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Éditorial n°21, 15 décembre 2002

Christian Combaz & Thierry Ardisson
La mise à mort, le règne de Joey Starr
Philippe Lançon, Turquie encore
Retour à Lépante

 

Il est de certains jours où tout paraît bien clair - ce ne sont pas les moins inquiétants. On voit : les éléments les mieux épars au sein du réel se combinent sous nos yeux de manière admirable, et s'agencent en des mécaniques féroces, presque trop simples pour une fois. Comme le père du petit Marcel, on est tenté de s'écrier, non sans la dose requise d'accablement : "C'est tout un ensemble ! "

Vîtes-vous la mise à mort de mon ami Combaz, hier soir, chez l'inévitable Ardisson ? Mise à mort ou tentative de, car la victime s'est débattue comme un beau diable, avec plus de vivacité et de répartie que je n'en eusse témoignées à sa place : que je n'en ai témoignées, plutôt, puisque j'étais passé quinze jours plus tôt par la même épreuve, avec moins de violence toutefois. Les lecteurs réguliers de ces éditoriaux connaissent l'histoire et mes mésaventures, je m'en suis ouvert à eux précédemment, par le biais d'un entretien avec Marc du Saune. Je m'en étais ouvert également à Combaz, qui deux semaines de suite en fit une partie de la matière de ses chroniques de télévision, dans Valeurs actuelles. J'ai reproduit sur mon site personnel, parmi les "pièces" de l'interminable "affaire", le plus récent de ses billets, titré "La noblesse du direct". J'ai peine à croire que cet article-là ou son prédécesseur n'aient pas été pour quelque chose dans l'invitation faite à Combaz : invitation à être mis en pièces, sous l'œil des caméras et les applaudissements du public.

Les gens vous disent : oui mais pourquoi y allez-vous, puisque vous savez bien que ça ne peut pas se passer autrement ? Ils ne songent pas que c'est cela ou rien, pour un livre ou pour des idées : la résignation totale à n'exister pas, et à ne rien changer à rien, ou bien ces promesses de supplice.

Le rituel est à présent très au point - tellement au point qu'il n'est même plus besoin pour lui de dissimuler ce qu'il est, un rituel de la mise à mort. Au contraire, il s'affiche en tant que tel : c'est excellent pour le taux d'écoute. Parmi les autres invités, un ou plusieurs n'ont d'autre fonction, très manifestement, que de porter les meilleurs coups de poignard. Même s'ils l'ignorent, ils n'ont pas d'autre raison d'être là. "On va parler de votre single, dit Ardisson à Joey Starr. - Quel single ? répond celui-ci, un peu distrait : il y a longtemps qu'j'ai pas sorti d'single…". Peut-être ne sait-il pas encore qu'en fait, s'il est là, c'est sans rapport aucun avec son "actualité", comme je crois qu'on dit, mais uniquement parce que l'on compte sur lui pour tuer. On a raison. Il s'acquittera de cette tâche avec sobriété. "Moi j'ai pas de temps à perdre, dit-il : on voit tout de suite que c'est de la merde". Ainsi seront jugés Combaz et son ouvrage, par cette bouche d'or.

Spécialement convoqué lui aussi, un Romain Goupil sera plus prolixe, mais pour broder sur le même thème, avec les ornements d'usage, tels que raciste ou lepéniste, qui même lancés à tout hasard font toujours bien dans le tableau. Jolis petits acteurs et jolies petites actrices d'opiner mauvaisement du bonnet, alors, non sans filer en douce quelques coups de pieds de l'âne : on ne va tout de même pas se priver d'appartenir emphatiquement au groupe dans son moment le plus jouissif, celui qui le fonde et qui le légitime, celui qui lui confère sa consistance et son pouvoir, l'exécution de la victime. Et moi, et moi, et moi ! De grâce un peu de place parmi vous, MM. les bourreaux ! Laissez-moi tremper mon p'tit bout de film dans ce beau sang tout frais ! Paraît que ça porte bonheur…

Allez, la messe est dite, et c'est bien le cas de le dire. Cette fois il n'y a plus d'espoir. Donc, nous en sommes là : M. Joey Starr, prototype idéal de l'homme du jour, idole des femmes et citoyen modèle, est l'arbitre suprême de la conformité des idées avec le code du dicible en société ardisonienne - c'est-à-dire en société tout court, hélas, Ardisson y veille tous les jours. M. Romain Goupil, le fin critique, l'idéologue subtil, décide des livres qu'il ne faut ouvrir sous aucun prétexte. Mlle Clotilde Courreau régente la vie de l'esprit, comme les actrices du Théâtre-Français posaient pour Junon ou pour Athéna, dans les dessus-de-porte Louis XV. M. Guillaume Canet, lui, tient le chandelier haut levé au-dessus du carnage, en espérant qu'un peu de lumière tombera aussi sur son Idole ("jusqu'où faut-il aller pour réussir ? "). Que dit Cocteau de la mort, déjà? Je n'ai pas ici ma bibliothèque. En tout cas l'homme en noir n'a pas besoin de tuer : comme elle il a ses assassins.

Il n'y a pas d'extérieur, à ce monde-là. On n'en réchappe ni n'en ressort, parce qu'il n'existe rien au-delà des ses feux, ou plutôt de ses lampes, de ses lampions. Comme le tribunal des tricoteuses de la Terreur, auquel il fait penser si fort, avec toutes ses bonasses adhésions au meurtre et ses petites excitations nerveuses aux moments où les pièges font entendre leurs plus jolis déclics, il ne connaît pas d'autre sentence que la mort - symbolique, bien sûr, oh, très symbolique ! Mais c'est d'autant plus grave, car c'est le symbole lui-même qui périt là, ce signe rompu des Anciens, brisé, divisé, partagé, garant qu'il y a de la perte et de l'origine, de l'autre et du manque, de l'ailleurs et de la présence, un peu de jeu dans le je et de pas moi, pas ici, pas maintenant dans le jeu social. Tout est consommé. Ailleurs est mort.

J'y pensais cette semaine, et c'est là que tout se tient, en lisant un article de Philippe Lançon, paru dans Libération le vendredi 13. Il y était question de moi, sous le titre de Turqueries. Et l'usager du site de la Société de ("mes") Lecteurs qui le signalait à l'attention des autres ( c'est ainsi que je l'avais découvert) se demandait très justement si c'était du lard ou du cochon. En effet, ce n'est pas très clair.

A propos de la Turquie, Lanson cite le début et la fin de Du sens, et commente : "Quand le livre est sorti, personne ou presque n'en a parlé. Depuis qu'il a été accusé d'antisémitisme par la mondanité parisienne, Camus est l'objet d'insultes ou, quand les gens sont repus, de silence. Il posait pourtant précisément la question de la Turquie en Europe. " Jusqu'à présent tout va bien. Dans l'analyse de ma vieille "affaire" Lançon ressemble à Besson, qui écrivait quelques jours plus tôt, dans Le Figaro Magazine : "Trois phrases dans une oeuvre qui en compte plusieurs millions : ça a suffi pour que la bonne société littéraire se fâche. Les intellectuels aiment s'indigner, ils pensent que ça leur donne de la dignité, surtout quand ça peut couler un confrère. C'est vrai qu'ils sont beaucoup, ils sont trop. Il faut é-li-mi-ner. En l'occurrence, il fallait éliminer Camus." Où l'on ne quitte pas les petits meurtres entre amis, et les éliminations symboliques, qui renforcent la cohésion du groupe. René Girard, dessine-moi un mouton (ou plutôt un bouc émissaire)…

Mais Lançon de continuer, à propos de moi et de la question turque: "Il la posait du point de vue de l'Europe aux anciens parapets, comme Giscard, comme beaucoup d'autres. Comme quiconque fantasme et se recroqueville sur son origine. "

Patatras ! Moi qui me croyais en sécurité ! On ne l'est jamais, il faut se dire cela. Deux ou trois mots peuvent tout à fait suffire pour passer gracieusement du lard au cochon, du petit prince à la bête immonde, des enchantements du sérail à ses culs de basse-fosse. Que je me recrovillerois sur mon origine, moi ? Recroquevillé toi-même, Lançon-Pacha ! Il m'aura mal lu, cet homme. Une fois de plus en vitesse (le chœur : "Ah non, ça ne va pas recommencer !") : je crois que la culture est à la fois origine - ça oui, patrimoine, héritage, strates de sens, épaisseur de temps, roman familial - et libération par rapport à cette origine, conquête de l'indépendance sans perte de la saveur ni de l'ombre, amour de l'altérité sans tentation de réduction au même, en somme le long travail de l'in-nocence...

Mais le malentendu vient de plus loin. J'aurais dû voir venir le coup. Plus haut dans son article Lançon évoquait la bataille de Lépante, et comment Cervantès y perdit une main. "Les Turcs ont rendu manchot l'un de nos génies (qui s'honorait de cette blessure) : n'est-ce pas une bonne raison de s'en méfier ? En 2002, avant Giscard, un écrivain l'a subtilement exprimé : Renaud Camus". Etc.

Je n'ai rien exprimé de pareil, faut-il l'écrire ? Je n'ai pas dit qu'il y avait des raisons de se méfier des Turcs, ni exprimé la moindre animosité à leur égard. Il y a bien des choses à leur reprocher, bien sûr, mais comme à chacun d'entre nous, et plutôt moins qu'à plus d'un. Je dis seulement qu'ils sont autres, qu'ils ne sont pas nous. Lançon l'exprime aussi sans y penser, un peu drôlement : "Les Turcs ont rendu manchot l'un de nos génies ".

Le drame est qu'en ce monde chaque jour plus sans autre, sans extérieur, sans étrangèreté, où tous les samedis (et quelquefois aussi dans la semaine) il faut se mettre en horde pour déchiqueter toute pensée autre, extérieure, non conforme, le drame est qu'en ce monde-là, dans ce système de pensée-là, autre et ennemi doivent fatalement vouloir dire la même chose. On le sent bien dans Turqueries. On le sent bien dans le meurtre rituel (à quoi je n'assimile nullement Turqueries : je n'ai aucune tendance à l'assimilation, moi). La paix s'achète par la réduction de l'altérité. Qu'il n'y ait plus rien en dehors de nous - ainsi nous serons enfin tranquilles. La seule alternative est celle-là : ou bien l'autre est semblable à moi, assimilable, intégrable à un ensemble où je figure déjà (pas-autre, en somme), ou bien il est un ennemi, je me méfie de lui, il a coupé le bras à l'un de nos génies, je dois me venger sur lui de quelque chose. Que l'autre soit aimable en tant qu'il est autre, en sa qualité de pas moi, pas nous, pas conforme, voilà ce que la pensée ne peut plus penser. Et ne pouvant le penser elle n'est plus la pensée. Elle est une petite actrice, elle est une espèce de Clotilde Courreau, elle est comme la statue de Joey Chrysostome, c'est-à-dire la haine de la pensée, mais tranquille, bien assurée d'elle-même, roulant des mécaniques, tout à fait épargnée par le doute et par le scrupule.

On nous propose de signer une pétition contre l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Il s'agit aussi de réclamer un référendum sur la question. Pourquoi pas ? Ce n'est pas une mauvaise idée. Et s'il s'agit de lutter pour que l'Europe reste l'Europe, alors qu'elle vient tout juste de le devenir, c'est tout à fait dans nos idées.

L'initiative vient de Philippe de Villiers. Il n'est pas tout à fait notre idole, comme dirait Guillaume Canet. Et d'ailleurs nous n'en avons pas. Mais enfin il n'a rien fait non plus, qu'on sache, qui rende tout à fait impossible une alliance partielle avec lui, sur tel ou tel point précis. Nos adversaires sont bien trop heureux, toujours, de nous diviser indéfiniment, en dénonçant des pactes scandaleux, ou donnés comme tels, entre nous. C'est la vieille technique du saucissonnage, qui a permis en son temps l'établissement du communisme dans les "démocraties populaires" : Finkielkraut est hors-jeu parce qu'il a défendu Renaud Camus ; Renaud Camus est hors-jeu parce qu'il trouve qu'une page de Marc-Édouard Nabe sur Soutine n'est pas mal ; le parti de l'In-nocence est hors-jeu parce qu'il est d'accord sur un point (et peut-être sur deux ou trois autres) avec Philippe de Villiers. Etc. Évitons de tomber dans ce piège. Un pacte avec Villiers à propos de la Turquie n'aurait rien de déshonorant, il me semble. Je pense que nous devrions la signer, cette pétition.

Mais voilà qu'intervient dans l'affaire, et dans le même sens, un certain "Comité Lépante", dont nous entretient le même message électronique. Et là nous ne pouvons plus suivre, à mon avis. Va pour la pétition Villiers, mais non au "Comité Lépante". Il est vraiment trop mal nommé. Il se réfère à Lépante exactement comme Philippe Lançon, même si c'est pour en tirer des conclusions inverses. Combien de fois faudra-t-il le dire ? Nous n'avons rien contre la Turquie. Nous n'avons aucun désir de la vaincre, rien ne nous dégoûterait plus que de l'humilier d'une façon ou d'une autre. Et même si nous avions quelque chose contre elle, ce ne serait pas pertinent, en l'occurrence. Il y a seulement qu'elle est autre, pour l'Europe. Elle est même cet autre idéal, qu'il ne faudrait pour rien au monde dépouiller de son altérité : un autre en nous, pour une part minuscule de lui-même.

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