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Éditorial n° 29, vendredi 24 octobre 2003


Cratyle à Jérusalem


Autant l'avouer d'entrée de jeu, je suis totalement incapable d'envisager le problème israélo-palestinien autrement qu'à travers la dialectique, si c'est bien le mot, cratylo-hermogénienne que j'ai empruntée au Cratyle de Platon, pour mon livre Du sens et dès avant lui, et que j'ai, si j'ose dire, considérablement élargie, au risque d'en diluer la portée, les termes et les implications symétriques.

n' ième petit rappel, et pour aller très vite. Cratyle en tient pour un lien véritable, historique et chargé de sens, chargé de sens par l'histoire, et peut-être par l'origine, entre les mots et leur signification - et chez moi, si je puis me permettre, entre les peuples et leur terre, entre les nations et leurs populations traditionnelles, entre les individus et leurs appartenances héréditaires, entre les civilisations et leur ère d'accomplissement. Hermogène, lui, ne croit rien de pareil : il pense que tout cela est une affaire de convention, de contrat, de traité, de signature et de coup de tampon, qu'un autre coup de tampon, ou tel caprice de l'usage, pourra réviser à merci.

Si l'on accepte un moment d'envisager les fondements du conflit israélo-palestinien à travers le prisme de cette opposition là, les choses se présentent sous un jour assez simple. Ou bien, en effet, il existe entre le peuple juif et la terre d'Israël un lien de nature cratylienne, dans l'acception élargie que je donne à ce terme : et en ce cas le peuple juif a droit non seulement à un État, comme tous les peuples de la terre, mais précisément à cet État-là, Israël. Ou bien ce lien de nature cratylienne n'existe pas, soit que tous les liens de telle nature soient purement imaginaires, fantasmatiques, soit que ce lien cratylien particulier n'ait pas de pertinence et de vérité (par exemple parce qu'il aurait été trop longtemps distendu, ou même rompu); et en ce cas Israël n'est rien d'autre que la dernière aventure coloniale de l'Occident, une aventure anachronique, dès le début mal engagée, perpétuellement remise en cause, et qui ne saurait que mal se terminer, comme toutes les autres, parce qu'elle va contre le sens de l'histoire, même si l'histoire est seule à pouvoir l'expliquer (et en fait d'histoire le plus grand des désastres - faut-il nommer les camps de la mort ? ).

Si Cratyle a tort, si Cratyle est fou, si Cratyle n'a rien à dire en cette affaire, si le peuple juif n'a aucun lien particulier avec la terre d'Israël, ou bien si ce lien n'est pas pertinent, ne crée ni de sens ni de droit, alors il en va tout à fait comme si les juifs s'étaient installés à Madagascar, par exemple, ainsi qu'il en fut un moment question je crois bien. Leur établissement au Moyen-Orient a pu paraître une bonne idée lorsqu'il a eu lieu, les États d'Occident l'ont jugé tel à cause de la culpabilité qu'ils éprouvaient à leur égard, mais la transplantation, à l'usage, se révèle impossible, intenable : la greffe ne prend pas, les populations déjà sur place à l'arrivée des nouveaux venus ne s'accommodent pas de leur présence, les États voisins non plus, la violence est continuelle, il va falloir décoloniser le territoire et rapatrier les colons, comme on a rapatrié ceux d'Algérie.

Dois-je l'écrire, tel n'est en aucune façon mon avis : d'une part parce que je pense que Cratyle n'est pas fou du tout ; d'autre part parce que j'estime qu'il est peu d'occurrences, au contraire, où il ait plus manifestement raison. Je crois que le lien entre le peuple juif et la terre d'Israël est un des plus forts, le plus fort peut-être, le mieux attesté par les textes les plus anciens et les plus hauts, qui existent en ce monde entre un peuple et une terre; et que ce lien crée évidemment du droit, crée des droits, crée du sens, un sens qui n'en finit pas, depuis des millénaires, de se créer et de se vérifier, de se renouveler et de se confirmer, au point qu'une part immense de la civilisation occidentale, et de la civilisation en générale, tient en lui sa source.

La grande imprudence logique des adversaires d'Israël, c'est qu'eux-mêmes - fût-ce évidemment sans le savoir, mais on me comprendra - évoquent Cratyle et leurs propres droits cratyliens sur la même terre, alors qu'ils se placeraient sur un meilleur terrain, me semble-t-il, de leur propre point de vue et dans leur propre intérêt, s'ils avançaient par exemple des arguments purement hermogéniens, comme la loi du nombre ou le droit du premier occupant, ou, à défaut, du précédent.

Ils ne sont pas seulement imprudents ils font preuve, à l'occasion, d'une exceptionnelle arrogance : ainsi lorsqu'ils appuient - c'est un exemple que j'ai souvent cité - leurs prétentions à la souveraineté de Jérusalem sur l'argument, éminemment cratylien, pour le coup, selon lequel Jérusalem est «le troisième lieu saint de l'Islam». A Cratyle Cratyle et demie, si l'on veut jouer à ce jeu-là : car il est fort évident que Jérusalem, avant d'être le troisième lieu saint de l'Islam, est le premier lieu saint du judaïsme (et aussi, accessoirement, le premier lieu saint du christianisme) - cette antériorité n'est pas seulement en symbole et en droit ("premier" vs "troisième"), elle relève d'abord de l'ordre du temps. A l'échelle des siècles, l'Islam est un tard-venu, sur le mont du Temple : bonne occasion de rappeler quel conquérant il fût, il est encore, et que si d'aucuns songèrent bien tard à rapprocher l'empire russe, et soviétique, d'un empire colonial, le rapprochement serait à peine moins pertinent s'agissant de l'empire arabe ou de l'empire ottoman, et de toutes les présences qu'ils ont étouffées, des civilisations qu'ils ont subjuguées, écrasées et détruites, depuis les vestiges épars de la Grèce antique jusqu'aux vieilles chrétientés d'Égypte, de Syrie ou du Maghreb, depuis l'empire byzantin jusqu'aux cultures copte ou arménienne. Si c'est à des droits de nature "cratylienne" que l'Islam veut faire appel, on en a presque toujours, à lui opposer, de bien meilleurs que les siens, et personne n'en possède de plus anciens ni de plus solides, ni de mieux attestés en tradition, en mythe, en millénaires, en malheur et en poésie, que le peuple juif sur la terre d'Israël.

Ce peuple, après des siècles d'exil et d'errance, a voulu et a obtenu, comme la plupart des autres peuples, une terre qui fût indubitablement sa terre afin d'y établir un État qui fut incontestablement son État, un État juif, l'État hébreu. Ce faisant il ne renonçait pas à la présence éparse de nombre de ses membres en d'autres États de la planète, sous d'autres nationalités, selon la tradition de diaspora, d'inappartenance et d'exil qui est presque aussi profondément ancrée en lui que l'autre, celle de l'appartenance et du retour, et presque aussi féconde en littérature, en ontologie et en modernité - c'est au point que d'aucuns, en son sein même, renonçait celle-ci au nom de celle-là, et n'étaient pas loin de lui reprocher de se trahir en rentrant en lui-même, d'abandonner l'exil au nom de la promesse. Mais il n'y avait aucune incompatibilité, car il faut de l'appartenance et du lieu, pour qu'il y ait exil. Le peuple juif avait enfin, enfin et de nouveau, un territoire où il était chez lui en tant que peuple. Et cet État qu'il y a établi parmi le sang et les larmes - son sang à lui, ses larmes à lui, mais celui aussi, celles aussi, des hommes et des femmes qui ont dû quitter leurs maisons pour qu'il soit maître chez lui, ou bien qui ont pu y rester mais pour y subir son autorité de peuple, démocratiquement exercée sans doute, mais autorité tout de même -, cet État il entend pouvoir continuer à l'appeler sien, un État juif.

Je fais allusion ici, on l'aura compris, à l'hostilité presque unanime des juifs d'Israël, et au refus officiel et constamment réitéré de leur gouvernement, comme un principe sacré, à l'égard du "droit au retour" des Palestiniens. Si les Palestiniens qui sont partis reviennent, si leur "droit au retour" est proclamé et mis en application, les arabes musulmans seront bientôt la majorité dans le pays, et Israël ne sera plus l'État du peuple juif. Israël sera, au mieux, l'État du peuple israélien, arabes, juifs et chrétiens confondus ; à moins que les citoyens de cet État-là ne décident, ce qui ne serait guère étonnant dans ces conditions, de changer de nom, et pour lui et pour eux. Hermogène l'emporterait une fois de plus, ainsi que désire qu'il l'emporte toujours la majorité idéo-médiatique, en nombre de pays du monde,

Ces pays presque officiellement "hermogéniens" - je veux dire où la nationalité est officiellement, idéologiquement, médiatiquement, doxalement déconnectée de l'origine - sont presque exclusivement occidentaux, il faut le remarquer. Dans le reste du monde la question ne se pose guère. Et de même que les Japonais n'entrevoient qu'assez vaguement qu'on puisse être japonais autrement que par la naissance et l'hérédité, et le Japon autre chose que le pays des Japonais, les États arabes, il est vrai assez peu soumis à l'immigration, pour la plupart, ne semblent guère envisager - les Berbères en savent quelque chose, et souvent les juifs - d'être autre chose que des États pour les arabes, de préférence musulmans : qui n’est ni arabe ni musulman y sera toujours un étranger.

Ces États arabes, et les arabes en général, ne sont d'ailleurs nullement surpris que l'État juif veuille rester juif. Ils n'en sont pas du tout choqués, même si on les voit quelquefois, non sans un savoureux opportunisme, faire référence à des valeurs démocratico-hermogéniennes qu'ils souhaiteraient voir mises en pratique en Israël, dans un Israël de l'avenir façonné selon leurs vœux ; valeurs auxquelles ils ne songeraient pas un seul instant à laisser cours sur les immenses territoires qu'ils contrôlent, et dont il va sans dire pour eux, très cratyliennement, qu'ils sont arabes et musulmans, de même qu'il va sans dire pour les juifs d'Israël, et pour leur gouvernement, que l'État juif est l'État des juifs, et doit le rester coûte que coûte. Ce qui souvent les chagrine, ces États arabes et les arabes en général, ce n'est pas que l'État juif veuille rester juif (ce leur semble la moindre des choses) ; mais qu'il existe un État juif, et cela sur un sol que par un cratylisme mal informé ils considèrent comme leur - alors que la même façon de voir, mais poussée plus avant, plus conséquente, mieux nourrie d'archéologie, d'histoire, de temps, de mythes et de textes sacrés, l'attribue sans hésitation aux juifs.

Le paradoxe n'est pas là. Le paradoxe est plutôt, je l'ai déjà relevé, que ce cratylisme (entendu encore une fois au sens peut-être abusivement élargi que je donne à ce terme), ce cratylisme qu'on voit à l'œuvre en Israël, et que personnellement, bien sûr, je comprends on ne peut mieux, et que j'approuve fort, ce cratylisme résolu même s'il s'gnore, et ne sait pas qu'il s'appelle comme cela (au moins chez moi), peut sembler en contradiction avec une bonne part, la plus moderne, sans doute, la plus laïque ou séculière, de la tradition juive, telle qu'elle s'est manifestée intellectuellement depuis un siècle ou deux, mettons, dans les pays d'Occident et par exemple en France. Je veux dire que les penseurs, les intellectuels, les journalistes et autres opinion makers juifs, la "pensée juive", si l'on veut - dans la mesure indéfiniment contestable où elle est isolable (isolable au sein d'une culture donnée, isolable au sein de la pensée, isolable en chaque individu concerné) -, a plutôt penché, dans l'ensemble, du côté d'Hermogène, toujours selon le sens que, forçant un peu Platon, j'ai choisi de placer sous ce nom-là : en l'occurrence elle s'est montrée, et c'est encore le cas, majoritairement favorable (en accord avec l'un des courants de la tradition républicaine française, et en accord avec le courant presque unanime de l'idéo-médiatisme contemporain, ou de la média-idéologie contemporaine, qu'elle n'a pas peu contribuer à former et à rendre presque unanime), favorable, dis-je, à une déconnexion de la nationalité et de l'origine, de l'appartenance et de l'hérédité, du mot et de sa signification historique, du nom et de son long parcours, depuis la source incertaine.

Il est plus facile de parler clairement de ces choses à propos d'Israël qu'à propos de la France, car s'agissant d'Israël on dispose de plusieurs termes qui permettent de se faire entendre parfaitement. On dit : Israël, l'État d'Israël, l'État juif, l'État hébreu, les Israéliens, les juifs, etc. On dit : le gouvernement israélien et l'immense majorité des juifs d'Israël désirent qu'Israël demeure un État juif, où les juifs se sentent chez eux (ce qui ne serait plus le cas si l'application du "droit au retour" donnait aux arabes la majorité dans le pays). Mais on éprouve beaucoup de difficulté à dire et à signifier quelque chose d'à peu près équivalent à propos de la France, du gouvernement français et des Français : premièrement, parce qu'il est loin d'être assuré que ce soit vrai ; deuxièmement, parce qu'on s'attirerait les foudres à peu près unanimes de la doxa idéologico-médiatique, et de tout ce qui lui est inféodé ; troisièmement parce qu'on ne dispose que du terme français pour couvrir tout l'arc sémantique défini en Israël, avec beaucoup plus de précision et de subtilité, par État hébreu, Israéliens, juifs, etc. Il faudrait pouvoir diviser le seul mot français en plusieurs des sens qu'il a revêtu successivement, ou qu'il revêt simultanément de nos jours (ainsi lorsqu'un jeune Français arabe et musulman dit très cratyliennement "les Français, vous les Français, etc." - on entend cela tous les jours - pour désigner un groupe auquel, dans son esprit, il n'appartient pas).

Pourtant les deux situations, israélienne et française, sont assez voisines, par certains côtés. Elles pourraient rapidement le devenir davantage. Défendre le caractère juif de l'État d'Israël est un combat dont il ne serait pas étonnant qu'il se fasse de plus en plus difficile, sans doute, mais qui néanmoins se confond avec la défense de l'État d'Israël lui-même - que pourrait bien être en effet un Israël qui ne serait pas juif ? Défendre le caractère "français" (au sens du jeune arabe ci-dessus) de la France est un combat déjà perdu, puisqu'il ne peut même pas se nommer et que l'adjectif, d'autre part, est devenu suffisamment extensible et flou pour pouvoir désigner n'importe quoi et n'importe qui présente un vague rapport de coïncidence spatiale avec l'"hexagone" et ses dépendances (on pourrait employer l'horrible "hexagonal", se serait plus neutre et plus exact).

La France et Israël pouvaient "intégrer" des individus, bien entendu, des personnes qui ne fussent pas françaises, dans un cas, pas juives dans l'autre. Ni l'un ni l'autre État n'avaient et n'ont, en revanche, la capacité d'"intégrer" des peuples - pas en restant ce qu'ils étaient, en tout cas, en conservant le sens cratylien de leur nom. La quantité, ici, is of the essence, comme on dit en anglais. Changeant elle-même elle change la nature des choses. A cet égard on ne saurait trop citer ici le général de Gaulle, dans ses entretiens avec Alain Peyrefitte :

«C'est très bien qu'il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races, qu'elle a une vocation universelle. Mais à condition qu'ils restent une petite minorité. Sinon la France ne serait plus la France. »

Et un peu plus loin :

«Essayez d'intégrer de l'huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d'un moment ils se sépareront de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ?»

De Gaulle et le jeune arabe français qui parle des "Français" comme s'ils n'étaient pas lui, comme s'il n'étaient pas eux, ont exactement la même vision des choses et des peuples - platonicienne, dirons-nous, pour changer un peu de Cratyle ? Et les juifs d'Israël et leur gouvernement pensent exactement sur le même mode qu’eux (et que moi, si je puis me permettre).

Israël et la France peuvent d'autant moins absorber un autre peuple (ici et là cet autre peuple se trouve être le même, en l'occurrence, et il le prouve tous les jours) que cet autre peuple n'est ou ne serait, dans l'un et l'autre pays, qu'une portion, une section, une aile avancée d'un peuple immense et d'une communauté gigantesque, le peuple arabe et la communauté musulmane. Les Français, fort peu cratyliens - ils ont été suffisamment endoctrinés par la presse, déculturés par la télévision, gavés de méconnaissance et d'oubli par l'école pour être convertis, peut-être provisoirement, à un hermogénisme extrême et militant-, tiennent assez peu, dans l'ensemble, à rester "français" (au sens de de Gaulle et de notre innombrable jeune homme). Les juifs d'Israël, en revanche, tiennent très fort à rester juifs, et leur État avec eux. Et pour les arabes du monde entier il n'y a même pas lieu de s'interroger.

Notre parallèle va devoir s'interrompre, toutefois, car les deux couples qui sont face à face, ici et là, ne sont pas dans un rapport comparable. En France des cratyliens invétérés (même s'ils ne savent pas qu'ils le sont) ont en face d'eux des hermogéniens convaincus (le gouvernement, la presse, les écoliers, la doxa, la loi, bref tous les pouvoirs). Contrairement à ce qu'on pourrait penser, cette situation d'opposition entre deux façons de voir est beaucoup moins porteuse de violence que l'autre (au moins dans un premier temps). Avec les hermogéniens, en effet, il est toujours facile de s'entendre. Comme eux-mêmes se paient de mots, de conventions, de contrats qu'on peut toujours réviser, libre à chacun de les payer de la même monnaie, ils sont contents. Les cratyliens n'ont qu'à se proclamer, hermogéniens, provisoirement, ou bien "français" au sens hermogénien (pas celui de de Gaulle, ni de notre jeune arabe) : cela ne les engage pas à grand chose et peut leur valoir, même, beaucoup d'avantages. Il sera toujours temps de revenir, ensuite, au Cratyle qu'au fond d'eux-mêmes ils n'auront jamais quitté.

Au Moyen Orient c'est plus sérieux, on est cratylien des deux côtés. C'est dire qu'on tire à balles réelles. Les mots et les noms sont là-bas beaucoup plus solidement attachés à leur sens : ils ne sauraient en changer par convention, par l'effet d'un traité ou la grâce d'une constitution. Des arabes sont et seront citoyens d'Israël, sans doute, «mais à condition qu'ils restent une petite minorité», comme disait le général de Gaulle. Sinon Israël ne serait plus Israël, ajouterons-nous en le paraphrasant. Hors de cette condition coexister est impossible, au moins au sein d'un même État. Il est donc évident qu'il en faut deux.

Je crois avoir déjà recommandé, dans un précédent élan de politique fiction, la proclamation unilatérale, en somme, par Israël, d'un État palestinien. Il n'est rien qui entraîne un plus grand nombre de morts, chaque fois, que la manie contemporaine, au sein de la dite "communauté internationale", de faire vivre ensemble, à toute force, des êtres et des peuples que ne songent à rien moins, et qui n'aspirent les uns et les autres qu'à un territoire qu'ils puissent appeler leur. Que chacun dispose d'abord d'un espace qu'il puisse considérer comme lui appartenant en fait et en droit, ensuite les relations sont possibles, les échanges, les va-et-vient d'individus et de groupes, l'établissement de sites, de zones ou de métropoles cosmopolites. Toute union est grosse de violence dès lors que les parties y sont contraintes. C'est seulement d'une séparation préalable des belligérants que peuvent naître l'entente et la paix. Il n'est pas un seul organisme qui n'ait besoin de ses places de sécurité, d'un sanctuaire, d'une chambre à soi.

Le mur de sécurité pourquoi pas, puisque aussi bien on a tout essayé, et que rien n'a donné de résultat? Ce qui pose un problème n'est son existence, à ce mur en construction : c'est son tracé. Le tracé actuel n'est pas admissible. Cependant il faut bien voir que chaque attentat en Israël, chaque attaque terroriste, chaque Israélien tué rend cet agressif tracé plus défendable, pour Ariel Sharon et les siens.

Depuis le temps qu'on parle tous les jours des "territoires occupés" on en viendrait presque à oublier (et je crois bien que beaucoup de gens l'oublient) que si ces territoires sont occupés, c'est à la suite d'une guerre défensive, pour Israël. Il est regrettable qu'il faille poser inlassablement, à propos du conflit israélo-palestinien, l'enfantine question :«Qui a commencé ?». Et à cette question enfantine, mais dont est faite l'histoire du monde, la réponse est presque toujours : «Ce sont les arabes qui ont commencé» - des arabes, si l'on veut, des terroristes arabes, des kamikazes arabes.

Les arabes peuvent dire, évidemment - et ils ne s'en privent pas -, que c'est Israël qui a commencé le commencement, en existant, en venant exister chez eux. Mais, et c'est ici que Cratyle aura toujours le dernier mot, le premier mot, le commencement du commencement du commencement : Israël n'est pas venu exister chez eux, jamais de la vie, jamais de l'histoire. Israël a toujours été chez lui en Israël. Personne n'est plus "chez soi" que les juifs à Jérusalem.

C'est par une concession à la présence arabe, et au poids de l'histoire, qu'Israël s'est résigné, non sans une inconsolable douleur, en 1948, à n'être qu'une partie de soi-même, en fait de territoire. Si le pays a rejoint de fait, un moment, ses frontières bibliques, ce n'est pas à la suite d'une guerre de conquête ou de la dénonciation, de sa part, d'un partage trop pénible ; c'est parce qu'il avait été attaqué, une fois de plus, et s'était défendu avec la vigueur, le courage et la détermination qu'il a toujours témoignés en le demi-siècle du cours repris de son histoire.

On a déploré que les juifs d'Europe, exception faite d'épisodes héroïques tels que Sobibor ou le ghetto de Varsovie, ne se soient pas suffisamment défendus, face à l'extermination nazie, qui pour la plupart d'entre eux, longtemps, trop longtemps, n'avait pas été reconnue comme telle. Eux-mêmes se le sont reprochés. L'État d'Israël, principal héritier spirituel et moral des victimes des camps de la mort, s'est juré, lui, et toute sa population avec lui, de ne pas renouveler cette erreur; de ne pas espérer que les agresseurs vont se calmer et revenir à de meilleurs sentiments si on ne leur réplique pas et si on se laisse mener par eux là où ils veulent vous mener ; de répliquer toujours, au contraire, et de convaincre l'adversaire qu'il aura lui-même à subir les dures conséquences de chacune de ses agressions. Le monde entier connaît cette résolution d'Israël, auquel le pays et ses dirigeants se sont toujours tenus. Les terroristes palestiniens et ceux qui suscitent leurs actions ne peuvent pas en ignorer. Ils savent donc que chaque attentat qu'ils fomentent ou commettent ne fera qu'aggraver leur propre situation. S'ils s'obstinent dans cette voie ce ne peut être que par volonté délibérée de s'en tenir à la politique du pire. Ils ne peuvent en aucun cas en espérer un meilleur traité, une paix plus rapide, ne parlons même pas d'une amélioration de leur sort. Il est évident qu'ils ne peuvent poursuivre d'autres objectifs, en persévérant dans la sanglante méthode qu'ils ont choisie, qu'une conflagration générale dont procèderait comme par miracle, c'est leur espoir, la disparition d'Israël.

Si les Palestiniens avaient accepté de s'engager sans arrière-pensée, et surtout sans attentats, dans le processus que leur proposait la communauté internationale, et où Israël, dans ces conditions, n'aurait pas pu refuser de s'engager aussi, ils auraient un État depuis vingt ans, ou à tout le moins depuis dix. Ce sont leurs dérobades successives devant la paix qui plusieurs fois s'est esquissée, et surtout ce sont les attentats, qui ont permis l'accession au pouvoir, en Israël, d'ennemis de la paix, ou d'hommes qui ne conçoivent pas d'autre paix qu'absolument victorieuse, sans concession de leur part. Il est incontestable que la politique israélienne d'implantations dans les territoires occupés est moralement, intellectuellement, juridiquement indéfendable. On pourra même aller jusqu'à l'appeler criminelle, pour parler comme on parle. Imbécile serait peut-être un mot plus juste, s'il peut se combiner avec cynique. Mais il n'est pas douteux que cette politique ou sa poursuite ont été rendu possibles uniquement par le terrorisme palestinien, et par les dérobades de Yasser Arafat chaque fois que se précisaient un peu trop à son gré des ouvertures de paix. C'est une grande chance pour les extrémistes israéliens que de pouvoir prendre le monde à témoin, indéfiniment, qu'ils n'ont personne avec qui traiter, et qu'ils ne rencontrent, en face, aucune volonté sérieuse de parvenir à un arrangement, avec les concessions déchirantes qu'impliqueraient nécessairement, des deux côtés, tout arrangement. S'ils peuvent montrer qu'une politique relativement modérée, de leur part, ne vaudrait à leur peuple aucun répit, comment ne sentiraient-ils pas encouragés à jouer le tout pour le tout, et à tâcher d'obtenir toujours plus, c’est à dire la reconstitution territoriale de l’Israël des temps bibliques ? Si la moitié et le tout coûtent exactement le même prix de larmes et de sang, qui serait assez sage, comme il le faudrait, pour se contenter de la moitié ?

L'immense majorité des Palestiniens mène une existence insupportable. Ce n'est pas dû entièrement à l'État d'Israël mais aussi, pour une large part, au retard général et au mal-être du monde arabe, conséquence lui-même de son déficit en liberté, en démocratie, en enseignement, en in-nocence et en sens civique. Mais même ce qui, dan ces conditions de vie déplorables, est la conséquence directe du conflit et de ce qu'on pourrait appeler l'agressive politique de défense d'Israël, avec les contraintes, les brimades et toutes les brutalités qu'elle entraîne, même cette partie-là, spécifique et certes considérable, de l'effroyable fardeau qui pèse sur les Palestiniens, a son origine indirecte, mais toute proche, dans la violence terroriste arabe, et serait allégée presque du jour au lendemain par l'arrêt des attentats. Même les États-Unis ne pourraient pas continuer de soutenir un gouvernement israélien qui persévèrerait dans la répression antipalestinienne alors qu'il n'y aurait pas de victimes juives pour donner un motif légitime à son action.

C'est l'insécurité en Israël, la peur chez les Israéliens et tout le sang versé par le terrorisme palestinien qui perpétuent, de l'autre côté des points de contrôle, le long cauchemar vécu par les arabes des territoires, victimes qu'ils sont d'autre part de la surpopulation, de la corruption de l'appareil politique, du despotisme des chefs, du manque d'expérience démocratique et des graves détériorations psychologiques que ne manque pas d'entraîner, toujours, la prolongation indéfinie d'une situation aussi tendue.

Un mur, dès lors, pourquoi pas, en désespoir de cause, et puisqu'il semble bien qu'on ait essayé tout le reste ? Mais le gouvernement israélien s'honorerait, et il ménagerait, de l'avenir, ce qui peut l'être encore , en ne tirant pas trop sur la corde ni le cordeau, et, quelles que soient les provocations de ses ennemis, en se contentant d'une ligne de défense qui soit aussi une frontière admissible, et qui délimiterait, en creux, les frontières d'un État palestinien vivable. Les juifs l'ont tant voulu, leur État ! Que ne comprennent-ils les aspirations d'un autre peuple au même idéal ?