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La Turquie européenne ?

Par Laurent Zecchini  

 

« LA TURQUIE, par son histoire, et pas seulement par la géographie, et par ses ambitions, est européenne » : combien de chefs d'Etat et de gouvernement parmi les Quinze seraient prêts, aujourd'hui, à reprendre à leur compte l'affirmation de Jacques Chirac lors du sommet européen d'Helsinki, en décembre 1999 ? Et qui, au sein de l'Union, n'envisage pas sans inquiétude la perspective de voir un jour quelque 68 millions de Turcs, à 95 % musulmans, entrer au sein de la "Communauté", où leur pays deviendrait, vers 2010, le plus peuplé de l'Union ? Poser ces questions, c'est y répondre : la vérité est que la Turquie fait peur, et qu'elle embarrasse de plus en plus les Quinze, qui lui ont fait des promesses jugées aujourd'hui inconsidérées par beaucoup.

En décembre, lors du sommet européen de Copenhague, l'Union va accueillir officiellement dix nouveaux Etats membres. L'affaire est entendue, même si, dans bien des capitales, nombreuses sont les Cassandre à s'alarmer des conséquences d'un élargissement bâclé, mal compris, voire redouté des opinions publiques. Cette démission pédagogique des chefs d'Etat et de gouvernement s'illustre dans l'approbation de plus en plus chancelante des Européens en faveur de l'élargissement, en particulier en France. Dans ces conditions, envisager l'entrée de la Turquie dans l'Union, c'est risquer d'augmenter les préventions de l'opinion publique européenne envers la "grande Europe".

La Turquie a-t-elle vocation à en faire partie ? Une telle interrogation revient à poser la délicate question de l'"identité européenne" d'un pays qui se situe à la charnière de l'Europe et de l'Asie. Pour les gouvernements européens, celle-ci est d'autant plus déstabilisante qu'elle ouvre la boîte de Pandore d'un débat, qu'ils n'ont jamais osé aborder franchement, sur les "frontières de l'Europe".

La Turquie, si l'on se rappelle qu'à la mort de Soliman II, en 1566, les frontières de l'Empire ottoman s'étendaient jusqu'au nord de Budapest, englobant la Hongrie, la Moldavie, la Serbie, la Bulgarie et la Grèce, a des racines européennes à faire valoir.

Sauf que l'origine et l'appartenance géographiques, ethniques et culturelles de la pauvre et immense Anatolie sont sans conteste proche-orientales et asiatiques. Européenne, Istanbul l'est en partie, mais probablement pas plus que Moscou. Et si demain la Turquie, après-demain, qui ? Dès lors que la Bulgarie et la Roumanie sont dans la file d'attente, suivies par la Croatie et d'autres pays balkaniques, l'Ukraine, qui piaffe d'impatience pour rejoindre l'UE et l'OTAN, a-t-elle ses chances ? Et quid de la Biélorussie et de la Moldavie ? Si l'on réfute l'idée que l'Union est un "club chrétien" en admettant la Turquie musulmane, le Maroc peut-il revenir à la charge ?

Il ne sera pas répondu à ces questions à Copenhague, mais les Quinze ne pourront cependant éviter d'adresser un signal positif à la Turquie. Lors du sommet européen de Laeken, faisant le bilan des progrès accomplis par Ankara, ils avaient imprudemment souligné que "la perspective de l'ouverture de négociations d'adhésion avec la Turquie s'est rapprochée". Les Turcs ont habilement exploité leur avantage : avec une célérité que nul ne soupçonnait, ils ont adopté trois réformes, importantes et symboliques, sur lesquelles les Européens avaient insisté : l'abolition de la peine de mort; la suppression de l'état d'urgence en vigueur dans plusieurs provinces; l'ouverture de l'enseignement aux langues minoritaires, en particulier le kurde.

La Commission européenne s'est livrée à un exercice d'apaisement dans son rapport sur l'élargissement, consistant à saluer ces progrès et à mettre l'accent sur les graves carences en matière de démocratie et de droits de l'homme (la torture reste couramment pratiquée et, via le Conseil national de sécurité, c'est l'armée qui continue d'exercer la réalité du pouvoir), sans se prononcer sur le calendrier de la candidature d'Ankara. En prévision de l'échéance électorale turque du 3 novembre, il fallait à la fois conforter le camp europhile sans se lier davantage les mains par une date d'ouverture des négociations d'adhésion, et ne pas donner des prétextes au puissant lobby nationaliste et militaire, hostile à l'entrée dans l'Union.

Si les Quinze se contentent de temporiser, par exemple en proposant à Ankara une simple "clause de rendez-vous" afin de fixer une date de négociations, sur la base d'une nouvelle évaluation politique, la réaction de la Turquie risque d'être brutale. D'ores et déjà, Ankara tient la dragée haute aux Quinze sur deux dossiers : la division de Chypre, et la conclusion des "arrangements permanents" entre l'Union européenne et l'Alliance atlantique, qui sont indispensables à la défense européenne.

 

LE PROBLÈME DE CHYPRE

Si Chypre entre divisée au sein de l'Union, les Quinze n'éviteront pas une crise ouverte avec la Turquie. Celle-ci a annoncé qu'elle procédera à une annexion militaire de la partie nord (turque) de Chypre. En pratique, ce plan est déjà réalisé, mais, sur le plan diplomatique, une telle proclamation serait lourde de sens : dans la mesure où la communauté internationale n'a jamais reconnu la partition de fait de l'île, cela signifiera qu'un Etat membre de l'Union (Chypre) sera occupé illégalement par une armée étrangère. Les Quinze pourront-ils fermer les yeux ?

Où résident les intérêts à long terme de la Turquie ? A Chypre ou au sein de l'Union européenne ? C'est à cette question que le nouveau gouvernement turc devra répondre. Comme toujours, il sera épaulé par les Etats-Unis. Ceux-ci jouent un jeu compliqué avec Ankara : par souci de "stabiliser" l'Europe, ils souhaitent que la Turquie entre dans l'Union, et multiplient les pressions en ce sens sur les Quinze. Plus soucieux de leurs intérêts stratégiques que de hâter le processus démocratique, ils cajolent l'armée turque, pourtant largement hostile au rapprochement avec l'Union européenne. "Les préventions des Européens contre la Turquie sont aussi motivées par la crainte que celle-ci devienne un jour un "sous-marin" de Washington au sein de l'Union", relève un diplomate européen.

Allié essentiel de l'Amérique au sein de l'OTAN, chef de file de la force de l'ISAF en Afghanistan, la Turquie laïque "est un exemple pour le reste du monde musulman", soulignait, il y a quelques jours, à Bruxelles, Stephen Hadley, adjoint de la conseillère pour la sécurité nationale du président George Bush, Condoleezza Rice. Tête de pont pendant la guerre du Golfe, elle est appelée à jouer de nouveau un rôle majeur en cas d'offensive contre l'Irak. Les pressions américaines vont donc s'accentuer en décembre, puisqu'il est probable que la réunion des Quinze coïncidera avec l'accélération des préparatifs militaires de Washington. A Copenhague, la "question turque" risque de faire de l'ombre au défi historique de l'élargissement.

Laurent Zecchini

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 13.10.02

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