupart des électeurs de Jean-Marie Le Pen que nous avons rencontrés, elle a exigé l'anonymat avant de parler. Il n'est pas facile de trouver des interlocuteurs dans les quartiers défavorisés où le président du FN a réalisé des scores records au premier tour de la présidentielle 2002. Hormis les vrais militants, la plupart craignent des représailles ou simplement le discrédit. Pourtant, tous persistent : si c'était à refaire, ils mettraient le même bulletin dans l'urne.

 

TOULOUSE : "JE NE REGRETTE QU'UNE CHOSE, C'EST D'ÊTRE FRANÇAISE"

"C'est un monde de sourds. Tout se déglingue. Alors, oui, le 21 avril, pour la première fois, j'ai voté pour Jean-Marie Le Pen", dit Josyane d'une voix douce. "Je l'ai fait par défaut peut-être. Ou par dépit si vous voulez. Je savais qu'il ne serait pas élu. Et je ne l'espérais peut-être pas. Mais je ne le regrette pas. Il n'y avait personne d'autre pour donner aux gens l'espoir qu'ils allaient peut-être s'en sortir, remonter."

Josyane a 58 ans et vit seule à Toulouse, après avoir divorcé et élevé son enfant handicapé. "Je me suis battue pour lui et je l'ai sorti de son fauteuil roulant. Maintenant, il est ingénieur", affirme-elle avec fierté. A 19 ans, elle travaillait déjà aux PTT. Depuis, elle n'a jamais quitté la fonction publique. Aujourd'hui, elle est "en congé de fin de carrière", mais elle reste syndiquée. "J'ai toujours été à la CFDT et je continue d'y être, même en préretraite. Là, je n'ai pas changé. J'ai toujours essayé de bouger, de faire des choses, d'être au contact des gens. Je participe encore à des réunions de quartier, à des associations. Mais à rien de politique. Avant, je votais plutôt à droite ou au centre. Ça, c'est fini. Mais je n'ai jamais été militante du Front national. Je n'ai participé à aucune de leurs réunions. Je n'y connais personne."

Au huitième étage d'un immeuble d'Empalot, un quartier populaire de 7 000 habitants gravement sinistré par l'explosion de l'usine AZF et en proie à une délinquance de plus en plus violente, Josyane tourne en rond dans son petit appartement, entre une pile de médicaments et un fauteuil. "Si c'était à refaire, je le referais, oui, je voterais encore pour Le Pen", dit-elle sans hésitation, avant d'ajouter à voix basse : "Je suis fatiguée de tout ça, tellement fatiguée... Mais s'il faut encore protester, marquer le coup, je le ferai, car depuis le 21 avril rien n'a changé. Avec Raffarin et Sarkozy, c'est tintin bourricot, eux non plus ils ne sont pas dans la rue. La sécurité, ils la font seulement sur le dos des automobilistes. Les Roumaines qu'on amène mendier au coin du boulevard, elles sont toujours là. En face, au Ramier, ils servent 900 repas gratuits par jour. Il y a toujours plus de précaires et d'assistés qui en demandent toujours plus. Les jeunes ne pensent qu'à la drogue. Ça se dégrade chaque jour un peu plus. On peut le dire, le redire, ils s'en foutent, c'est comme si on pissait dans un violon. Tous autant qu'ils sont, de droite comme de gauche, ils restent dans leur nébuleuse. Peut-être qu'un jour ils partiront sur la Lune et ils nous laisseront crever gentiment, nous les cons de Français."

Josyane préfère évoquer le passé. "Avant, on vivait sans problème, on était heureux. On n'avait pas beaucoup d'argent, mais tout nous intéressait, on s'enthousiasmait, on se parlait, on avait de l'espoir, on riait. Les événements de 68 avaient fait évoluer les choses. Avec mon mari, on a pu s'acheter une voiture, une maison, on est partis en vacances, aux sports d'hiver. Autour de moi, les collègues parlaient de la maison qu'ils allaient louer pour l'été en Espagne... Et puis, progressivement, tout s'est dégradé. Je ne sais pas pourquoi. Au lieu d'évoluer vers le haut, on a tiré les gens vers le bas."

Qui est ce "on" ? "Les gouvernements, les instances, tous ceux-là qui vivent dans une bulle à l'écart de la réalité, toutes tendances confondues, et qui n'ont que la pompe à fric à la place du coeur."

Josyane montre ses meubles, ses tabeaux, ses bibelots. "Regardez autour de moi : mon appartement a explosé quand l'usine AZF a pété. Tout ça était sens dessus dessous. On leur avait dit, pourtant, que c'était dangereux, mais ils s'en foutaient. Par bonheur, je n'ai pas été blessée, mais il a fallu plus d'un an pour réparer les fenêtres, et encore, il y a des cloques partout sur les murs, des fissures. Il faudrait recommencer des travaux. Mais tout le monde s'en fout. C'est chacun pour soi. Le jour de la catastrophe, j'ai aidé un homme qui pissait le sang. Aujourd'hui, il ne me dit même pas bonjour dans l'escalier."

" Et le quartier ! Quand je suis arrivée ici, en 1988, tout le monde avait du travail, un métier, les gens étaient proches les uns des autres, ils se respectaient et ils respectaient l'environnement. On était solidaires. Maintenant, chacun a peur." De quoi ? "De tout et de rien. Le dimanche, plus personne ne sort se promener sur les bords de la Garonne quand il fait beau. Le soir, quand je rentre, je me fais insulter par des jeunes. Il n'y a plus de magasin pour faire des courses. Je traverse la place sans regarder à droite ni à gauche. Je ne parle à personne. Il y a quarante-deux associations sur le quartier, mais les habitants ne viennent pas aux réunions. Le soir, des bandes mettent le feu dans les caves. On a averti les autorités. On nous a répondu : "Débrouillez-vous". Résultat, il y a eu deux morts récemment, deux pauvres petits qui ont été asphyxiés dans leur lit. Depuis, je ne dors plus."

Josyane se sent lasse, terriblement lasse. Elle répète que "tout ça la fatigue, ce manque d'autorité générale, de fermeté, d'éducation, ce trop de permissivité. Aujourd'hui, c'est les parents qu'il faudrait commencer par éduquer". Elle a pris 8 kilos et suit des séances de psychothérapie et de sophrologie. "Je veux partir. Ça, oui, je vais partir. Où ? Je ne sais pas. Mais ailleurs, peut-être à l'étranger près de mon fils. Je vais vous dire : je ne regrette qu'une chose, c'est d'être française."

 

BESANÇON : "JE REFERAIS LE MÊME VOTE"

"La semaine dernière, cinq jeunes qui avaient cisaillé les câbles électriques d'un ascenseur de la ZUP de la Chiffogne, à Montbéliard, en mettant en danger la vie des locataires, ont été relaxés, alors que le procureur avait requis six mois de prison avec sursis, s'insurge Michel B., un retraité de 71 ans qui fut "tuyauteur" à l'usine Peugeot de Sochaux. Alors, il n'y a pas à être surpris. Quand vous voyez des choses comme ça, vous n'avez pas envie de voter PC ou PS."

Mais la gauche n'est plus au pouvoir ! "Je sais, mais regardez bien le nom de la juge qui les a remis en liberté, insiste l'homme en brandissant l'édition locale de L'Est républicain du mardi 8 avril 2002, qu'il a conservée. C'est d'origine arabe. Je ne suis pas raciste, mais il faut quand même dire les choses comme elles sont." Michel B. a choisi de voter pour Jean-Marie Le Pen dès l'élection présidentielle de 1995.

Auparavant, il militait au Parti socialiste, auquel il avait adhéré en 1977 - il a même été conseiller municipal dans un bourg du pays de Montbéliard ! "Mon père était socialiste, toute ma famille était socialiste, mais j'ai vite compris, dit-il. En 1983, j'ai vu que Mitterrand n'était pas la panacée. J'étais de moins en moins d'accord. La gauche ne s'occupait que des assistés. Le coup de grâce, c'est une tournée de Pierre Moscovici dans les mairies pendant la campagne présidentielle de 1995. Il nous a invités à lui poser des questions. Je lui ai demandé : "Vous ne pensez pas qu'il serait temps de faire plutôt du social pour les gens qui travaillent ? Et les autres de les remettre au boulot au fond de la mine ?" Il m'a regardé et m'a lancé : "Le goulag, quoi !" Et il est parti. Le goulag, tu parles ! Ce jour-là, je me suis dit : je ne voterai plus jamais socialiste !" Michel B. a tenu parole. Mais il n'a pas adhéré au FN pour autant, même s'il reconnaît avoir "envie d'aider".

Dans ce secteur urbanisé du nord-est du département du Doubs, le 21 avril 2002, les scores de Jean-Marie Le Pen ont "explosé" : 25,38 % dans la cité d'Audincourt et 29,83 % à Dasle, une commune où il a engrangé 2,23 % de suffrages de plus que Jacques Chirac et Lionel Jospin réunis.

Comme les milliers d'électeurs frontistes de ce pays ouvrier, Michel B. se sent "cerné". Le retraité montre du doigt les deux principales ZUP, la Chiffogne, à Montbéliard, et les Champs-Montants, à Audincourt. Mais aussi le quartier des Résidences, à Belfort, d'où, selon lui, la délinquance "est sortie" et menace les communes environnantes. "Et comme si ça ne suffisait pas, on a détruit des logements HLM dans ces zones avec nos impôts et réinstallé leurs occupants un peu partout autour, proteste Roland Boillot. Il y a plein de gens qui sont chez nous et qui ne nous aiment pas. Et d'autres qui n'ont même pas le droit d'être chez nous. La gauche, c'était le déclin de la France. Elle préférait les fainéants aux travailleurs, les assassins aux victimes, les étrangers aux Français. Elle a plus formé de drogués et de gangsters que d'ouvriers. La droite ne change rien."

Et Nicolas Sarkozy ? "Avec ses charters ? C'est du vent !" Egalement ancien de Peugeot, un autre Michel, 58 ans, installé à son compte dans la maintenance de chauffages depuis sa préretraite, n'aime pas davantage le ministre de l'intérieur. Mais pour d'autres raisons. "C'est un prétentieux qui veut arriver à tout prix", commente-t-il. A l'inverse du premier, Michel B., transfuge de la gauche, Michel P. est issu de la droite traditionnelle. "Mais j'ai de la mémoire, prévient-il. Chirac, c'est une crapule et un idiot. En 1974, il a fait éliminer Chaban, en 1981, Giscard et en 1988, Barre. A la fin, il a réussi. Mais à quel prix !"

Accablé par "l'état dans lequel il a mis la FranceI et par "le bordel qu'il a créé avec les Américains", Michel P., qui n'adhère à aucun parti politique, espère qu'un jour "le pays sera enfin débarrassé" de l'actuel président. Si, le 21 avril 2002, il s'est résolu à voter pour Jean-Marie Le Pen, c'est parce qu'il estime n'avoir "pas eu d'autre choix à droite" à l'époque. "Mon but, c'était de faire battre Jospin, admet-il. Il avait fait la CMU, il voulait faire le logement universel. On ne va quand même pas nourrir toute la misère du monde ici, hein ? Comme voter Chirac, ce n'était pas pensable, quoi faire d'autre ? En découvrant le résultat du scrutin, j'ai été content que Jospin soit éliminé, mais, en dehors de ça, pas d'illusions. Le Pen ne pouvait pas être élu, et je ne l'aurais même pas souhaité. Il voulait nous sortir de l'euro, il aurait foutu le bordel. Sur le plan économique, il n'avait pas les compétences. Mais si l'élection avait lieu aujourd'hui, je referais le même vote."

L'autre Michel, lui, aurait bien voulu que son champion l'emporte. "Ou, au moins, qu'il fasse 40 % au second tour, concède-t-il. Les autres auraient été obligés de se bouger sous la pression. Mais ça a raté. Les gens ont eu peur du fascisme. Je veux bien..., mais Le Pen n'est pas un fasciste ! J'en ai vu beaucoup, depuis, qui regrettent de s'être dégonflés. Certains lepénistes ont même voté pour Chirac, j'en connais." Les manifestations de l'entre-deux tours, le retraité ne les a pas supportées. "Avec les gamins et les bébés dans les landaus, c'était débile, s'indigne-t-il. Où vont les gens ? Il n'y a plus de conscience. La France est une dictature." Il n'accepte pas plus de voir "Tapie en couverture des magazines en couleur et Carignon qui reprend du pouvoir". Le terrain, il en est persuadé, reste favorable à Le Pen. Et pas à cause du chômage, mais toujours de l'insécurité.

Le ton monte. "Les policiers et les gendarmes font bien leur travail, mais ils sont mal commandés, juge Michel P. Ce n'est pas la peine qu'ils aient un flingue sur eux s'ils ne peuvent pas tirer sur les voyous. Et ces émeutes, dans les quartiers, quand un trou-du-cul se fait descendre parce qu'il s'enfuit au lieu de se laisser arrêter, c'est inadmissible. Il faudrait mettre tous les moyens et rentrer dans le tas, quelle que soit la race."

Roland Boillot est d'accord. Artisan, 58 ans, il a adhéré au Front national il y a vingt-cinq ans. Il est furieux, mais aussi satisfait. Car avec le maintien d'une telle "insécurité", le Front paraît avoir de beaux jours devant lui. "Les politiques, ils sont contre la peine de mort, enchaîne-t-il. Mais si vous avez un enfant de 6 ans violé puis tué par un individu, ils veulent lui remettre une médaille ou quoi ? Arabe ou pas, on doit lui couper la tête. Je n'ai pas à payer des impôts pour nourrir des assassins en prison. En plus, ils s'évadent... ou on les remet en liberté. Vous avez vu Patrick Henry ? C'est un scandale ! Moi, je n'ai qu'une différence avec Jean-Marie Le Pen : lui, il est pour la peine de mort, et moi, je suis pour la guillotine à six places !"

Les électeurs frontistes attendent de la justice qu'elle "neutralise" les délinquants. L'autre priorité, "c'est de remettre de l'ordre dans la fonction publique, complète Michel P. Qu'on supprime tous les fonctionnaires qui ne servent à rien, qu'on en déplace, qu'on fasse des économies". L'artisan en maintenance, malgré son rejet de Jacques Chirac, veut laisser sa chance à Jean-Pierre Raffarin, sans trop y croire toutefois. "Il me satisferait plus, avoue-t-il. Apparemment, c'est quelqu'un d'honnête."

Mais Roland Boillot est définitivement sceptique quant à la volonté du gouvernement "de redresser la barre" comme il le souhaiterait. "Les étrangers font des enfants et nous ruinent et les Français ruinent la Sécu en la faisant rembourser ce crime qu'est l'avortement, conclut-il. Je répète que je ne suis pas raciste, car des Arabes il y en a de très bien, qui sont travailleurs comme nous et qui tiennent bien leurs enfants. Mais la plupart des étrangers qui viennent ici, de Roumanie ou d'ailleurs, ce n'est pas la crème de leurs pays, qui sont contents de s'en débarrasser. Et nous, avec notre système social qui fait pompe aspirante, on accueille et on aide toute cette voyoucratie..."

 

LYON : "VÉNISSIEUX C'EST CHICAGO"

"J'ai voté le 21 avril pour Jean-Marie Le Pen, pour dire "Stop, il faut que ça change". Dans ma tête, il n'y avait que Le Pen qui pouvait arrêter tout ça." Christiane, 54 ans, a commencé à travailler à 16 ans, après son certificat d'études.

Christiane n'est pas une militante de l'extrême droite, elle n'a jamais voulu adhérer au Front national malgré les incitations de sa mère. Ses deux enfants ? "Peut-être aussi qu'ils ont voté pour Le Pen". Christiane n'en est pas sûre. Elle n'en parle jamais. Son mari ne l'a pas compris, mais a "respecté sa liberté". Lui a choisi Jacques Chirac. A Vénissieux où la famille habite, Jean-Marie le Pen était arrivé en tête au soir du premier tour de l'élection présidentielle emportant 22, 66 % des suffrages, devant Lionel Jospin (16,98 %) et Jacques Chirac (11,12 %).

Christiane a toujours habité dans la banlieue lyonnaise, locataire dans des HLM. Ce fut d'abord Saint-Priest, lorsque ses deux enfants étaient petits. Elle aimait bien son quartier. Chaque jour après l'école, elle sortait des chaises pour "papoter" avec ses voisines sur le carré de pelouse devant son immeuble. L'atmosphère était "conviviale", se souvient-elle. Puis, les enfants grandissant, elle déménagea à Vénissieux en 1971, autre banlieue de l'Est lyonnais. Ce fut d'abord les Minguettes, avec ses grandes tours, première grande cité française à s'être enflammée dans les années 1980. Sur ce plateau battu par les vents, Christiane se souvient de "jolis appartements".

Depuis près de quarante ans, elle fait des ménages, comme sa mère, pour des particuliers ou des entreprises de nettoyage. Son père était manoeuvre chez Rhône-Poulenc.

"On était bien, au début, et puis les années passant, la vie est devenue infernale. Aujourd'hui, je n'ose même plus y passer à pied." Alors, elle s'est installée plus bas, près du quartier de l'hôtel de ville, où elle réside depuis près de vingt ans avec Maurice, son mari. Elle est passée du dixième au premier étage. Les enfants ont appris un métier et ont quitté le foyer. Sa fille a trouvé une maison à la campagne. "Elle a eu de la chance." Son fils est resté à Vénissieux. "Plus pour longtemps, lui aussi en a marre."

Christiane ne rêve que d'une chose : déménager, fuir cette banlieue qui n'est plus habitée que "par des immigrés". Dans son petit immeuble, dit-elle, sur vingt logements, quatre sont occupés par des immigrés. Christiane s'est fait agresser trois fois dans le métro par des "jeunes Maghrébins" qui lui réclamaient de l'argent.

Depuis, elle sent qu'elle "est devenue raciste", presque"malgré elle", "pas à cause de leurs origines, mais de leur comportement". Elle "a la trouille" quand elle rentre chez elle. "Je rentre chez moi par dégoût. Je me crève au boulot toute la journée, et je ne suis même pas tranquille chez moi."

Ses voisins ? "C'est juste bonjour, bonsoir, et chacun rentre chez soi", pas de vie de quartier. "Vénissieux ? C'est devenu Chicago ! Quand on vieillit, on n'accepte plus certaines choses. Pourquoi nous maltraite-t-on, alors qu'on ne fait du mal à personne ? Dans nos cités, on est pris pour de la basse classe. Personne, aucun homme politique ne s'est intéressé à nous. Je crois que c'est pour ça que j'ai voté pour Le Pen. Si j'avais habité dans les beaux quartiers de Lyon, dans un environnement agréable, sans doute que je n'aurais jamais voté pour lui. Mais j'habite là où aucun Français ne veut vivre".

Christiane avoue à demi-mot qu'elle avait déjà voté pour le leader du FN. Pourtant elle n'apprécie pas son "côté grossier", ni son "énervement quand il parle". Un vote de protestation. "Si c'était à refaire, je le referais. J'ai trouvé la mobilisation anti-Le Pen hypocrite et ridicule. Les gens sont descendus dans la rue, mais le vote du 21 avril n'a rien changé. Raffarin, je le trouve pas mal. Il dit des choses bien, Sarkozy aussi, mais je ne vois aucun changement radical dans mon quotidien. Au contraire, plus les mois passent, plus les conditions de vie se dégradent. Même mon mari qui n'a jamais voté pour Le Pen s'interroge."

 

SAINT-DENIS : "OÙ EST LA LIBERTÉ ?"

C'est sous un prénom d'emprunt qu'elle accepte de se confier, dans l'arrière-salle d'un bar-tabac à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Quand on vit, comme elle, aux "4 000", une cité défavorisée de La Courneuve, et que l'on donne sa voix au Front national, il vaut mieux masquer ses opinions : des "représailles" sont toujours possibles, explique-t-elle. Claudine a 61 ans. Dès les premiers mots, la colère, le ressentiment, l'inquiétude jaillissent. A l'entendre, son quartier est une vaste zone de non-droit, peuplée de "clandestins", de "barbus" et de voyous qui insultent, détroussent, vandalisent. "On vit dans l'angoisse permanente, dit-elle."

Claudine décrit un quotidien saturé de violences, qui n'a, selon elle, pas changé depuis le 21 avril 2002. "Le gouvernement essaie de faire quelque chose pour punir ceux qui le méritent", concède-t-elle. Mais la vie de tous les jours reste polluée par mille et un incidents, plus ou moins graves : les digicodes sont parfois "badigeonnés d'excréments", de la colle a été injectée dans la serrure de sa porte blindée, les gros mots pleuvent dès qu'elle met le nez dehors : "" Salope de Française ! Sale pute ! Nique ta race !..." On ne peut plus sortir de chez soi sans se faire insulter, les gens sont obligés de se barricader chez eux. Où est la liberté ? Où est le racisme ? Chez eux ou chez nous ?"

Et pourtant, ce ne sont pas "eux" que Claudine tient "pour responsables" : "J'en veux au gouvernement, qui ne tient pas ses engagements, sur les retraites et sur les diminutions d'impôts." Elle en veut aussi aux équipes précédentes, qui ont "laissé se constituer des ghettos" pour "diviser le peuple français et pour pouvoir mieux régner". Elle en veut enfin à la police, qui "n'est jamais là quand on a besoin d'elle". Parfois, "ils ne prennent pas les plaintes", assure-t-elle.

Claudine ne comprend pas que des immigrés puissent encore s'installer en France, alors que le taux de chômage est élevé. Cette "invasion" s'exerce au détriment des Français, selon elle. Elle-même a d'ailleurs été "empêchée de travailler", il y a quelques années. Après de gros pépins de santé, elle souhaitait changer de job et suivre une formation en informatique. "On m'a dit non, pour une raison toute simple : "C'est réservé aux jeunes." J'en ai pleuré."

Il ne faut surtout pas dire à Claudine qu'elle est xénophobe. "Je respecte tout le monde, peu importent les origines. L'une de mes cousines est mariée à un Kabyle, j'ai un oncle sénégalais, des cousins métis", plaide-t-elle. "Mais nos lois et nos coutumes doivent être respectées."

Il a 63 ans et vit dans un pavillon, à quelques pas de la cité Monmousseau, à Saint-Denis. Lui aussi préfère s'exprimer sous un prénom fictif. Michel vote pour le Front national depuis environ cinq ans. "Au départ, je n'avais pas ces idées-là", ajoute-t-il.

La première fois qu'il a déposé un bulletin dans l'urne, c'était sous le règne du général de Gaulle, dans le cadre d'un référendum. Lequel ? Michel hésite. En tout cas "je me suis dit que je ne revoterai jamais plus", explique-t-il. Comme si tout était joué d'avance.

Pendant des années, il s'est détourné de "la politique". "Je n'étais même pas inscrit sur les listes électorales." Il reconnaît tout de même avoir eu des tendances "un peu anar, un peu soixante-huitardes". Rien de plus. "Mon maître à penser était Léo Ferré."

Peu à peu, "en vieillissant, en vivant ici", Michel a changé d'état d'esprit. "Avec mon boulot, j'avais été amené à beaucoup voyager." Pays d'Afrique du Nord, Iran... Là-bas, les "locaux" étaient accueillants, toujours prêts à rendre service ou à offrir le thé. "Ici, "ils" n'ont pas la même mentalité. On vous bouscule dans les marchés. Quand ils déboulent à 8 ou 10, je ne suis pas tranquille. Ils ne m'ont jamais agressé, c'est vrai. Ils ne sont pas tous mauvais. Peut-être est-ce un réflexe de peur de ma part, une réaction de défense. Peut-être est-ce dû aussi au fait que je me sente diminué physiquement, avec mes problèmes de santé."

Depuis le 21 avril 2002, Michel constate que "les choses ont changé en matière de sécurité". "On voit davantage les cow-boys de la BAC -brigade anticriminalité-." Mais l'ordre des choses demeure. "Les immigrés sont plus nombreux." Aujourd'hui encore, dans le flot des passants à Saint-Denis, Michel a "l'impression d'être invisible".

 

NÎMES : "ON N'A PLUS LE DROIT DE DIRE ARABE"

Du haut du quinzième et dernier étage de leur tour de la ZUP sud, les Voindrot possèdent une vue imprenable sur Nîmes et ses trésors d'architecture gallo-romaine. Mais Marcel et Simone Voindrot ont mis leur appartement en vente : "Nous en avons ras le bol de l'insécurité, et des injustices dont les Français sont victimes", lance le retraité de 63 ans. "Je ne supporte plus les Arabes", ajoute sa femme.

Les yeux rieurs, Marcel, militant depuis six ans au Front national, explique qu'il n'a pas été élevé dans le milieu nationaliste. "A l'école, la maîtresse a demandé un jour qui voulait chanter "le chant français". Je me suis porté volontaire, mais j'ai voulu monter sur ma chaise. Ainsi perché, j'ai commencé : "C'est la lutte finale !" et je me suis pris une baffe...", se souvient Marcel. Le couple est issu d'une lignée d'ouvriers syndicalistes ou militants communistes peinant à joindre les deux bouts.

Dans leur trois-pièces, sobrement décoré de quelques vitrines de belle vaisselle ou statuettes égyptiennes, les Voindrot peuvent maintenant dire qu'ils ont franchi un barreau de l'échelle sociale. Mais avec beaucoup de travail. Quand ils sont arrivés à Nîmes, en 1970 avec leurs trois enfants, les Montpelliérains étaient encore de gauche, même s'ils estiment avoir été trahis par la CGT lors des grèves de 1968. Elle faisait des ménages au noir et lui était ouvrier dans les chemins de fer la journée et arrondissait ses revenus le soir et les week-ends. Dès 1971, ils ont acheté à Pissevin, dans l'une des nombreuses barres d'immeubles du quartier alors promu par la mairie pour les fonctionnaires et les ouvriers. "Le quartier était 100 % européen, affirme le mari, dont on devine sans peine l'imposante stature passée. Aujourd'hui, lorsqu'un appartement se vide, "ils" emménagent. "Ils" ont commencé à être partout il y a vingt ans et aujourd'hui c'est invivable." Voilà en partie pourquoi le couple a voté, puis adhéré au Front national.

L'une des huit petits-enfants des Voindrot a habité chez eux lorsqu'elle a eu des problèmes avec sa mère. Jolie petite blonde de 14 ans, elle a vite attiré des garçons du quartier, "trois NA, pour Nord-Africains, on n'a plus le droit de dire Arabes", siffle Marcel. En plein après-midi, ils l'ont kidnappée. Elle s'en est sortie, mais n'a plus pu fréquenter le collège de la ZUP. "Même les professeurs m'ont dit qu'elle n'aurait jamais dû y aller !" s'emporte la grand-mère, encore tremblante à l'idée évoquée.

Le 21 avril 2002, ils ont jubilé. Se redressant dans son fauteuil en cuir, Marcel livre son rêve : "Le Pen président et Pasqua premier ministre. Juste un an. Pour fermer les frontières et faire passer les Français d'abord." Même s'ils apprécient les mesures Sarkozy contre le rassemblement dans l'entrée des immeubles - "On ne pouvait même plus passer !" - ou le renforcement de la répression depuis un an, les Voindrot en ont assez de leurs luttes quotidiennes. "On ne met plus de bijoux, les jeunes ne s'habillent plus...", égrène Simone. Alors, vendredi 18 avril, ils devaient faire visiter l'appartement pour une éventuelle vente. Mais leur logement a perdu beaucoup de valeur, certains quatre pièces de la barre sont même partis à 18 000 euros. Les Voindrot assurent qu'ils vendront à n'importe qui, pourvu que le prix soit raisonnable.

Eux aussi ont voté pour Jean-Marie Le Pen.

 

Jean-Paul Besset, Cécile Bontron, Bertrand Bissuel, Sophie Landrin et Jean-Pierre Tenoux

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 22.04.03

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