Quand la République cède à l’antisémitisme
par Michèle Tribalat (chercheur à l’Ined)
Valeurs Actuelles du 6 juin 2003
La bouffée d'antisémitisme qu'a connue la France ces
derniers temps a plongé les juifs dans un désarroi profond.
Car à la haine s'est ajouté l'abandon de ce pays, à
la fois de son opinion publique, de ses médias et de ses politiques.
Abandon général en rase campagne. La souffrance et l'insécurité
nouvelle dont ils étaient l'objet ont été banalisées,
et souvent déniées. Comme le sentiment d'insécurité
a été utilisé pour rejeter toute réalité
de la dégradation de la sûreté, on a expliqué
l'alarme des juifs par un repli communautaire : les juifs, repliés
sur eux-mêmes, vivraient le monde extérieur sur le mode
de l'agression, alors qu'ils seraient victimes, comme d'autres, d'incivilités
et d'actes de violence.
La reconnaissance de la dégradation profonde de la condition
des juifs en France a été à la fois tardive et
incomplète. Les réactions publiques ont trop souvent cédé
à la tentation de mise en symétrie avec les déboires
des populations arabo-musulmanes en France. Tous les discours sur la
réprobation de l'antisémitisme se sont accompagnés
d'une réprobation conjointe du racisme, dont on sait qu'en France
il vise tout particulièrement les populations d'origine maghrébine.
La publication récente des chiffres de la commission consultative
des droits de l'homme en a fourni un exemple éclairant.
L’année 2002 a été en fait marquée
par deux événements : une flambée d'antisémitisme
et une recrudescence du racisme à l'encontre des "Maghrébins"
à laquelle la Corse a fourni une contribution majeure. Ces deux
événements doivent être analysés séparément.
Les juifs ne sont pas d'implantation récente. Ils ne sont pas
l'objet d'un rejet du même type que celui qui touche les populations
d'origine maghrébine. Et ce sont précisément parmi
ces dernières venues que se recrutent les nouveaux antisémites.
Traiter de concert antisémitisme et racisme revient à
ravaler les juifs au rang d'immigrants alors qu'ils font depuis longtemps
pleinement partie de la nation française. Cela revient aussi
à noyer le poisson en considérant juifs et"Maghrébins"
comme victimes d'un agresseur commun et extérieur : celui qui
ne tolère pas les nouveaux venus. C'est d'ailleurs ce qu'a laissé
entendre Nicolas Sarkozy dans son discours du 19 avril aux militants
de l'UOIF (Union des organisations islamiques de France) : “
Celui qui n'aime pas les Arabes a le même visage que celui qui
n'aime pas les juifs : le visage de l'intolérance, de la bêtise
et de la haine. ” La mise en symétrie dénote
un refus obstiné de qualifier les auteurs d' agressions ou d'insultes
antisémites. Elle déresponsabilise complètement
les jeunes d'origine maghrébine qui cultivent la haine des juifs.
Une autre figure rhétorique pour traiter de l'antisémitisme
consiste à présenter les faits comme résultant
d'affrontements communautaires, comme on parlerait des affrontements
au Cachemire. L’importation du conflit israélo-palestinien
en France favorise cette dérive. C'est un déni de justice
puisque si les attentats contre les synagogues ont été
très majoritairement le fait de jeunes d'origine maghrébine,
les attentats récents contre des mosquées (incendies,
dégradations, tags, etc) n'ont pas été le fait
des juifs. Ce report malhonnête de la responsabilité sur
les victimes est vécu comme un déni, une lâcheté,
un abandon par les juifs de France.
Comment en sommes-nous arrivés là ? C'est ce à
quoi Shmuel Trigano nous invite à réfléchir dans
un livre courageux, la Démission de la République,
juifs et musulmans en France, publié aux Puf.
Il faut remonter à l'effondrement historique de "l'espérance
socialiste" de 1983. C'est l'histoire d'un parti privé de
son socle idéologique, qui ne se résigne pas à
mourir et se reconvertit dans la morale humanitaire; Mitterrand imagine
alors de ressusciter un front antifasciste. Il fallait que la cause
soit grandiose et l'ennemi effrayant. Le Pen jouera à merveille
le rôle de l'ennemi effrayant, incarnation du péril nazi.
La cause immigrée, pour devenir grandiose, sera chargée
de la mémoire de la Shoah. Des juifs et notamment l'Union des
étudiants juifs de France (UEJF) ont alors prêté
la main, authentifiant la réalité de la menace et le transfert
aux arabo-musu1mans du “ symbole de leur identité historique
”. Le slogan de SOS-Racisme, dont l'UEJF fut un fondateur
- "Juifs = immigrés" - en témoigne. La judéité
est alors devenue un concept transposable à d'autres et la Shoah
un symbole partageab1e. Et les juifs furent ravalés à
la condition d'immigré : “ Devenu un archétype,
il devenait plus immigré que les immigrés. ”
Cette analogie ma1heureuse, à laquelle des juifs ont prêté
la main, allait s'avérer riche de possibilités. On pouvait
désormais parler des juifs pour viser l'objet réel de
l'inquiétude des Français. Les juifs étaient condamnés
à un compagnonnage inferna1 qui permettait à la fois d'éviter
de parler des problèmes posés par la présence de
populations arabo- musulmanes ou d'en parler par camouflage.
C'est ainsi que la question du voile islamique a, dès l'origine,
voisiné avec celle de la kippa. La reconversion idéologique
de la gauche dans la morale humanitaire a opéré une transmutation
de la lutte des classes aux ensembles culturels, délégitimant
ainsi l'idée d'une culture commune et d'une identité nationale.
La culture française fait figure de dominant face aux nouvelles
cultures qu'il s'agit de défendre quoi qu'elles promeuvent.
Si l'on ajoute à cela le fait que Le Pen se soit fait le chantre
de la culture française et de l'identité nationale, on
comprend l'interdit qui pèse sur cette question. Le droit à
l'authenticité culturelle ruine l'idée que les nouveaux
venus ont des efforts et des sacrifices à faire pour s'intégrer
pleinement à la nation. Pour Shmuel Trigano, le refus de regarder
en face les problèmes que posait l'arrivée sur notre sol
des populations arabo-musulmanes et d'établir des exigences a
laissé croire que la France était un tissu de communautés
disparates dont la musulmane n'était qu'une parmi d'autres.
La dégradation de la politique en morale humanitaire et l'exaltation
victimaire qui l'a accompagnée ont déresponsabilisé
les populations d'origine maghrébine élevées au
rang de victimes absolues. La politique s'est réduite à
la fusion avec le camp du bien. “L’innocentement et
la déresponsabilisation massive de l'islam et de la communauté
arabo-musulmane après les attentats du 11 septembre et le développement
du terrorisme islamiste, écrit Trigano, sont allés de
pair avec l'accablement de la communauté juive, chargée
de tous les péchés de la France. On peut définir
cette opération comme une victimisation accusatrice : la désignation
de l'un comme l'archétype de la victime n'est possible qu'au
prix de la culpabilisation d'un autre.” Il n'est que temps
de faire machine arrière.