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     Mais les propos de Ledoux ne peuvent pas rester sans réplique. On doit lui rétorquer ceci : n’est-ce pas déprécier et humilier une chose simple ou humble comme la guinguette que de vouloir lui attribuer une ‘grandeur’ ou une ‘magnificence’ ? Pour l’apprécier vraiment à sa juste valeur, ne faut-il pas la reconnaître pour ce qu’elle est, c’est-à-dire humble et relativement inapparente, plutôt que de vouloir la hausser à une grandeur qui risque de l’écraser, en cherchant à lui conférer un éclat qui ne peut que la faire pâlir ? Car il existe d’autres modes d’être et d’apparaître que la grandeur ou la magnificence, et qui, pour être mineurs, ne sont pas dépourvus pour autant d’une beauté et d’une dignité qui leur sont propres. L’apparence humble n’est pas la totale insignifiance, comme le croit une époque qui ne sait plus reconnaître de sens que dans l’apparence la plus tonitruante. Pourquoi croire que toute construction devrait avoir la splendeur d’un palais, faute de quoi elle ne serait plus rien, comme si tout ce qui  n’est pas diamant était voué à une existence terne et sans éclat, alors que certaines choses ont besoin d’une semi-obscurité pour se manifester selon leur être propre ? Pourquoi vouloir sortir la guinguette de l’ombre en l’élevant au rang de palais ? Pourquoi ne pas l’aimer comme guinguette ? [1]

     S’il est exact que, comme l’a souligné Renaud Camus, la situation actuelle est caractérisée par un « refus de distinguer entre arts mineurs et arts majeurs. Un oeuf de Fabergé et la Divine Comédie sont tous deux des chefs-d’œuvre » [2], ce refus débouche en fait sur une attribution de la grandeur (ou du génie) à toute chose, puisqu’on ne voit pas de quel droit on la refuserait. Tel était bien, en substance, le diagnostic énoncé par Alain Finkielkraut dans La défaite de la pensée : il décrivait un nivellement étrange, différent de celui proclamé par les populistes russes (« Une paire de bottes vaut bien Shakespeare ») et consistant à élever la paire de bottes au rang d’une grande oeuvre, ou à élever toutes les formes littéraires mineures au rang de la grande littérature :

« A condition qu’elle porte la griffe d’un grand styliste, une paire de bottes vaut Skakespeare. Et tout à l’avenant : une bande dessinée qui combine une intrigue palpitante avec de belles images vaut un roman de Nabokov ; (...) un slogan publicitaire efficace vaut un poème d’Apollinaire ou de Ponge. (...)

  A la volonté d’humilier Shakespeare, s’oppose ainsi l’ennoblissement du bottier. Ce n’est plus la grande culture qui est désacralisée, implacablement ramenée au niveau des gestes quotidiens accomplis dans l’ombre par le commun des hommes – ce sont le sport, la mode, le loisir qui forcent les portes de la grande culture. (...) Par une sorte de confusion joyeuse, <on> élève la totalité des pratiques culturelles au rang des grandes créations de l’humanité. » [3]

     Or, cette élévation de n’importe quelle pratique culturelle au rang de la grande création a pour conséquence ce que j’appelle la perte du mineur, et que je ressens avec une profonde tristesse. Il est devenu difficile et quasiment impossible d’aimer l’une ou l’autre forme artistique ou littéraire mineure pour elle-même, à sa juste valeur, c’est-à-dire comme douée d’une beauté plus modeste et discrète que celle des grandes formes. Les genres mineurs se voient donc privés de leur spécificité et perdent le charme tout particulier qu’ils avaient pu avoir auparavant. Ils sont pour ainsi dire enrôlés de force et à leur corps défendant dans les rangs des productions grandioses et géniales, et ceux qui les appréciaient se mettent à éprouver un profond malaise.

     L’une de ces formes mineures qui ont pris aujourd’hui une importance disproportionnée est la bande dessinée, et c’est à juste titre qu’Alain Finkielkraut et, tout récemment, Renaud Camus la montrent du doigt. Ce dernier écrit dans La dictature de la petite bourgeoisie :

« Je trouve qu’en moyenne et en général les albums qu’on entrevoit sont d’une extraordinaire laideur, d’une formidable vulgarité et d’une criante pauvreté d’expression, que ce soit littéraire, langagière ou plastique. (...) Comment un enfant peut-il avoir la moindre chance de comprendre et d’aimer un jour Manet, mettons (...), quand il a passé toutes ces premières années abîmé dans l’un ou l’autre de ces albums hideux ou l’on voit vautrées d’entières générations, la bouche ouverte ? »[4] 

Toutefois, malgré les nuances et réserves qu’il apporte lui-même, je ne puis pas partager cette appréciation globalement négative. Sans doute Camus songe-t-il avant tout, lorsqu’il déclare cela, aux mangas japonaises. Mais pour ma part, l’exemple privilégié reste la bande dessinée belge qui a émerveillé et nourri toute ma jeunesse : les histoires d’Hergé, de Franquin, de Jacobs, de Morris, c’est-à-dire des albums bien dessinés et non dépourvus de subtilité langagière. Je ne suis pas prêt à renier cet attachement jamais démenti et pourtant, j’avoue éprouver un grand malaise depuis que la « B.D. » a été élevée au rang d’un art majeur (à l’époque, on ne parlait d’ailleurs pas de « bande dessinée », et encore moins de « B.D. » ; on disait tout simplement « Tintin », « Spirou », « Blake et Mortimer » ou « Lucky Luke »), lorsque je constate qu’elle fait l’objet d’une abondance de commentaires, de publications et de colloques, ou qu’il existe désormais des collections de « B.D. » éditées sur papier glacé, comme des livres d’art. C’est que son charme spécifique tenait ou tient encore, précisément, à ce qu’il s’agissait d’un genre mineur, rattaché d’ailleurs à une sphère d’existence inofficielle ; elle risque de perdre une bonne part de son attrait lorsqu’on veut l’ériger en un genre majeur et l’officialiser. Par là, non seulement on commet une erreur de jugement en lui accordant une importance disproportionnée, mais on lui rend aussi un mauvais service s’il est vrai que, comme je l’ai dit en réponse à Ledoux, il y a des choses qui ne gagnent pas à être placées dans une lumière trop vive, sous un jour trop cru. Bien loin de les mettre en relief, on les fait pâlir.

    C’est d’ailleurs un malaise analogue que décrit Renaud Camus lorsqu’il relève avec justesse l’étrange renversement par lequel « le sérieux a complètement changé de camp ». Aujourd’hui, alors qu’un discrédit est jeté sur tout discipline et toute sévérité pédagogique, l’enseignement et l’apprentissage de quoi que ce soit étant soumis à une sorte d’impératif ludique (le « fun »), bon nombre d’activités de divertissement sont pratiquées avec le plus grand sérieux [5]. Cela montre bien que l’on a perdu, en bien des domaines, une forme d’insouciance qui n’est plus de mise aujourd’hui. De même que prévaut un état d’indifférenciation où majeur et mineur sont confondus, il s’est instauré une étrange situation de confusion du sérieux et du plaisir, dont la tonalité dominante est tout de même, malgré la frivolité ambiante, une tension et un souci permanents (le fameux « stress » - le fun est soumis au stress, à moins que ce ne soit le stress qui serait devenu un fun).

     Ce que je viens de dire à propos de la bande dessinée est valable également  pour la chanson, qui doit être considérée comme un genre mineur, même si les meilleurs compositeurs ont souvent créé des morceaux qui ne sont guère éloignés de la grande musique. Les chansons de Charles Trenet, pour ne citer que lui, sont presque toujours de petits chefs-d’œuvre, et les plus belles se rapprochent, par la  qualité et la densité, de la réussite du grand art, mais cela ne permet pas de conclure pour autant qu’elles constitueraient un genre majeur. Serge Gainsbourg, dans sa jeunesse, voulait être un grand peintre ; il lui a fallu du temps pour se résigner à l’idée qu’il n’y arriverait jamais et pour comprendre qu’il valait mieux exceller dans un genre mineur que d’être médiocre dans un genre majeur. Au demeurant, je ne crois pas qu’il aurait jamais revendiqué pour ses chansons le statut de grand art ; il me semble qu’il était resté très conscient de leur rang de genre mineur.

      Bien entendu, il faut également être conscient du caractère relatif de certaines appréciations qui ont varié au cours de l’histoire. Pendant longtemps, les Lieder, et en particulier ceux de Schubert, ont été considérés comme un genre inférieur et mineur, comme un simple divertissement de salon, et non pas comme cette forme de grand art que nous voyons maintenant en eux depuis près d’un demi-siècle, grâce notamment aux efforts de Dietrich Fischer-Dieskau et de son accompagnateur Gerald Moore pour en faire ressortir les subtilités musicales et expressives. A l’intérieur de la culture occidentale, il y a constamment eu des révisions et des réévaluations des canons admis, conduisant à mettre en question certaines réputations bien établies, à rejeter dans l’oubli des artistes adulés ou à redécouvrir des auteurs ou des genres jusque là méprisés. Et pourtant, je ne crois pas que cette ouverture, ou plus exactement cette indétermination en vertu de laquelle rien n’est jamais admis une fois pour toute comme un classique, puisse équivaloir à une remise en question radicale du cadre même de la culture qui comporte notamment une distinction entre genres mineurs et majeurs. 

     Le mineur et la double articulation 

     Dans cette réflexion, on l’aura compris, je donne à la notion de « mineur » un sens élargi qui dépasse le cadre spécifiquement artistique, et revêt une dimension phénoménologique ou ontologique. Le point de départ – la situation d’expérience qui nourrit toute cette réflexion - est la distinction entre arts mineurs et arts majeurs (entre genres mineurs et majeurs), mais elle doit déjà elle-même être comprise comme comportant un niveau de forme et un niveau de contenu : la distinction des formes exprime une distinction entre différentes fonctions et sphères de réalité, de sorte que la dimension ontologique est déjà prise en compte. Ce que j’appelle le « mineur » au sens élargi, c’est à la fois une certain langage formel et une certaine sphère de réalité caractérisée par une dimension moyenne, située qu’elle est entre la trivialité et la grandeur, entre l’attention soutenue et l’inapparence ou l’indifférence.

     La « perte du mineur » que je déplore est à la fois une disparition effectivement constatable dans le monde visible (et par exemple dans le paysage urbain) et un certain déplacement dans les catégories qui structurent notre perception et notre esprit. L’une des caractéristiques à mettre en évidence est en effet l’apparition d’une structure « binaire » dans laquelle la catégorie du mineur ne peut plus avoir de place. S’est mise en place à notre époque (mais cela remonte à des décisions premières plus anciennes) une situation caractérisée par des antithèses tranchées, qui sont aussi autant de dilemnes ou d’alternatives (de « ou bien… ou bien »), comme l’opposition entre la grandeur (ou le génie) et la vulgarité, la trivialité ou la platitude.

      La notion de genre mineur – et d’une manière générale, la notion ontologique de « mineur » que je cherche ici à dégager – est très difficile à accepter pour l’idéologie contemporaine dans la mesure où elle tend à la confondre avec celle de « forme inférieure », « vulgaire », « médiocre » ou « mauvaise ». Or, même si l’opposition des arts majeurs et mineurs est bel et bien une différence de rang, si elle s’inscrit de fait dans une hiérarchie et si, par conséquent, le mineur est effectivement « inférieur » au majeur, on n’a pas encore saisi le sens de cette notion si on en reste là. En effet, il faut bien comprendre, comme je l’ai déjà indiqué, que la sphère du mineur comporte une beauté et un charme spécifiques ; elle ne doit pas être considérée comme le simple repoussoir ou terme négatif du majeur ou de la grandeur : il faut être capable de percevoir sa qualité propre. On doit admettre que, lorsqu’on se trouve à l’intérieur d’une tradition vivante, un genre mineur n’est pas grand et élévé, mais pas davantage non plus laid et médiocre, et constitue une sphère de réalité et de sensibilité en quelque sorte médiane qui échappe à cette alternative.

    Renaud Camus me semble céder à cette tendance consistant à assimiler le mineur à la médiocrité pure et simple ; dans Nightsound, il s’en prend à ce qu’il appelle le « mauvais », en tant que catégorie à la fois esthétique et éthique, dont il concède que cela a un certain attrait et que nul ne peut prétendre y avoir été insensible :

« Rares sont ceux d’entre nous, si raffinés que soient leurs préférences artistiques, qui n’ont pas eu un jour l’œil attiré par Winterhalter, par Sargent, par Boldini ou Jacques-Emile Blanche, voire Botero ou Folon, pour ne citer que quelques ‘mauvais artistes’ dûment estampillés comme tels. » [6]

Plutôt que de les qualifier de « mauvais artistes », pourquoi ne pas les appeler tout simplement des artistes mineurs, ce qui permettrait à la fois de prévenir  leur assimilation abusive à une catégorie trop élevée et inappropriée, et de rendre compte du plaisir qu’ils peuvent nous donner ? Il me semble qu’à cet égard Milan Kundera, qui manifeste par ailleurs une extrême sévérité pour l’art de masse, se montre beaucoup plus serein en ce qui concerne les formes mineures :

«A Prague, nous avons vu dans le kitsch l’ennemi principal de l’art. Pas en France. Ici, à l’art vrai on oppose le divertissement. A l’art grand, l’art léger, mineur. Mais quant à moi, je n’ai jamais été agacé par les romans policiers d’Agatha Christie. » [7] 

On peut donc parfaitement, ne disons même pas « concéder » une valeur aux formes mineurs, ce qui serait encore témoigner d’une forme de mépris et d’une approche purement négative, mais leur reconnaître une qualité spécifique sans aucunement nier leur différence avec les formes majeures et sans remettre en question cette distinction même. Il n’y a là aucune faute de goût ni erreur morale ; en revanche, conférer une « grandeur » à un genre mineur, c’est bien commettre une erreur de goût ou, plus essentiellement encore, une faute de tact, d’ailleurs tout à fait analogue aux manifestations contemporaines de muflerie bien décrites par Renaud Camus et auxquelles j’ai fait allusion au début. Celles-ci, on l’a vu, consistent principalement à adopter un discours et un comportement uniforme quelle que soit la personne à qui l’on ait affaire ou le sujet que l’on traite, et elles ont pour dénominateur commun l’ignorance et le mépris de l’autre. Ici, le ton uniformément adopté n’est pas le genre relâché, mais bien le genre élevé, puisqu’on suppose que l’on pourrait appeler « grand » à peu près n’importe quoi ; et pourtant, dans un cas comme dans l’autre il s’agit d’une manière d’uniformiser le type de langage et de conduite adopté, en niant par une décision de principe les différences spécifiques inhérentes à l’objet de son discours.

     La situation contemporaine est effectivement caractérisée par la négation de la distinction même entre arts mineurs et arts majeurs [8], ce qui a conduit, apparemment, à un triomphe des formes mineures qui tiennent désormais le haut du pavé. Et pourtant, derrière ce triomphe apparent, je discerne un autre phénomène beaucoup moins visible et à mes yeux d’une importance considérable : la perte du mineur. Si on veut, il s’agit des deux faces de la même médaille ou du revers dialectique du même phénomène. Or, cette perte du mineur, dont je viens de souligner la dimension sentimentale - avec le malaise que l’on peut désormais ressentir face à l’importance disproportionnée accordée à ce qui, jusque là, appartenait à la sphère de l’enfance, de l’imagination,  du divertissement et du plaisir insouciant (je songe à nouveau à la place actuelle de la bande dessinée, devenue « B.D. ») -, comporte également à mes yeux un autre aspect qui pourra surprendre.

     Je l’énoncerai en une thèse paradoxale : la perte du mineur pourrait bien entraîner également la fin du grand art. Si aujourd’hui, nous n’avons plus de « grand art »- ou si, en tout cas, la possibilité même d’un tel art semble difficile et problématique – c’est parce que nous avons perdu les arts mineurs et la sphère ontologique du « mineur » en général. Cette thèse peut également être énoncée, de manière plus frappante encore, en un quasi-syllogisme : sans arts mineurs, il n’y pas de grand art ; or, nous n’avons pratiquement plus d’arts mineurs ; donc, nous ne pouvons plus avoir non plus de grand art. Dans ce qui suit, je tenterai d’expliciter peu à peu cette thèse sans doute déroutante de prime abord.

     Dans toute l’histoire de l’art occidental (c’est lui seul qui m’intéresse ici, et il est  probable du reste que la situation que je vais décrire lui est spécifique et n’a pas d’équivalent ailleurs), le grand art ou les arts majeurs (admettons que ces deux notions sont équivalentes) ont toujours entretenu un lien étroit et bien particulier avec les arts mineurs. A nouveau, c’est l’architecture urbaine qui reste mon domaine de réflexion privilégié ; les villes anciennes, on l’a vu plus haut, ont été structurées à la fois par la polarité du sacré et du profane et par celle du domaine public et du domaine privé. Cela se manifestait dans l’apparence extérieure des bâtiments, mais aussi dans une différence entre la « construction » (activité artisanale relevant du métier) et l’ « architecture » proprement dite [9]. Si les grands édifices publics étaient confiés à de véritables  architectes (venant parfois de l’extérieur), la plus grande partie de la ville était construite par des artisans locaux anonymes, conformément aux traditions et en recourant le plus souvent aux matériaux locaux. D’une part, donc, une certaine sphère privilégiée de la forme urbaine dont l’édification se rattachait aux arts majeurs et d’autre part, une sphère subordonnée, de rang inférieur mais non négligeable, celle de la quotidienneté, dont le traitement relevait des arts mineurs.

     Toutefois, il faut aussitôt apporter une précision supplémentaire à ce qui vient d’être énoncé ; on ne peut se contenter d’opposer de la sorte l’architecture et la construction comme s’il s’agissait de deux domaines purement et simplement séparés. En effet,  l’architecture, cette forme majeure de l’art de bâtir, supposait, jusque dans sa sphère propre, l’existence du savoir-faire artisanal ; l’architecte lui-même – de même d’ailleurs, à la même époque, que le grand artiste ou le grand compositeur – était lui-même un artisan avant d’être un architecte et il le restait lorsqu’il devenait architecte. De sorte que les arts majeurs reposaient véritablement sur les arts mineurs, mais d’une manière qu’il serait également erroné de considérer comme purement instrumentale : il ne faut pas comprendre que les arts mineurs aient été en soi dépourvus de qualité propre et n’auraient reçu de sens et de valeur qu’en tant que soubassement du grand art architectural. Au contraire, la beauté des villes anciennes démontre qu’une telle idée est erronée : la beauté n’est pas simplement attachée aux grands édifices publics ; elle est distribuée dans toute la ville, à condition que l’on sache la discerner et la reconnaître dans sa modalité mineure. Or, cette qualité propre de la construction artisanale est aussi l’assise non instrumentale de la grande architecture.

    Tout cela apparaît clairement si l’on oppose cette situation ancienne à la situation actuelle, car on s’aperçoit alors de tout ce qui a été perdu. Car ce qui prédomine aujourd’hui est la coexistence de la laideur quotidienne et de quelques rares ouvrages qui s’efforcent d’être « grands » ou « géniaux » et l’on voit bien qu’a disparu l’assise artisanale de tout ouvrage, grand ou non.

     On peut donc avancer, autrement dit, que l’art occidental a toujours reposé sur une sorte de « double articulation », ayant une certaine analogie avec ce que l’on entend par là en linguistique : la première articulation est le niveau artisanal, la seconde articulation le niveau artistique [10]. Et comme le montre bien l’exemple du  langage, la seconde articulation serait impossible, ou elle flotterait pour ainsi dire dans le vide si elle ne pouvait pas s’appuyer sur la première.

     En ce qui concerne les arts plastiques, la situation est tout à fait identique et on peut puiser des éléments de réflexion intéressants dans les chapitres de ses Considérations sur l’état des beaux-arts  que Jean Clair a consacrés au pastel, au dessin et au métier [11]. On y voit bien que la grande peinture a toujours supposé un métier, et on comprend en quoi la perte de certaines techniques apparemment inférieures, indignes d’un artiste « génial » (le dessin, le pastel), conduit en fait à une sorte de dissolution intérieure du grand art. Jean Clair pointe dans l’histoire de l’art un moment important où une mutation s’est amorcée : la distinction opérée en 1764 par Diderot dans L’Encyclopédie entre les « arts » et les « métiers », ce qui a bientôt obligé à choisir entre ces deux filières, alors qu’auparavant une telle division tranchée n‘existait pas, ou que « toute l’évolution de l’art s’était efforcée de nier »

« S’il y avait eu renaissance et progrès continu des arts, c’est bien parce qu’on avait fini de distinguer entre ‘savoir-faire’ et ‘vouloir faire’, entre mestiere et spirito, entre matière et finalité, entre tour de main et génie. (…) Nulle distinction précédemment entre «’métier’ et ‘art’. Oudry avait été indifféremment peintre et ornementiste. Mais Cressent, par exemple, fut sommé de choisir entre la sculpture et l’ébénisterie. »[12]

     Il s’agit là d’un énorme sujet qui devrait être abordé de manière approfondie et dont le livre de Jean Clair ne donne que quelques précieuses indications : la signification du métier ou de l’artisanat pour tous les arts. Enorme sujet qui correspond hélas aussi à un phénomène considérable, dans l’évolution de la société contemporaine, dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure : celui de la disparition effective ou tendancielle de l’artisanat. Tout ce que je tente d’esquisser ici à propos de la « perte du mineur » est étroitement lié à cette disparition et aux multiples conséquences de cette disparition (même si beaucoup d’artistes et d’architectes tendent d’inverser la tendance et de retrouver le sens même de cette activité en voie de disparition).

     La musique      

    On peut trouver, je crois, une situation analogue dans la musique. Il y a d’abord le fait que, jadis, les compositeurs apprenaient tout d’abord les instruments et non pas la « composition », et qu’ils se considéraient avant tout comme des instrumentistes et non pas principalement comme des « compositeurs », et cette situation correspond exactement à celle qui prévalait dans les arts plastiques et en architecture (on était artisan avant d’être artiste et on le restait une fois qu’on l’était devenu). Il y a ensuite le fait que la musique populaire a elle aussi constitué une sorte de soubassement analogue. L’une des raisons de la grandeur de la musique européenne, en tant que musique savante, est le rapport très subtil qu’elle n’a cessé d’entretenir avec la musique populaire. Cela contredit une idée erronée qui est entretenue par une certaine idéologie contemporaine de l’égalitarisme radical. Ainsi, Yves Michaud, dans un article intitulé « Des beaux-arts aux bas-arts. La fin des absolus esthétiques et pourquoi ce n’est pas si mal » (ce titre est à lui seul tout un programme), a été amené à écrire :

« La grande esthétique est sans cesse en quête de grandes expériences de rupture et de sublimation. C’est pourquoi elle est si fermée aux arts autres et, en particulier, aux arts populaires, c’est pourquoi elle est si fermée à l’immense gamme des conduites et expériences esthétiques qui jalonnent toute notre vie, si fermée à l’esthétique de l’expérience quotidienne. » [13]



[1] Je reprends ici in extenso des développements de mon article « Architecture monumentale et régime démocratique » (Les Temps modernes n ° 557, décembre 1992),   où j’avais déjà commenté Ledoux.

[2]  La dictature ..., p.    .

[3]  La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, pp. 138-139.

[4]  La dictature ..., p.  .

[5] « Par un renversement cocasse, le sérieux a complètement changé de camp. Le Chat est à l’ecole des Beaux-Arts, les étudiants sont invités à se pénétrer de l’œuvre de Philippe Geluck, Gaston Lagaffe occupe la Cité des Sciences. (…) D’un côté les pédagogues sont persuadés qu’on ne peut rien apprendre de sérieux aux enfants autrement que par la voie ludique, par le truchement du jeu et du divertissement, mais d’un autre côté, en symétrie, le divertissement, lui, tout ce qui naguère était offert ou toléré comme un moment de détente un peu bêta après l’effort scolaire et l’exercice intellectuel, est abordé, au sein même du système éducatif, et partout ailleurs, avec la détermination grave et la volonté tendue qu’il convient d’apporter aux grandes entreprises de la vie, celles qui engagent un destin. » (La dictature ..., p.    ).

[6]  Nightsound, P.O.L.,  2000, p. 13.

[7]  Milan Kundera, L’art du roman, Gallimard, 1986, rééd. Folio, pp. 160-161.

[8] Sur ce point, je souscris donc au jugement énoncé par Renaud Camus dans La dictature de la petite bourgeoisie, mais en le dissociant du lien sociologique avec la classe petite bourgeoise qu’il cherche à établir tout au long de cet écrit : « En régime de dictature idéologique  et culturelle de la petite bourgeoisie, la distinction entre arts mineurs et arts majeurs est par définition périmée. (…) Ce que j’attribue à la petite bourgeoisie, c’est le refus de distinguer entre arts majeurs et arts mineurs. (…) En régime de dictature culturelle de la petite bourgeoisie, Elton John est rangé sans baraguigner parmi ‘les plus grands musiciens de tous les temps’ (sic) » (p.     ).

[9] Je reprends ici une distinction adoptée par l’architecte Léon Krier, que j’ai commentée dans mon article « Architecture monumentale et régime démocratique » déjà cité.

[10] Claude Lévi-Strauss a avancé une idée analogue en reprochant aussi bien à la musique concrète qu’à la musique sérielle, pour des raisons opposées mais convergents, de nier la double articulation qui est une condition fondamentale de la musique comme du langage : il existe un premier niveau, le soubassement phonologique ou naturel, et un second niveau, proprement sémantique. Cette erreur tient à « l’utopie du siècle,  qui est de construire un système de signes sur un seul niveau d’articulation » (cité par Marcel Hénaff, Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale, Belfond,  rééd. Agora, 2000, p. 287). 

[11]  Considérations sur l’état des beaux-arts, Gallimard, Les Essais, 1983.

[12] Ibid. p. 126.

[13]  Esprit, déc. 1993, p. 85.

 

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