L'homme de gauche est mal parti
Par Michel Houellebecq
Publié le 06 janvier 2003
L'année
2002 restera marquée par l'accès, longtemps attendu, de
la pensée de Philippe Muray à une audience élargie.
Non que ces épais volumes gris bleu, aux titres dissuasifs, aient
vraiment entraîné l'adhésion des foules; mais enfin
il s'est vu cité, et parfois interviewé, par de nombreux
hebdomadaires de large diffusion; on peut dorénavant à
peu près suivre les prises de position de Philippe Muray sans
avoir à sortir à chaque fois de son Relay; c'est un progrès
considérable. S'il faut absolument parler de la modernité
(ce dont il m'arrive de douter), autant partir des livres de Philippe
Muray, ce sera plus agréable et plus instructif qu'aux temps
où il fallait se coltiner Baudrillard et Bourdieu (ces exemples,
j'en conviens, sont un peu caricaturaux).
Considérons Philippe Muray comme une machine, dans laquelle on
introduit des faits (parfois réels, souvent médiatisés),
et dont il ressort des interprétations. Ces interprétations
sont guidées par une théorie cohérente, celle de
la montée en puissance d'une terreur molle, d'un type nouveau,
dont il a synthétisé l'essence par quelques formules brillantes
et définitives (l'"hyperfestif", l'"envie de pénal",
et surtout la tolérance "qui ne tolère plus rien
auprès d'elle-même"). Cette théorie, désormais
classique, doit à mon sens faire partie du bagage de tout homme
cultivé.
L'année 2002 restera, aussi, celle où la machine Muray
a, pour la première fois, connu quelques ratés. Son fonctionnement,
pourtant, n'est nullement en cause; on peut même dire qu'il n'a
jamais été aussi brillant. Sa magnifique description,
par exemple, de la quinzaine anti-Le Pen qui a égayé la
France en avril-mai 2002 est sans doute un de ses plus beaux textes.
Toutes ses qualités s'y montrent à plein : ampleur de
vues, sens historique, précision dans le détail, et surtout
ce coup d'oeil prodigieux qui lui permet, au coeur des détails,
de choisir le plus significatif, celui qui va d'emblée au coeur
du problème (en l'occurrence, la pancarte : "Non aux méchants"
brandie par la petite fille). Ma thèse en réalité
est que ce n'est pas Philippe Muray qui va de travers, mais le monde
; que le monde, autour de lui, commence à produire quelques phénomènes
aberrants, dont on ne peut assurer qu'ils soient non Muray-interprétables,
mais qui sont au moins Muray-ambivalents ; qu'en somme la bonne pensée
unique et la terreur molle qui en procède commencent à
laisser entendre de légers craquements.
Commençons par la sinistre affaire Rose Bonbon. Philippe Muray
(interrogé il est vrai "à chaud" par le Figaro-Magazine)
y a vu une répétition de la fastidieuse pantomime du censuré
et du censeur (qui se termine classiquement par la ridicule déroute
du censeur). Les faits d'ailleurs semblent pour cette fois lui avoir
donné raison ; je rappellerai quand même que l'affaire
a été tangente, et qu'elle ne s'est conclue que par l'intervention
de Nicolas Sarkozy, prenant conscience du chiendent qu'il y a, dans
la perspective d'un destin présidentiel, à rester associé
au "retour de l'ordre moral". L'Enfant Bleu a perdu, mais
dans des conditions qui lui laissent augurer une prochaine victoire.
La vérité de cette affaire est que la croisade antipédophile,
ivre de ses succès, ne se connaît plus aucune limite, même
plus le respect de la présomption d'innocence, et en tout cas
certainement pas celui de la "liberté d'expression du romancier".
On a même entendu des argumentations hallucinantes, selon lesquelles
Jones-Gorlin, en sa qualité de romancier, était doublement
coupable, puisqu'on ne pouvait même pas lui faire crédit
de l'authenticité du témoignage. Je n'exagère pas
: cela s'est dit, et écrit, par des gens ayant responsabilité
associative.
Or les tenants de la bonne pensée unique se trouvent ici dans
une position bien douloureuse. Car s'ils aiment les créateurs
qui dérangent, ils aiment également, et d'un amour aussi
sincère, les tout petits enfants. Nous assistons en d'autres
termes au développement d'une contradiction au sein de la bonne
pensée unique (que j'appellerai dans la suite de ce texte, par
convention de langage, la gauche).
Mon propre procès, au premier regard, semble moins captivant
; car je suis un mâle occidental, donc une espèce de beauf
; en ce sens, mes positions n'ont rien que de très logique. L'ingénieux
critique Pierre Assouline a même découvert que j'avais
de tout temps été animé par une haine obsessionnelle
des Arabes ; que c'était là, contrairement aux apparences,
le vrai sujet de Plateforme, et peut-être de tous mes livres.
Je me demande vraiment ce qui m'a retenu de faire un procès à
ce minable ; sans doute faudrait-il que je travaille mon envie de pénal.
Au-delà de mon cas personnel, pourtant, tout observateur attentif
percevra qu'il va y avoir, rapidement, des problèmes. Que, sans
cesser de pourchasser l'islamophobe, l'homme de gauche va devoir continuer
à soutenir Taslima Nasreen (qui de son côté va gaiement
répétant que la stupidité et la cruauté
ne sont pas des dérives monstrueuses de l'islam, mais font partie
de sa nature intrinsèque) ; considérons aussi que de tels
exemples vont probablement se multiplier, sans compter la racaille de
banlieue qui vire antisémite, et tous les autres soucis.
Il faudrait évoquer ici ces rats de laboratoire, soumis par des
éthologues sans coeur à d'incessants stimuli contradictoires.
Je ne me souviens plus exactement de ce qui leur arrive ; mais, de toute
façon, rien de bien réjouissant. En un mot comme un cent,
je le confirme : l'homme de gauche est mal parti.
L'épisode le plus significatif, et sans doute le plus lourd de
conséquences, de la période qui s'ouvre, est sans doute
l'affaire des nouveaux réactionnaires, déjà abondamment
relatée par les gazettes. L'ouvrage, c'est le moins qu'on puisse
dire, n'a guère été loué. En sa qualité
de flic en chef, Edwy Plenel se devait de couvrir son subordonné
; il s'en est acquitté avec conscience, quoique sans enthousiasme
; peut-être sentait-il déjà que l'affaire était
mal engagée. La plupart des journalistes en effet semblent avoir
considéré avec réticence ce fastidieux exercice
de name dropping ; il leur a semblé bien long, malgré
ses 96 pages (ceci à comparer, une fois de plus, à la
délectation sensible avec laquelle ils citent le moindre petit
extrait des pavés de Philippe Muray).
Tout cela n'était pas encore vraiment alarmant ; qu'un homme
de gauche écrive un livre insipide, rien d'anormal, c'est même
plutôt dans l'ordre ; mais ce qui s'avéra plus grave, nettement
plus grave, fut la réaction des accusés. L'infortuné
Lindenberg s'imaginait sans doute qu'ils allaient se disperser comme
des petites souris, jurant que jamais eux, les autres peut-être,
mais eux, non, oh ! quel méchant procès. Loin de là,
que vit-on ? Finkielkraut se mit carrément en colère,
qualifiant tour à tour l'ouvrage de "stupide" et d'"ignoble".
D'humeur plus espiègle, Taguieff salua l'apparition du "premier
pamphlet mou", issu des rangs de l'"extrême-centre".
Les deux, plus quelques autres, rédigèrent sans tarder
un Manifeste pour une pensée libre. Ce n'est donc pas spécialement
la honte, ni la terreur d'être démasqué, qui se
peignit dans leurs regards coupables ; mais plutôt un léger
pétillement de satisfaction à l'annonce de la reprise
des hostilités.
Fait encore plus significatif, ce sont surtout leurs adversaires qui
ont dénoncé l'a algame, alors qu'eux-mêmes semblaient
plutôt sa isfaits d'être ainsi amalgamés (à
titre personnel, je confirme : appartenir à une liste qui compte
Finkielkraut, Taguieff, Christopher Lasch, Muray et Dantec a tout pour
me réjouir - je connais moins les autres, mais ça me donnerait
plutôt envie de les lire). Les choses en sont venues à
ce point que ces mêmes adversaires les ont hâtivement absous
de l'odieux qualificatif, dans la crainte tardive qu'ils n'en viennent
à le revendiquer.
Las, le mal était fait, et le ver dans le fruit. Infortuné
Lindenberg, les mutations les plus décisives ont parfois pour
catalyseur les incidents les plus minimes. Rappelons qu'il y a quelques
mois, les "nouveaux réactionnaires" étaient
si faibles, si fantomatiques et surtout si mal organisés qu'ils
n'avaient même pas été capables de mettre sur pied
un soutien correct à la candidature de Jean-Pierre Chevènement.
Ce mince opuscule aura eu pour effet de resserrer leurs rangs, de leur
faire prendre conscience qu'ils avaient de leur côté l'intelligence
et le talent, et d'en faire sans qu'ils l'aient cherché la première
force intellectuelle du pays. Voilà qui est supérieurement
joué, camarade Rosanvallon ; vous allez recevoir des félicitations,
au prochain forum de Davos.
Maintenant qu'il est établi que nous sommes les meilleurs, nous
allons enfin pouvoir étaler l'ampleur de nos désunions
devant un public ravi de la qualité de l'échange. Dans
mon agenda personnel, je prévois déjà un débat
avec Philippe Muray sur les bienfaits du tourisme de masse ; un autre
avec Dantec sur les perspectives du clonage reproductif humain ; une
sorte de colloque général sur le monothéisme, et
peut-être un autre sur la prostitution (les deux sujets ayant
au moins ceci de commun que tout le monde a quelque chose à en
dire). Autant vous le dire tout de suite : en 2003, ça va pulser
grave ; ça va vous changer de la Fondation Saint-Simon.
Reste à trouver un sponsor, et c'est avec un peu d'émotion
que je me tourne vers vous, aimables réactionnaires classiques,
nobles gardiens de la maison ancienne. En ce temps de Noël, réjouissez-vous,
car l'éternel vous a suscité une postérité
abondante. C'est sans doute avec un peu d'inquiétude que vous
avez assisté à un afflux si massif sur vos côtes
naguère paisibles ; d'autant que les précédentes
occurrences du nouveau (nouveau roman, nouveaux philosophes) avaient
de quoi susciter une suspicion légitime sur la qualité
de cette immigration. Rassurez-vous : ils sont intelligents, travailleurs
et au fait de vos coutumes ; ils sauront s'adapter. Nous saurons conserver
le meilleur de votre tradition ; nous maintiendrons. Nous saurons, aussi,
procéder aux ajustements indispensables à l'entrée
dans le troisième millénaire. Détendez-vous, kids,
on prend l'affaire en main ; vous apercevez le bout du tunnel. Je n'ai
pas besoin de vous vanter nos intellectuels, vous les connaissez déjà
un peu. Vous savez que vous disposez en Finkielkraut et Taguieff de
recrues redoutables, capables de pulvériser n'importe quelle
deuxième gauche, s'il s'en présente. Le cas des romanciers,
j'en conviens, est plus épineux. Passons rapidement, si vous
le voulez bien, sur la question des moeurs (drogue, partouzes). Vous
en avez déjà assimilé bien d'autres, et qui ne
valaient guère mieux. Mais qui peut, aujourd'hui, prévoir
ce que pensera Maurice Dantec dans cinq ans ? Il semble en ce moment
se nourrir de bons auteurs (Revel, de Maistre) ; mais le projet de fond
reste une synthèse entre le catholicisme et Nietzsche. Projet
impossible, et de ce fait inquiétant, car s'il peut avoir d'intéressants
à-côtés (production de chefs-d'oeuvre), il n'offre
aucune vraie garantie de fiabilité idéologique. Mon propre
cas, je l'admets, et compte tenu des auteurs que j'aime à citer
(Schopenhauer, Auguste Comte, Wittgenstein quand je suis de bonne humeur),
est à peine moins problématique.
Eh bien, comment dire ? Il vous faudra prendre sur vous. Couvrir d'un
voile compatissant ou narquois les errances idéologiques ; faire
un effort pour vous concentrer uniquement sur l'aspect littéraire
des textes. Vous pouvez le faire ; vous l'avez déjà fait,
votre passé glorieux en témoigne. Ne craignez rien ; je
sens que vous êtes déjà en train d'y parvenir.