LES INCONNUES DE L'ISLAM
Par Alain Besançon
[Le Figaro 03 mai 2003]
Depuis soixante ans, les musulmans qui, dans le monde, ont repris leur
indépendance (...) se sont installés en nombre en Europe.
Ils sont proportionnellement deux fois plus nombreux en France qu'en
Allemagne et qu'en Angleterre. Or ce fait, l'un des plus importants
de l'histoire de France, se trouve enveloppé de brouillard.
-L'inconnue est démographique. Des dispositions légales
anciennes interdisent de procéder à un recensement religieux.
Si bien que l'évaluation varie énormément. Des
démographes éminents (Dupâquier, Tribalat) proposent
quatre à cinq millions(huit pour cent de la population peut-être
vingt vers 2 020). On cite des chiffres nettement plus importants. Mais
ils sont globaux et ne permettent pas une analyse fine. Il n'existe
pas de cartes précises de l'islam en France, comme il existe
des cartes de la pratique catholique ou protestante. Nous n'avons pas
de pyramides des âges, permettant par exemple de connaître
la population d'âge scolaire, etc.
-L'inconnue est politique. Les élus savent aujourd'hui qu'il
n'est plus possible de solliciter les suffrages sans tenir compte du
poids électoral des citoyens français musulmans. Ils savent
à peu près de quel côté de l'éventail
électoral ils se situent et quelles sont leurs préoccupations
spécifiques. C'est de bonne règle démocratique.
De son côté l'Etat cherche, pour traiter avec l'islam,
un interlocuteur visible et stable, comme il a l'habitude d'en avoir
depuis deux siècles quand il a affaire aux catholiques, aux protestants
et aux juifs.
Les élections à ces nouveaux organes représentatifs
viennent d'avoir lieu : elles ont donné un tiers des suffrages
à des organismes religieux qui se réclament de la mouvance
algérienne, un tiers, de la mouvance marocaine, un tiers des
Frères musulmans et d'un islam plus militant. Que représentent
vraiment ces trois tendances, comment se situent-elles par rapport aux
traditions et aux normes de la République française, comment
en particulier envisagent-elles la laïcité, il est trop
tôt pour le dire, et le tableau change sans cesse.
Le tableau change avec le rapport des forces, avec l'accroissement
démographique. Il change avec la montée des musulmans
dans la société française. Le lycée, l'Université,
les grandes écoles, les facultés de médecine et
de droit récompensent leurs talents, leur mérite, leur
travail et contribuent à leur ascension sociale régulière.
Il change aussi avec l'accumulation d'une population qui est incapable,
pour des raisons objectives ou subjectives, de participer à cette
ascension régulière, par laquelle ont passé toutes
les vagues d'émigration qui ont peuplé ou repeuplé
notre pays. Ce sont les fameuses «banlieues», les fameux
«quartiers sensibles», les bandes de «jeunes»
et autres euphémismes par lesquels nos médias imposent
un voile et une censure sur le phénomène. Phénomène
grave, certes, et qui pèse sur la vie de millions de Français,
exaspérés à la fois par le fait et par le tabou
qui le protège. Mais à terme on peut penser qu'il est
moins important que le premier, à savoir la constitution aux
étages moyens et supérieurs de la société
française d'une couche musulmane nombreuse et consciente d'elle-même.
Ce n'est pas le «jeune» enkysté dans sa banlieue
qui modifiera l'esprit de notre civilisation, mais plus probablement
le chirurgien, le professeur, le polytechnicien, l'entrepreneur qui
prendra au sérieux sa qualité de musulman. C'est d'ailleurs
la perspective du président de SOS-Racisme, Malek Boutih.
-L'inconnue est religieuse, et c'est la plus grave.
Elle porte sur l'évolution de la pratique musulmane. Mais la
pratique, pas plus que dans le christianisme, ne se juge sur un seul
critère. Il y a la profession de foi, les «cinq piliers»
(prière, jeûne, aumône, pèlerinage, djihad),
eux-mêmes objets d'une casuistique compliquée ; les interdits
alimentaires, la circoncision, le foulard, l'interdiction d'épouser
une musulmane sinon en se convertissant à l'islam, l'interdiction
de changer de religion, tout un système de moeurs, bref une civilisation.
Nous ne savons pas combien de musulmans pratiquent leur religion en
France. Certaines études, en se fondant sur les critères
les plus simples (prière, jeûne du ramadan), proposent
10 à 20%. N'imaginons pas une coupure tranchée entre un
«bon» islam, tolérant, doux, etc., et un autre islam
radical et révolutionnaire : l'islam présente sous sa
diversité un continuum et une unité. Nous ne savons pas
si la société démocratique pluraliste va ou non
digérer l'islam comme elle semble digérer le christianisme.
Nous pouvons conjecturer plutôt une évolution en V, c'est-à-dire
un effacement à la première ou deuxième génération
et un resurgissement à la troisième. Les temps semblent
propices à cette hypothèse.
Le monde chrétien et particulièrement son clergé
ignorent ce qu'est l'islam. La plupart des ouvrages que l'on vend dans
les librairies catholiques présentent cette religion sous les
dehors les plus aimables, sous les traits les plus semblables au christianisme
et souvent plus favorables que ceux qui sont attribués au judaïsme.
Dans leur désir de prévenir les heurts, dans leur peur
qu'ils puissent avoir des ennemis, les auteurs emploient couramment
des expressions aussi équivoques que «les trois religions
abrahamiques», aussi à contresens que les «trois
religions du livre», aussi vagues que «les trois monothéismes».
Il serait plus clair et plus exact de bien faire comprendre aux fidèles
qu'il n'existe que deux religions de la Bible et une religion autre,
à bien des égards opposée, celle du Coran. Ou bien
on n'ose pas, ou bien on ne voit pas la différence. Cela favorise
un courant significatif de conversion en direction de l'islam.
-L'inconnue, enfin, porte sur l'avenir et sur les solutions à
apporter à cet immense défi historique. Il n'est pas sûr
qu'il y en ait. Il existe en effet des problèmes sans solution.
Malgré des progrès considérables, le problème
noir aux Etats-Unis subsiste toujours, en dépit de la circonstance
favorable que les Noirs sont généralement chrétiens
et patriotes américains depuis toujours. En Israël, la cohabitation
a tourné à la guerre larvée. L'histoire ne présente
en fait de solution que des expulsions massives de musulmans hors d'Espagne
ou des Balkans, des chrétiens hors de Turquie et du Moyen-Orient.
Personne ne songe en France, et l'on s'en félicite, à
de pareilles expulsions. Mais ce n'est pas une raison pour compter aveuglément
sur l'alternative salvatrice de «l'intégration».
On comprend qu'il soit urgent de mettre fin aux zones de «non-droit»,
d'essayer de socialiser les noyaux rebelles, de tenter de développer
en eux un minimum de loyalisme envers leur nouvelle patrie et envers
ses lois. A supposer qu'on y parvienne, le problème se reposera
un peu plus haut. Car l'intégration n'est pas l'assimilation,
et celle-ci suppose soit un changement de religion, soit une dissolution
de la religion. Ni l'une ni l'autre ne sont probables. Au vu de l'expérience
historique, l'intégration est une utopie.
Que faire ? Au moins tout faire pour connaître l'islam et le
faire connaître. Il n'est pas admissible que, par peur, ou au
nom d'un «antiracisme» perverti, on continue de se cacher
sous les euphémismes et la rétention d'information, ou
de noyer le problème dans l'humanitarisme et l'oecuménisme
à sens unique. Ou encore qu'on déflecte sur «la
France» entière des actes antisémites quand ils
ne sont dus qu'aux musulmans. Il n'est pas admissible que cette question
oriente subrepticement notre politique extérieure. La reconstitution
soudaine, lors de la guerre avec l'Irak, d'une sorte de France algérienne,
d'une France de Dunkerque à Tamanrasset, ne peut être justifiée
par la crainte non exprimée de troubles intérieurs. Ou
alors qu'on le dise. Tout ce qui peut éclairer le citoyen et
lui faire prendre conscience est bienvenu. C'est ce qui me rend a priori
sympathique l'idée d'une représentation institutionnelle.
Et peut-être même le port du foulard dans l'école.