La faute
par Pascal Bruckner, André Glucksmann et Romain Goupil
Le
Monde 15 avril 2003
Quelle
joie de voir le peuple irakien en liesse fêter sa libération
et... ses libérateurs ! Il y a quelques mois, la France prétendait
canaliser les ardeurs belliqueuses des Etats- Unis dans la "légalité"
onusienne. Malheureusement, l'opposition à la guerre a dégénéré
en opposition systématique à Washington. A tort ou à
raison, nos dirigeants donnèrent le sentiment de protéger
Saddam, en s'obstinant dans une partie de bras de fer avec les alliés
anglo-saxons.
L'amitié
fit place à une hostilité ouverte, malgré les sourires
diplomatiques et les dénégations valant aveu : "Les
Américains ne sont pas nos ennemis".... Par son intransigeance
et la promesse d'un veto "quelles que soient les circonstances",
notre pays a divisé l'Europe, paralysé l'OTAN et l'ONU,
anéanti les possibilités non militaires de faire céder,
par un ultimatum commun et précis, la dictature irakienne. Loin
d'éviter la guerre, le "parti de la paix" l'a précipitée
en jouant Astérix contre l'Oncle Sam. La France s'est mise hors
jeu, ridiculisée. On ne dirige pas une grande nation en s'enivrant
de succès médiatiques et de joutes oratoires. A cet égard,
Tony Blair, qui prit le risque d'affronter son électorat tout
en restant fidèle à ses convictions, s'est révélé
un véritable chef d'Etat.
La ligne de conduite
élyséenne s'est reflétée dans l'opinion
publique. Il faudra raconter un jour l'hystérie, l'intoxication
collective qui ont frappé l'Hexagone depuis des mois, l'angoisse
de l'Apocalypse qui a saisi nos meilleurs esprits, l'ambiance quasi
soviétique qui a soudé 90 % de la popula- tion dans le
triomphe d'une pensée monolithique, allergique à la moindre
contestation. Il faudra étudier la couverture partisane de la
guerre par les médias - lesquels, à de rares exceptions
près, furent moins objectifs que militants, minimisant les horreurs
de la tyrannie baasiste pour mieux accabler l'expédition anglo-américaine,
coupable de tous les crimes, toutes les fautes, tous les malheurs de
la région.
Pendant des semaines,
Télé Bagdad a envahi nos cervelles et nos petites lucarnes,
au point que les très rares dissidents irakiens invités
devaient s'excuser d'exister et qu'un chanteur français, dans
un geste d'une rare obscénité, quitta le plateau d'une
émission de variétés sur FR3 à l'arrivée
de Saad Salam, cinéaste et opposant irakien. Il faudra expliquer
pourquoi la minorité kurde fut, durant cette période,
interdite de manifester quand les nervis de Saddam paradaient sur nos
boulevards en brandissant ses portraits, hurlant des slogans a sa gloire,
allant jusqu'à lyncher le poète en exil Salah Al-Hamdani.
Il faudra analyser cette proportion alarmante de Français (33
%) qui, ne souhaitant pas la victoire de la coalition, se prononçaient
de facto pour celle de Saddam Hussein.
Force est de constater
que l'antiaméricanisme n'est pas un accident de l'actualité
ou la simple réticence face à l'administration de Washington,
mais le credo d'une politique qui soude les uns avec les autres, en
dépit de leurs divergences, le Front national et les Verts, les
socialistes et les conservateurs, les communistes, les souverainistes...
A droite comme à gauche, ils sont rares ceux qui n'ont pas cédé
à ce "nationalisme des imbéciles" qui
est toujours un symptôme de ressentiment et de déclin.
On s'est plu, ces
derniers temps, à opposer l'intelligence française à
l'étroitesse d'esprit américaine, et la sagesse de la
vieille Europe à la folie du Nouveau Monde conduit par "Ubush
roi". Résultat : l'une des plus effroyables dictatures
du Moyen-Orient est tombée, la France n'a en rien contribué
à sa chute.
Au contraire, elle
fit tout pour la retarder. Quand Bagdad danse, Paris fait grise mine.
Tandis que certains intellectuels et politiques expriment publiquement
leur désarroi, voire leur "nausée" face
à la victoire anglo-saxonne, l'hebdomadaire Marianne titre
"La catastrophe" le jour où Bagdad goûte
les premières heures de sa délivrance. Il faut s'y faire
: il existera toujours dans nos démocraties une portion importante
de citoyens que la chute d'une dictature désespère. La
patrie des droits de l'homme n'aime peut-être pas autant la liberté
qu'elle le prétend et l'affiche. De Jean-Marie Le Pen à
Jean-Pierre Chevènement, Saddam Hussein comptait chez nous de
nombreux camarades, pudiquement rebaptisés "amis du peuple
irakien". La République va-t-elle instaurer, avec Berlin
et Moscou, une journée de deuil national pour pleurer la disparition
du raïs ?
La deuxième
guerre du Golfe est un formidable révélateur. Recrudescence
de l'antisémitisme et de la haine ethnique, crise économique
et sociale, profanation d'un cimetière militaire britannique,
passage à tabac des Juifs et des opposants irakiens lors des
grandes marches "pacifistes", alliance à revers avec
le peu ragoûtant Vladimir Poutine massacreur de Tchétchènes,
réception du despote africain Robert Mugabe à Paris, insultes
publiques adressées aux pays d'Europe de l'Est coupables de ne
pas nous obéir au doigt et à l'il, notre grande
nation n'est pas en train d'écrire une de ses pages les plus
glorieuses.
L'avenir de l'Irak
libéré reste hautement problématique, et la pacification
est loin d'être assurée. Il n'est pas certain que Washington
ait le triomphe modeste, ni que la conquête militaire soit magiquement
couronnée par la concorde des curs et des esprits. Rien
n'assure que le gouvernement Bush s'attelle au règlement de la
question palestinienne malgré ses promesses, rien ne garantit
que la paix l'emporte au Moyen-Orient. Mais, par ses choix, Paris s'est
condamné a n'avoir qu'un rôle marginal dans cette région
du monde. L'histoire continue, la France n'en fait-elle plus partie
?
Le Monde
ARTICLE PARU DANS
L'EDITION DU 15.04.03