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Depuis six mois sur mon bureau, parmi les trombones, les papiers couverts de ronds de café, les feutres secs et les notes de taxi, traîne la carte de visite d’une Conseillère technique au ministère de l’Intérieur.
Cette magistrate de trente-cinq ans m’a convoqué place Beauvau pour « affaire me concernant ». Non je plaisante, en vérité elle m’a dit à peu près : il paraît que vous avez écrit un livre intéressant sur l’éveil de la violence dans la jeunesse, voudriez-vous me le résumer ?
- Madame, lui ai-je répondu (en voyant sous son coude sa couverture rouge), ce livre est déjà si bref que je crains d’en perdre la substance en resserrant le propos, sans doute vaudrait-il mieux le lire, mais puisque je vois que vous n’en avez pas le temps, voici de quoi il s’agit : j’y montre en somme que l’autorité vient de la meute et non du chef . J’y essaie d’illustrer de surcroît que les enfants réinventent par la violence les hiérarchies dont on les a privés. Je mets les sociétés en garde contre la jeunesse qui a soif d’autorité. Parce que généralement, c’est celle-là qui l’exerce jusqu’au crime.
Mon interlocutrice s’étire vaguement dans l’évidente intention d’abréger l’entretien.
- Certaines réunions de travail, me dit-elle, s’annoncent au Ministère , elles seront suivies d’un dîner avec le Ministre où vous serez convié, rédigeriez-vous un ensemble de suggestions écrites sur ce qu’il conviendrait de faire pour remédier à tout cela ?

Je dis oui, je prends congé de ma magistrate, et je redescends dans la courette de la place Beauvau en songeant que les usages dans le monde administratif ont changé depuis M.de Norpois. Il y a soixante-dix ans même le ministre aurait lu le livre avant d’envoyer quelqu’un décrocher le téléphone.
En rentrant je rassemble quelques idées griffonnées çà et là, et j’envoie au ministère un email dont on me pardonnera le côté « note administrative » . Le voici :

Eléments de réflexion sur l’apparition de la violence chez les jeunes d’âge scolaire et les moyens de la juguler par un « GPS affectif ».

La violence juvénile naît d’une incapacité à percevoir la hiérarchie, la géographie sociale entre 0 et 10 ans.
Cette perception quand elle advient s’apparente fort à la triangulation par GPS (global positioning system) . Pour renoncer à s’illustrer ( c'est-à-dire à se définir) par la violence,un enfant doit trouver sa position, sa place, son rôle dans l’ensemble social . Pour cela un certain nombre d’adultes, trois ou quatre, doivent se comporter avec lui comme les satellites dans le système GPS. Ils doivent envoyer vers lui un signal fort, constant, distant.

Fort : la puissance d’émission doit être suffisante.

Constant : le signal ne doit varier ni dans son intensité ni dans sa position. (éviter les attitudes parentales en dents de scie, les déprimes qui alternent avec les moments d’excitation, la sévérité qui succède au laxisme)

Distant : les signaux doivent être assez éloignés de l’enfant pour qu’il ait l’impression qu’il n’est pas assis sur les genoux de l’autorité. Il faut que l’autorité vienne systématiquement d'en haut (combattre le tutoiement par l’enfant en milieu scolaire et les attitudes qui font de l’adulte le copain de l’enfant – lesquelles sont d’ailleurs propices à toutes les dérives, car on met souvent en avant les abus sur mineurs par personnes ayant autorité, mais on néglige de s’apercevoir que dans la plupart des cas, elles n’en ont aucune)

Les parents ne veulent plus jouer un rôle dominant parce qu’il leur est décrit partout comme illégitime et les enseignants font la même chose.
(Rôle de la publicité, qui décrit actuellement une situation type : l’enfant mâle qui sait tout, sa mère qui l’admire, le père qu’on ne voit jamais. Ou bien une conjuration mère- fille qui s’entend à se moquer du père. Depuis trente ans tout ce qui porte une cravate, tout ce qui rappelle la règle est suspect d’hypocrisie et de paranoïa.).
La seule autorité que l’enfant est amené à rencontrer (dans les milieux où tout le reste a sauté) c’est l’uniforme (y compris celui du chauffeur de bus), et plus tard l’employeur ou le contremaitre - quand ce n’est pas le maton.

Parallèlement la rébellion est partout décrite comme une valeur positive depuis 1968. Téléfilms, débats, tests psychologiques, tout va dans ce sens. (En 1998 le Figaro lui-même lançait une campagne d’affichage à travers la France pour décrire son nouveau lectorat comme ayant explicitement envie de rébellion !).

Ce qui précède décrit la première époque du phénomène en France (1975-95).

Dans une deuxième époque, celle qui nous concerne et nous inquiète, soit de 95 à nos jours, la résistance que demande l’enfant à son milieu , le GPS affectif qui permet de se situer hiérarchiquement et géographiquement, ont été remplacés par un besoin d’inventer, horizontalement, une autorité jamais subie.
L’affrontement entre pairs, entre élèves dans la cour de récréation, permet hélas de définir, par un véritable instinct de meute, des préséances, des hiérarchies, des statuts de dominants et de dominés. C’est l’âge où, dans le pire des cas, la violence devient consubstantielle à la définition de la personne, donc facteur d’équilibre (mais à quel prix pour autrui ?). C’est aussi l’âge où l’on fait les apprentissages les plus redoutables dans la bande : celui de l’intimidation de proximité notamment, qui consiste à menacer de représailles, en groupe, une tête de turc , un ennemi (plus tard un voisin, un vieux, un faible, un handicapé). C’est aussi l’âge où les enfants qui n’ont jamais eu aucun repère trouvent à servir leur communauté, ne fût-ce qu’en portant les messages du chef de bande vers un autre subalterne. Ils trouvent ainsi un statut qui remplace celui qu’ils n’ont pas chez eux. Même les tâches les plus humbles leur en donnent un. La mafia est donc le substitut redoutable de la famille. Quand les mafias se fédèrent on appellent ça des milices, et quand les milices s’organisent elles secrètent parfois des partis.

La lutte impitoyable contre l’intimidation dans les cours d’école devrait pouvoir être justifiée aisément par le fait que c’est la vie sociale future que l’on soigne à titre préventif.

Le jeu vidéo GTA3, et sa suite Vice City les plus gros succès des deux dernières années, , jouent explicitement (dans l’indifférence générale) du désir d’appartenance à un clan mafieux . Le jeune joueur est embarqué en caméra subjective dans une aventure où il doit jouer les snipers, les proxénètes, les piégeurs de voiture, les voleurs, les assassins de piétons, où il intimide ses adversaires, les rackette, etc pour le compte de plusieurs « bosses » qui le félicitent entre chaque manche, et le payent grassement. Ce Monopoly barbare, aussi réaliste qu’un film de cinéma, est en vente partout pour 50 euros.

Une fois que la bande a dérivé vers une véritable mafia locale, tout pouvoir politique ou policier est considéré comme bande rivale. C’est un phénomène psychologique observé à Berlin en 1920. Le discours moralisateur et paternel de l’Institution est alors très mal reçu par le jeune caïd . Il lui conteste la moindre légitimité. Il n’y voit qu’une ruse pour embobiner l’adversaire. Il ne consent pas à se laisser sermonner au nom de la raison, il cherche l’affrontement. Il s’attend donc à ce que l’institution se batte contre lui.
Le jeune caïd cherche à obtenir que les forces de l’ordre (ou les professeurs) y consentent. Il cherche à les attirer sur le terrain de la guerre de meute.

Comment sortir de cela ?

Rétablir les codes dans les classes primaires:

Il faut que l’institution scolaire se substitue à la bande avant l’âge des premiers affrontements, de la première mafia, en donnant à l’enfant ce qu’il souhaite confusément : un rôle actif dans l’école, même humble, mais un rôle à chacun. Il s’agit de renforcer les personnalités naissantes par l’octroi d’ une responsabilité quelconque. L’école de papa avait cette vertu. Dans les communales d’autrefois il y avait un responsable pour tout, dès l’âge de cinq ans. Les « corvées » devaient être assumées tout au long de la scolarité élémentaire par les élèves eux-mêmes afin qu’ils retrouvent souvent l’impression d’être irremplaçables dans le groupe quelle que soit leur tâche. Certains devaient veiller à la fermeture des rideaux, certains rangeaient les craies dans leur étui, etc. Les professeurs avaient souvent des exigences relatives au nombre de lignes entre les titres, ils voulaient que les titres soient en rouge et les sous titres en bleu, etc, ils multipliaient les codes, pourquoi ? Instinctivement , pour fournir à l’enfant en bas-âge le réseau d’obligations qui lui permet d’intégrer le groupe, de trouver sa place . Lorsqu’il donne satisfaction sur un point aussi banal que la présentation de son cahier ou la vérification des craies , l’enfant trouve un apaisement de même nature que le petit porteur de message qui traverse la cour pour le caïd du coin.
Il faut lui permettre de trouver une place dans le groupe avant d’arriver à ce stade.

En d’autres termes, dans les classes élémentaires, il conviendrait de rétablir progressivement tous les codes, mêmes les plus inutiles en apparence, et de procéder de manière empirique, en demandant à des enseignants expérimentaux de fournir leurs conclusions.

Corollaire : rétablir le GPS affectif au sein de l’école, en définissant dans chaque établissement au niveau des classes élémentaires trois figures, trois satellites adultes, programmés pour jouer un rôle , comme au théâtre, et pour assurer la triangulation souvent déficiente dans le milieu familial. (Ne pas oublier de maintenir un équilibre entre le masculin et le féminin dans la définition des « satellites »).
Il faut donc que les directeurs d’établissement primaires désignent implicitement à l’imaginaire de l’enfant trois personnages, correspondant plus ou moins à la structure que les générations précédentes ont déjà connue : le directeur ou la directrice, qui jouent les juges de paix, le surveillant général, qui joue les croquemitaines, et le professeur, qui navigue de l’un à l’autre, qui plaide la cause de l’enfant en cas d’indiscipline, qui menace parfois des foudres du surgé etc. L’essentiel n’étant pas la distribution, le casting, mais le fait qu’il soit fixe , que ces personnages soient aussi définis que ceux des théâtres pour enfants.
(On trouvait un écho tardif, mais encore très efficace, de cette troïka dans les rangs de l’armée autrefois- le général, le colonel et l’adjudant).

Corollaire n°2 : Rompre avec le conformisme dévastateur du tutoiement par les enfants de la maîtresse et du personnel enseignant. Dénoncer la représentation opiniâtre, par la publicité, des situations où l’enfant en bas âge a pris le pouvoir, où il pose ses conditions, où il gouverne les choix de consommation de ses parents.

Rétablir le recueillement individuel à travers des tâches répétitives et minutieuses.

L’une des sources d’indéfinition, d’insatisfaction et de violence chez l’enfant est aujourd’hui la multiplication des sujets d’intérêt superficiels dans les classes maternelles et élémentaires. (Commentaires désordonnés du réel, récit de ce qu’on a vu à la télévision, tendance de la maîtresse à préférer la communication au jugement, le caractère primesautier des interventions à leur caractère réfléchi). Dans ce cas le monde est trop vaste, trop nombreux, trop bruyant. La triangulation ne se fait pas, car les satellites se multiplient et leur signal est sans cesse atténué.

Des tâches en apparence inutiles comme la calligraphie ou le dessin (le dessin comme discipline, pas comme expression personnelle- donc avec sujet imposé) ne représentent pas une perte de temps mais un retour sur soi, une représentation du monde menant à une représentation de soi.

Rétablissement progressif mais quotidien de plages de silence et d’effort manuel silencieux, deux demi-heures par jour, qu’il s’agisse de calligraphie ou de dessin ( ou de quoi que ce soit qui mobilise l’attention et le geste avant l’intelligence). L’enfant est alors rassemblé dans son geste, recueilli tout entier dans ce qu’il fait.

Instaurer des exercices de sur-responsabilisation : un exemple, celui de l’aveugle guidé dans l’établissement.

Plusieurs fois par an, le jeune enfant (moins de six ans) pourrait être soumis à des exercices de sur-responsabilisation comme celui qui consiste à permettre à un aveugle de traverser l’établissement jusqu’au deuxième étage.
Des aveugles bénévoles, de préférence d’une génération supérieure à celle des parents, se prêteraient à cet exercice pendant une journée entière afin de jouer sur l’ambiguïté de la situation : ils détiennent le prestige de l’adulte, mais en même temps l’enfant s ‘en trouve investi, parce que le sort de l’infirme est entre ses mains.
Cet exercice est censé remplacer un cas autrefois fréquent dans l’éducation de l’enfant : celui de la responsabilité affective vis à vis de la personne faible ou malade. Aujourd’hui toute faiblesse est écartée de sa vue par principe, il n’a donc aucune indulgence pour elle lorsqu’il la rencontre.

Le corollaire des corollaires : ce retournement de tendance n’a aucune chance de se manifester si l’on persiste à écarter des plateaux de télévision et des colonnes des journaux ceux qui sont prêts à illustrer ces thèmes. (Rôle important des téléfilms et des situations archétypiques décrites par la fiction). Une seule chose permet d’asseoir un tel changement de sensibilité : changer la mode sociale. Il faut que la mère de famille n’ait plus honte de réprimander son enfant en public. Il faut que les pères ne soient plus qualifiés de fascistes quand ils élèvent le ton. Et pour cela il faut qu’une poignée d’interventions et de débats à la télévision déculpabilisent les parents qui savent rester fermes envers leurs jeunes enfants. Rappelons qu’il est facile à quinze ans de relâcher une discipline quand l’enfant l’a connue, mais qu’ il est pratiquement impossible de la rétablir dans l’adolescence quand il l’a perdue.

Cette note n’a pas même suscité un accusé de réception. Au bout de six mois j’ai appelé le numéro qui figurait sur la carte de visite et je suis tombé sur une secrétaire à qui j’ai expliqué qu’un tel silence était cavalier. Pas un coup de fil, pas une réponse non plus dans les semaines qui ont suivi.
Je m’attends d’un jour à l’autre à ce que Nicolas Sarkozy se mette à réfléchir publiquement sur la perception de soi dans ses rapports avec l’autorité dès l’école maternelle.
S’il lit ces quelques lignes il saura au moins d’où l’idée lui est venue.


Christian Combaz
http://perso.wanadoo.fr/combaz/
fliegibel@hotmail.com

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