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Éditorial n° 30, mardi 13 janvier 2004

Racisme, antiracisme, offuscation

A vrai dire, depuis que l'eschatologie a opposé la paix à la guerre, l'évidence de la guerre se maintient dans une civilisation essentiellement hypocrite, c'est-à-dire attachée à la fois au Vrai et au Bien, désormais antagonistes. Il est peut-être temps de reconnaître dans l'hypocrisie, non seulement un vilain défaut contingent de l'homme, mais le déchirement d'un monde attaché à la fois aux philosophes et aux prophètes.

Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini

 

 

 

 

 

 

D'aucuns, et parmi nos amis, se sont étonnés que l'In-nocence se taise, à propos du voile. On nous a pressés de prendre position. Et fallait-il faire une loi ? Et convenait-il, si l'on en faisait une, d'en étendre les effets à tous les signes religieux ? Et d'ailleurs quel était notre point de vue global, sur la laïcité ?

Pourtant on peut difficilement nous adjurer d'avoir un avis, voire de proposer des solutions, quant à des problèmes qui sont le prévisible résultat d'une politique que nous désapprouvons de toutes nos forces, et dont nous ne nous lassons pas de dénoncer les dangers - d'évidence ce n'est plus de dangers qu'il s'agit cette fois, ni de menaces, mais du drame lui-même, depuis longtemps noué.

   Trait caractéristique des pays qui ne se gouvernent plus,  qui ne comprennent pas l'histoire et ne prétendent plus influer sur son cours, ni même sur leur propre destin, on ne débat des problèmes, en France, que dès lors qu'il n'est plus temps. Plus tôt ce n'était pas le bon moment. A présent il n'y a plus rien à faire. Les voies que vous pourriez proposer vers une issue, on ne manque pas de vous faire remarquer qu'on a déjà pris soin de les exclure, et qu'il n'est plus question de les évoquer seulement : ce serait défier la loi, défier la Constitution, défier les traités internationaux, défier le sens moral tel qu'il a de longue date précisé ses arrêts.

Ce ne sont pas seulement les prescriptions pour un traitement éventuel de nos maux qui sont périmées avant toute formulation, c'est le diagnostic lui-même qui ne peut plus être énoncé. Vous êtes sommé de ne pas voir, enjoint de ne pas dire, mis en demeure de ne pas comprendre, ou de faire semblant.

Aux premiers jours de la fâcheuse "affaire Camus", j'avais envoyé au Monde un article en réponse, que le quotidien du soir s'empressa de ne pas publier, au motif qu'il «dépassait la ligne jaune». Je mis assez longtemps à savoir ce qui, dans ce texte plutôt mesuré, allait au-delà de l'admissible - de l'admissible pour Edwy Plenel. On voulut bien un jour, longtemps après, me l'expliquer. Ce qui franchissait les bornes du dicible et du publiable, dans mon article, c'est que j'y appelais à une nouvelle définition de l'antisémitisme, et un peu plus précise, dès lors que cette tare, il suffisait d'en taxer qui l'on veut pour que celui-là ne puisse plus se défendre, l'accusation valant preuve, à la fois, arrêt de justice et sanction.

Ce que j'écrivais alors pour l'antisémitisme vaut pour le racisme en général, à mon avis, et très a fortiori. Car l'accusation de racisme, et sa seule menace, ne sert pas seulement à faire taire les individus. C'est toute une société qu'elle réduit au silence, et d'abord à l'aveuglement, à la cécité sur son propre destin.

J'appelle racisme l'hostilité pour les êtres en raison de leurs seules origines. Je n'appelle pas racisme l'hostilité à l'égard d'un être particulier,  en raison de ses actes, de ses propos ou de ses opinions, quand bien même cet être particulier appartiendrait à un groupe ethnique qui d'autre part ferait l'objet de racisme (d'autant que presque tous les groupes font l'objet de racisme, même si ce n'est pas également).

J'appelle racisme les accusations sans fondement, inspirées par la seule animosité à l'égard d'un groupe ethnique, et qui survivent à l'établissement incontestable de leur fausseté. Je n'appelle pas racisme le tranquille exposé de faits vérifiables, même quand ils incriminent un groupe ethnique, ce groupe humain fît-il d'autre part l'objet de racisme.

J'appelle racisme la désignation d'un groupe ethnique ou d'un autre en tant que bouc émissaire, et l'usage fait de lui comme explication à tous les maux d'une société. Je n'appelle pas racisme la prise en considération aussi exacte et scrupuleuse que possible du rôle, du poids et de l'influence  des différents groupes ethniques ou religieux dans l'évolution politique, économique ou culturelle des nations, ou dans la géopolitique internationale.

J'appelle racisme l'assimilation d'un être à son groupe ethnique, la réduction de sa personnalité à sa seule origine, l'explication globale de ce qu'il est, ou de ses actions, ou de ses opinions, ou de son oeuvre, par le seul facteur de son appartenance héréditaire. Je n'appelle pas racisme la prise en considération mesurée de l'appartenance d'un être à son groupe ethnique, lorsque cette appartenance joue un rôle effectif dans la personnalité de cet être et peut éventuellement servir à expliquer en partie son caractère, ses actes, ses attitudes, ses opinions ou ses travaux (étant bien entendu que cette explication peut bien sûr être contestée, et finalement écartée pour défaut de pertinence).

J'appelle racisme la généralisation à tout un groupe ethnique des traits réels ou supposés d'un de ses membres, ou d'un certain nombre de ses membres. Je n'appelle pas racisme l'émission de généralités, même défavorables, sur un groupe ethnique donné, dès lors que ces généralités sont plus vraies que fausses - ce qui est la seule façon possible, pour des généralités, d'être vraies ; et dès lors que ces généralités sont maniées comme des généralités et rien d'autre, c'est-à-dire que leur éventuelle vérité n'est pas transposée automatiquement sur chacun des individus qui composent le groupe en question. 

J'appelle racisme la foi aveugle dans les généralités à propos des groupes ethniques, et la transposition systématique de ces généralités dans le jugement sur les individus et dans le choix d'une attitude envers eux. Je n'appelle pas racisme l'élaboration de généralités, qui est une des activités essentielles de l'intelligence.

J'appelle racisme le jugement sur les êtres en fonction de leur appartenance de groupe (sauf s'il s'agit d'une appartenance volontaire, délibérée) et le jugement sur les groupes en fonction du comportement de certains de leurs membres. Je n'appelle pas racisme le jugement sur les êtres, ni le jugement sur les groupes, quand bien même il s'agirait de groupes ethniques et fissent-ils l'objet de racisme d'autre part.

  J'appelle racisme le jugement sur un groupe ethnique quand il est inspiré par le seul préjugé, et non pas sur une appréciation aussi objective que possible de l'attitude, des caractères, des conditions de vie ou des accomplissements de ce groupe. Je n'appelle pas racisme les jugements objectifs, quand bien même ils porteraient sur un groupe ethnique qui ferait d'autre part l'objet de racisme.

J'appelle racisme l'abandon au préjugé, quand il porte sur les groupes ethniques ou sur les individus en fonction de leur origines. Je n'appelle pas racisme l'exercice des facultés de jugement, serait-ce dans les mêmes domaines;  

J'appelle racisme le mensonge, quand il a pour dessein ou pour effet de nuire à des êtres ou des groupes en raison de leur caractère ethnique. Je n'appelle pas racisme la vérité ou son expression, même quand elles sont défavorables à des individus ou à des groupes qui font ou qui pourraient faire d'autre part l'objet de racisme.

J'appelle racisme l'erreur, quand elle est inspirée par la haine ethnique, par le préjugé, par la paresse, par l'aveuglement délibéré, par le seul désir d'appartenance et de conformité ; je n'appelle pas racisme l'erreur quand elle est de bonne foi, et quand elle est prête, confrontée à la vérité, à se reconnaître pour ce qu'elle est.

J'appelle racisme la haine des différences ethniques ou culturelles (à moins que ces différences ne soient des injustices) ; je n'appelle pas racisme la constatation objective de ces différences, ni le goût ou même l'amour qu'on peut avoir pour elles, ni le désir qu'elles se perpétuent (à moins que ses différences ne soient des injustices).

J'appelle racisme les différences de traitement entre les citoyens en fonction de leur origine ; je n'appelle pas racisme les différences de traitement entre les citoyens et les non-citoyens (sans quoi la citoyenneté n'aurait plus de sens). 

J'appelle racisme la conviction qu'au sein de certains peuples, de certaines civilisations, de certains groupes ethniques il ne saurait y avoir d'hommes et de femmes d'une qualité humaine, intellectuelle, artistique ou morale exceptionnelle ; je n'appelle pas racisme la conviction que certains peuples ont jusqu'à présent plus apporté que d'autres au patrimoine commun de l'humanité, que certaines civilisations se sont montrées plus brillantes ou plus admirables que certaines autres (ou qu'elles-mêmes à d'autres moments de leur histoire), que certains groupes ethniques ont joué en de certaines périodes un rôle plus important que d'autres, ou plus digne d'émulation.

L'antiracisme a fini par donner du racisme une définition si vague et si extensive, si à même de servir en toute occasion, si disponible en permanence pour toute exploitation en cas de besoin et hors de besoin, qu'aujourd'hui il n'est presque plus rien ni personne qui puisse être assuré d'échapper à tout moment et à jamais à l'accusation de racisme. Élargissant indéfiniment le concept de racisme l'antiracisme élargissait dans les mêmes proportions sa propre importance, son champ d'intervention  virtuel, et bien entendu son pouvoir. Poursuivant ce processus jusqu'à son terme (on espère que c'est bien son terme), il est devenu le seul pouvoir, ou du moins il se confond avec le pouvoir au sens absolu du terme, et il est bien près d'être un pouvoir absolu. Héritier mécanique de ce dont la dénonciation a tout propos et hors de propos a fait sa force et l'a constitué en puissance, à savoir le racisme, l'antiracisme a recueilli de celui-ci la certitude d'avoir toujours raison, le manque de scrupule dès lors qu'il agit pour ce qu'il estime être la bonne cause, la passion pour la dénonciation et pour la chasse à l'homme, le goût pour les explications monocausales et obsessionnelles du monde, jusqu'à la caractéristique violence d'expression et le ton.

Ici n'est pas le lieu d'examiner les rapports de l'antiracisme au pouvoir, les formes qu'il revêt en tant que pouvoir politique, social et médiatique, les conditions d'accès au pouvoir qu'il impose aux institutions, aux groupes et aux individus. Pouvoir pour pouvoir, après tout, mieux vaut que ce soit l'antiracisme qui l'ait entre les mains, plutôt que le racisme.  Il reste qu'un pouvoir absolu reste un pouvoir absolu, et s'il ne nous appartient pas de dire une fois de plus, avec Montesquieu, que celui-ci, en l'occurrence, «corrompt absolument», nous avons le droit, néanmoins, de nous inquiéter de ces effets sur la vérité. Selon moi ils sont désastreux. Et l'état désastreux de la vérité parmi nous, conséquence - pour une large part - du pouvoir absolu de l'antiracisme, de la crainte qu'il fait naître et du désir qu'il instille de ne jamais encourir ses foudres (dût-on ne pas dire ce qu'on pense et feindre de ne pas remarquer ce qu'on voit), entraîne à son tour des effets désastreux pour le pays, et pour son avenir.

L'antiracisme ne se conçoit pas d'extérieur. De même que la société qu'il promeut n'imagine rien ni personne qui lui soit étranger, ou qui du moins soit destiné à le rester (ne sommes-nous pas tous semblables ?), lui n'entrevoit rien ni personne qui ne soit pas lui, ou qui n'étant pas lui demeure néanmoins assez humain, assez moral, pour offrir ou pour constituer un objet de discussion. Pour n'être pas lui, selon lui, il n'y a que le monstre et la monstruosité. Ainsi s'explique qu'il ne sache procéder, dès qu'il croit reconnaître un adversaire, que par imprécation, invectives et anathème, et que son discours, à peine pense-t-il l'adresser à un contradicteur, même virtuel, ait fini par ressembler si fort, ainsi que je le suggérais à l'instant, aux vitupérations racistes de jadis, dont il a récupéré tant des tics.

Il ne se conçoit pas d'extérieur, et il n'a pas tout à fait tort. En effet, comment, en dehors de lui, pourrait-on se constituer en sujet pensant, et parlant, et agissant?  En quel lieu pourrait-on se tenir qui ne soit pas son territoire à lui ?  Exactement comme en le monde qu'il appelle de ses voeux chacun est partout chez soi - de sorte que personne n'est jamais à l'étranger, qu'il n'y a plus d'étranger, plus d'ailleurs, plus d'exil concevable, plus de frontière qui se puisse entreposer entre le monde et soi -,  de la même façon exactement, face à l'antiracisme, il n'y a pas d'espace où se dresser ni même où se serrer, il n'y a pas de site où prendre la parole, il n'y a pas de recoin où se nommer. Il faudrait se déclarer raciste, ce qu'à Dieu ne plaise ( même si risque de vous en venir la tentation absurde, en désespoir de cause, par besoin vital de sortir, de descendre, de respirer un peu d'air, d'échapper un moment au formidable gazouillis institué). A peine plus subtil et plus juste serait de s'assumer antiantiraciste, ce qui certes ne serait pas être raciste, loin de là, mais tout de même dépasserait encore la pensée, en tout cas la mienne.

Comment pourrait-on être antiantiraciste, en effet? Je l'ai écrit deux mille fois si ce n'est une, l'antiracisme a raison, il faut que ce soit bien entendu. Seulement il a trop raison, il abuse de la raison, il n'a pas toujours raison, il ne coïncide pas exactement avec la raison, pas plus qu'il ne coïncide exactement avec la morale  - avec la vérité n'en parlons même pas, et d'ailleurs j'y viens.

Une illustration comique de cette incapacité de l'antiracisme a se concevoir un extérieur, c'est l'attitude de ces journalistes qui vous reçoivent - antiracistes, bien entendu, sans quoi ils ne seraient pas en position de vous recevoir - et qui vous disent, en toute sincérité étonnée :

 «Mais enfin, Machin-Truc, je ne comprends pas, vous êtes un bon écrivain, vous êtes un garçon cultivé, vous avez même l'air sympathique, comme ça, à vous voir… Et pourtant vous écrivez, page 354 de votre nouveau livre : …. »

On voit bien qu'on les déçoit. Ils vous avaient imaginé plus monstre. Ils vous auraient souhaité plus résolument tératoïde. Quoi ? Vous ne pensez pas exactement comme eux sur les vertus du métissage universel, vous souhaiteriez que la France ne perde pas trop de son caractère français  ni l'Espagne de son caractère espagnol, vous distinguez obstinément dans le monde de grandes masses de civilisations et de religions et vous énoncez les dangers de leur affrontement, et pourtant, pourtant, chose à peine concevable, malgré ces penchants abominables et tout ce qu'ils donnent d'encore pire à soupçonner de vous, pourtant vous savez écrire sans faute d'orthographe le nom de Hugo, vous avez l'air d'avoir déjà entendu parler de la Belgique et vos deux yeux sont à peu près de la même couleur ! Allez confesser après cela un goût marqué pour la musique arabo-andalouse, ou bien une familiarité au moins comparable à celle de vos hôtes avec la poésie de Mandelstam, ils seront convaincus que vous voulez leur mort par stupéfaction. 

En dehors d'eux et de la conformité à leur point de vue, point de concevable salut, à leurs yeux :  point de culture imaginable, et en tout cas point de morale. De ce que l'antiracisme est entièrement moral à leur gré ils concluent que la morale est entièrement antiraciste, et qu'elle n'a rien d'autre à faire que de terrasser la "double peine" (c'est fait), de se livrer au lobbying et au fund raising pour l'édification en France de grandioses nouvelles mosquées,  et de réclamer la régularisation massive de tous les "sans-papiers". On pourrait leur objecter que la société qu'ils promeuvent, et qu'ils ont eu tout loisir, depuis trente ans, de façonner à leur manière - au moins pour ce qui est de l'immigration (et même s'ils ne cachent pas qu'ils pourraient faire encore beaucoup mieux) -, ne paraît pas plus douce que l'autre, ni les rapports entre les êtres plus sereins, ni la vie plus belle, ni la ville plus sûre, ni la situation culturelle plus brillante ; et qu'une morale paraît bien avoir quelque chose qui pèche si ses plus visibles effets paraissent être la méfiance de tous envers tous, la diffusion de la peur, la vertigineuse augmentation des délits, la constante détérioration des rapports entre les groupes humains, l'élargissement des territoires où la loi n'a plus cours.

Irlande du Nord, ex-Yougoslavie, Moyen-Orient, Irak, Tchetchénie, Inde, Sri Lanka, États-Unis, presque en tout point de la planète où doivent se partager un même territoire des groupes ethniques ou des religions différentes, le conflit se manifeste et la brutalité prospère, que ce soit sous la forme d'une myriade d'incidents quotidiens, plus ou moins graves, ou de la guerre ouverte. Et il est à remarquer que de toutes les confrontations porteuses de violence, aucunes ne paraissent conduire plus fréquemment à l'affrontement ouvert que celles où l'islam se collète à d'autres religions, hindouisme, animisme, judaïsme et christianisme surtout. Du Caucase à l'Afrique noire, du sous-continent indien à la Bosnie-Herzégovine, presque tous les conflits récents et actuels semblent relever de cette figure-là. C'est au point que les Noirs américains, ou ceux d'entre eux qui ont voulu marquer de la façon la plus emphatique possible leur opposition au pouvoir blanc, ont choisi de se convertir à l'islam, bien conscients que rien ne pouvait leur donner plus de force, à la fois, leur valoir plus d'amis chez les ennemis de l'Amérique et semer plus d'effroi parmi leurs adversaires désignés.

Ce qu'observant, ce que ne pouvant pas ne pas observer, on se demande quelle espèce de supériorité morale, a fortiori quel monopole de la morale, pourraient bien détenir ceux qui par aveuglement, encore une fois, par négligence, par conformisme, par niaiserie bien-pensante, par intérêt quelquefois et même dans quelques cas par horreur de la France et des Français, ont laissé se créer en France, ont tout fait pour que se crée, une situation de cet ordre. Dès lors qu'on sait pareilles situations grosses de malheur, et on ne le sait que trop, et on ne vérifie que trop qu'elles le sont, quelle morale pourrait bien s'accommoder de leur création, qu'elle soit survenue par inconscience ou dogmatisme, et de cette création tirer fierté ? Il peut bien sûr arriver que la morale crée du malheur ou l'exige, surtout du malheur particulier : telle n'est certainement pas sa fonction néanmoins, bien au contraire. Une morale dont la conséquence la plus visible est l'augmentation de la délinquance et de la criminalité n'est certainement pas la morale, et encore moins le tout de la morale. 

L'antiracisme, pour défendre sa morale et le bilan de sa morale, va dire que rien de ce qu'on croit observer n'est vrai, que rien de ce qu'on croit souffrir n'est réel; et que d'ailleurs il ne faut pas en parler, qu'il est raciste d'en parler. La question, sous son règne, n'est jamais longtemps celle du vrai et du faux : elle glisse toujours très vite, par un rituel tour de passe-passe, vers celle du dicible et de l'indicible, de l'admissible et de l'inadmissible, de ce qui peut être exprimé et ce qui ne  saurait l'être en aucune façon, à moins d'encourir les qualifications infamantes et coutumières de raciste et de criminel.  Comme l'antiracisme est absolument persuadé, non seulement d'avoir toujours raison, mais aussi d'être toujours bon, toujours juste, toujours exactement conforme à ce qu'il convient d'être, tout ce qui se trouve ne pas confirmer point par point ses présupposés est frappé d'irréalité, d'interdiction d'être et de dire, d'être dit. Or c'est là une masse sans cesse croissante d'objections, d'exceptions, de délicatesses de pensée et tout simplement de faits, d'évènements, de chiffres, qui crée en s'augmentant une faille, un gouffre, un abîme où la vérité n'en finit pas de tomber.

Si le dogme antiraciste n'a aucune espèce de droit à prétendre, comme il le fait, à une sorte d'exclusivité des valeurs morales, c'est d'une part parce que son application rigoureuse, dogmatique, aboutit, je viens de le rappeler, à créer dans le monde une augmentation de ce que, dans un autre contexte, on aurait appelé le mal  - la violence, l'hostilité entre les individus et entre les groupes, la laideur, la misère, le crime (étant bien entendu que le racisme, lui, dogmatique ou pas, ne ferait certainement pas mieux, et probablement beaucoup plus mal).  C'est aussi parce qu'il ne cesse d'appeler, quand cela l'arrange, et cela l'arrange très souvent (chaque fois que sont mis en cause les bénéficiaires les plus habituels de sa protection), à une suspension du jugement moral, à une epoché très sélective, dont le résultat le plus tangible est la réduction constante du champ d'application de la morale, comparable et concomitante au rétrécissement des zones d'application de la loi.  Et c'est surtout parce qu'il hésite rarement, lui, le dogme antiraciste, à sacrifier la vérité à sa certitude d'être dans le juste, à cacher ou à essayer de cacher les informations qui semblent le contredire, à monter en épingle celles qui le confortent au contraire, quitte à les inventer quand il ne s'en trouve pas : or la vérité, faut-il le rappeler, est en soi une valeur morale de premier rang.

Le voile islamique, c'est la République qui le porte. On lui dit de le remplacer par un bandeau, qui sera un peu moins voyant. Mais il y a beau temps qu'elle porte un bandeau, et il lui couvre les yeux.

Un des plus jolis emblèmes, et des mieux repérés, de ce refus de voir et surtout de dire, de laisser dire et de laisser montrer, ce fut longtemps la fameuse question de la non moins fameuse (mais longtemps indicible) surdélinquance des… comment dit-on ? … jeunes issus de l'immigration. Que n'a-t-on pas dû subir, comme insultes et comme menaces, pendant quinze ou vingt ans,  à peine faisait-on mine de paraître s'aviser qu'en effet… - quitte d'ailleurs à attribuer au phénomène une explication qui n'était nullement raciste, au sens cette fois rigoureux du terme : mais c'était déjà trop, mille fois trop, que de remarquer le phénomène, puisqu'il ne pouvait pas être vrai, puisqu'il ne pouvait pas être, puisqu'il était frappé d'inexistence constitutive et d'impossibilité préalable, aucune place n'étant prévue pour lui dans le dogme. Puis un beau jour la vérité, avec cette insistance qu'elle a, a bien fini par s'imposer, quand décidément il ne fut plus possible de la tenir sous le boisseau.

Pour le dogme antiraciste, cependant, la vérité ne prouve rien. Dès lors qu'elle ne lui sied point, elle ne saurait être une cause, il ne faut rien fonder sur elle, il n'y a pas de conclusion à en tirer, elle n'est jamais qu'un effet - au mieux un effet de vérité.

Il n'est que de songer aux revendications récentes des antiracistes dogmatiques pour obtenir qu'à la prison de la Santé, et sans doute en d'autres centrales françaises, on cesse de répartir les détenus selon leur origine ethnique, et par exemple de séparer les [Innommables] des arabes, Kabyles, Maghrébins et autres musulmans. Il faut mettre tout le monde ensemble, proclame le dogme (ne sommes-nous pas tous semblables ?) : les noirs avec les blancs, les musulmans avec les chrétiens ou ex-chrétiens, les Asiatiques avec les arabes, les inqualifiables avec les intégristes. Tous les experts et toutes les personnes qui sont sur place estiment qu'une telle mesure entraînerait un bain de sang immédiat, un formidable accroissement des tensions et de la violence, et donc une aggravation sans précédent des conditions générales de détention, qui de notoriété publique sont déplorables au stade actuel. Tant pis, disent en substance les dogmatiques. Comme tous les dogmatiques ils estiment que mieux vaut le désastre qu'une atteinte aux stricts principes. Ce qui se passerait vraiment, ils ne veulent pas le savoir.

Je ne veux pas le savoir est leur devise, de toute façon. Ce qui se passe déjà, ils tiennent absolument à l'ignorer. Au demeurant, malgré la grande obscurité qu'impose le dogme antiraciste à de si nombreux aspects de la situation française, il en est peu où l'interdiction de voir, de dire, de montrer et de faire savoir soit plus rigoureuse qu'en le domaine pénitentiaire, et judiciaire en général. La question des prisons est certes pressante, la notoire "surpopulation carcérale" occupe, par force, une place énorme dans le débat, et pourtant pas un seul instant il ne sera envisagé, ni seulement envisageable, de rapprocher cette question-ci, ce débat-là - non plus que ceux qui portent sur l'éducation, par exemple,  l'emploi, la Sécurité sociale, la sécurité tout court - de les rapprocher, dis-je, du débat-non-débat sur l'immigration, et sur l'évolution ethnique de la population française. Quel rapport ? Oseriez-vous insinuer qu'il puisse y avoir un rapport ? Si vous l'insinuez c'est à bon droit qu'on parle ici de criminalité, parce que le criminel c'est vous.

Aussi ne saura-t-on pas quelles sont les proportions ethniques au sein des prisons françaises, ni si par hasard il n'y aurait pas, et dans quelles mesures, pour tel ou tel groupe, d'éventuelles surreprésentations - ce mot maudit. Le saurait-on d'ailleurs, malgré les incessants efforts et les menaces sans relâche du dogmatisme antiraciste pour parvenir à le cacher, lui ne serait pas démonté par la révélation. Il me souvient d'un lointain article du Monde où il était expliqué très sérieusement que la surreprésentation des noirs au sein de la population carcérale américaine était une preuve de plus du racisme de la société américaine dans son ensemble, et d'abord de son système judiciaire, qui s'entendait à condamner les noirs beaucoup plus lourdement que les blancs. Et certes, que les noirs soient condamnés plus lourdement que les blancs, il se peut très bien que ce soit vrai, malheureusement. Il se peut très bien que ce soit une explication en effet, et même la seule explication pertinente, au surnombre proportionnel des noirs dans les prisons des États-Unis. Néanmoins ce n'est pas la seule explication envisageable. Ce n'est pas la seule qui puisse être prise en considération, et qui doive l'être. Ce n'est même la première qui se propose à l'esprit, en bonne logique. Mais c'est la seule que l'antiracisme dogmatique juge convenable et licite de suggérer et d'imposer. Tant pis pour la logique. Tant pis pour la complexité du monde, si elle demande à être prise en compte. Tant pis pour la vérité s'il se trouve qu'elle est bafouée. La seule vérité, c'est le catéchisme antiraciste. Non seulement les mauvaises réponses seront sévèrement sanctionnées, mais l'on veillera à ce qu'elles ne soient pas inscrites au  procès-verbal.

Le voile, la "surdélinquance", l'équipe de France insultée, la Marseillaise conspuée, les maisons de la Culture saccagées, les synagogues incendiées, les pompiers et les médecins de garde attaqués sur appel -ne parlons même pas des voitures brûlées et des commissariats de police "caillassés", puisqu'il paraît que c'est le mot : ce sont là comme les petites touches d'un vaste tableau pointilliste qu'il importe avant tout de ne pas voir, serait-ce en restant le nez collé sur lui ; de ne pas laisser voir, fût-ce en se serrant contre lui ; de nier à toute force, même quand on se confond avec lui. 

L'antiracisme dogmatique, c'est triste à dire, a fini par devenir le plus agissant des obscurantismes, dans la société française contemporaine : celui qui exerce la plus forte censure, qui offusque les plus larges pans de réalité, qui dénie le plus véhémentement l'expérience et ses enseignements. Il cherche à imposer l'image d'un monde conforme à ses chimères, sans  vouloir entendre les leçons conjointes, pourtant de plus en plus nettes, de l'histoire et de l'actualité.

Je crois qu'il demeure encore quelques vieilles personnes pour employer le mot intégration - les plus collet monté disent même intégration républicaine. Mais l'intégration, c'était pour les individus. Avec les peuples, je crains bien que ce ne soit tout à fait impossible. De toute façon nous n'en sommes plus là. Oh, peuple il y a bien,  et fort conscient d'être un peuple : mais l'intégration au sein d'un autre peuple, en l'occurrence le peuple français, paraît bien être le cadet de ses soucis. On l'aura mal regardé.

J'ai fait naguère - cela ne m'a pas guère réussi - l'éloge des lois de l'hospitalité.  Ce sont celles qui s'appliquaient, ou qui auraient dû s'appliquer, au temps où des individus choisissaient de s'installer dans un pays donné et d'y faire ou refaire leur vie, et d'y installer leurs enfants et toute leur descendance éventuelle, parce qu'ils avaient pour ce pays-là un amour particulier ou une admiration spéciale, parce que sa civilisation, ou sa langue, ou sa littérature, ou l'état de ses moeurs, ou son régime juridique ou tout cela ensemble leur inspirait du désir ou du respect, parce qu'ils voulaient vivre comme on vivait là, précisément  là. La situation d'aujourd'hui, nul besoin de le souligner, n'a plus rien à voir avec ce schéma. Certes la plupart de nos récents immigrés, comme ceux de jadis, ont quitté leur pays d'origine parce qu'ils n'en pouvaient plus du mauvais gouvernement qui y sévissait, de l'anarchie, du despotisme, de la corruption  ou de l'incivisme qui y régnaient, de la misère, de la tristesse, du manque de liberté ou de la répression sexuelle dont ils avaient à y souffrir, de la dépendance religieuse, qui sait, ou de l'asservissement de la femme, bref, de l'extrême difficulté de la vie quotidienne. Le grand paradoxe est que nombre d'entre eux paraissent n'avoir rien de plus pressé que de reconstituer en France, aussi exactement que possible,  non seulement pour eux-mêmes mais pour l'ensemble de la population, les conditions mêmes qui leur ont rendu l'existence insupportable dans leur propre pays. Comme l'écrivait très drôlement, et, hélas, très justement, une habituée du site de l'In-nocence, ils sont comme ces opposants de jadis à la tyrannie soviétique, échappés d'entre ses griffes, réfugiés en France ou dans n'importe quelle démocratie libérale occidentale, mais qui, sitôt arrivés en lieu sûr, se seraient empressés de s'inscrire au parti communiste local et de militer ardemment pour transformer leur pays d'accueil en démocratie populaire, ou en dictature du prolétariat.

Les immigrés de ce type-là, on dirait qu'ils ne distinguent pas très clairement le lien, pourtant évident, qui existe entre la liberté, la prospérité, la relative douceur de vivre qui règnent ou qui régnaient en France, d'une part, et d'autre part les formes françaises, façonnées par une histoire commune, de la vie sociale, de la vie civique, de la vie religieuse, post-religieuse ou séculière. Cette liberté, cette prospérité, cette relative douceur de vivre, ils paraissent imaginer qu'elles sont tombées du ciel, une sorte de pur privilège géographique, en somme, une chance historique due au hasard, où la volonté n'entrerait pour rien, et dont il n'y aurait qu'à profiter. Et ils sont très désireux d'en profiter eux aussi, mais ils souhaiteraient les combiner aussi étroitement que possible avec les modes de vie auxquels ils sont habitués, avec les façons de penser, de croire, de se comporter dans son immeuble, dans la rue, dans la ville, dans l'État, qui sont coutumières ou traditionnelles dans les contrées qu'ils ont quittées. Il n'est pas très étonnant dans ces conditions que des pans toujours plus larges de nos villes et de nos banlieues ressemblent chaque jour plus étroitement à des quartiers d'Alger, d'Annaba ou de Bamako.

Pour les nouveaux et récents immigrés de cette sorte, il ne s'agit pas de s'adapter avec toute l'exactitude et l'amour concevables (comme l'eût voulu la part qui leur revenait des anciennes lois de l'hospitalité )  aux moeurs, aux codes, aux façons de voir et de penser du pays dans lequel ils se sont installés, et qui doit à ces moeurs, à ces codes, à ces façons de voir et d'agir la plus grande part des qualités et des avantages qui rendent désirable de s'y installer. Il s'agit de tirer tout le parti possible de ces qualités et de ces avantages tout en restant soi-même aussi rigoureusement qu'on le peut, et en tâchant de reconstituer aussi exactement qu'il est réalisable son petit monde traditionnel.

Cependant même cette phase-là est à présent dépassée. J'entendais l'autre jour une jeune intellectuelle immigrée, ou d'origine immigrée, expliquer qu'elle avait fait un gros effort pour s'intéresser à la culture française et pour l'acquérir, pour connaître aussi bien que possible la langue, la littérature et les traditions françaises. Et elle ne le regrettait pas du tout. Ce qu'elle regrettait en revanche, c'est qu'il n'y ait eu aucun mouvement de curiosité en sens inverse, aucune symétrie dans l'effort,  aucun désir, de la part des [Innommables ], d'en savoir plus sur sa culture à elle.

Elle voulait bien que "le fait religieux" soit enseigné à l'école, et elle admettait qu'il pouvait être utile d'étudier les grandes lignes de la religion chrétienne pour mieux comprendre les cathédrales et les portails des églises romanes ; mais combien des [Innommables ] font-ils l'effort, eux - c'est ce qu'elle voulait savoir - de s'intéresser au Coran, de mieux connaître la culture arabe, de s'initier à la poésie ou à la musique du monde musulman ? Une grande partie des difficultés de "l'intégration", selon l'avis de cette dame, procédait de cette dissymétrie.

Qu'on ne s'y méprenne pas. Je serais bien le dernier à vouloir dissuader qui que ce soit de lire le Coran, de s'intéresser à la poésie et à la musique arabes, de s'initier à la culture et à la civilisation de l'islam, qui sont l'une des grandes cultures et l'une des grandes civilisations de l'humanité, et auxquelles sont dues quelques-uns des plus admirables chefs-d'oeuvre de la terre et des livres. Mais il me semble que pareille curiosité, l'exercice de pareil goût, indispensables certainement si l'on décide de s'installer en terre d'islam, ne sauraient relever, en France, que de l'initiative individuelle, du goût, justement, des curiosités plus ou moins développées de chacun ; et que, si dignes d'encouragement que soient ces curiosités-là, elles ne sauraient en aucune façon, dans notre pays, constituer une espèce d'obligation, l'objet d'un devoir moral ou civique,  une indispensable pratique collective. En l'occurrence ce ne sont pas les [Innommables] qui se sont installés en terre d'islam, ou en domaine arabe (et quand ils l'ont fait dans le passé, ils ont fini par être renvoyés à la mer assez rudement, sans susciter beaucoup de compassion : on estimait qu'eux et leurs grands parents auraient mieux agi en restant dans leur pays, et qu'ils n'avaient rien à faire sur les rivages du Prophète - l'époque était très cratylienne ; la décolonisation ne badinait pas avec le "chez soi" des uns et des autres; et ces pauvres "Pieds-Noirs" avaient beau être là depuis des générations, on ne se gênait pas pour leur expliquer que ce n'était toujours pas chez eux…).

Quitte à indigner, et à indigner d'abord cette jeune femme dont je parlais, et dont je citais les amertumes, je dirais  qu'entre les immigrés et les non-immigrés il n'y a pas du tout symétrie d'obligation culturelle, selon moi ; ou que, si symétrie il y a bien, c'est une symétrie beaucoup plus vaste. Il n'y a pas symétrie, sur le territoire de la France, entre l'obligation, pour les immigrés, de s'intéresser à la culture et à la civilisation françaises, et l'obligation (qui à mon avis, n'en est pas une), pour les [Innommables], de s'intéresser à la culture et à la civilisation d'origine des immigrés.  En revanche il y a ou il y aurait symétrie, oui, entre l'obligation, pour les immigrés en France de s'intéresser à la culture et aux traditions françaises et l'obligation, pour d'éventuels Français immigrés en terre d'islam, par exemple, de s'intéresser à la culture et aux traditions islamiques.

Le problème est qu'on commence à se demander si la France n'a pas vocation, pour employer une expression absurdement à la mode, à devenir elle-même, en tout ou en partie, terre d'islam ; ou du moins, dans un premier temps,  à receler sur son territoire d'importants et nombreux fragments de terre d'islam.

Quand j'écris que l'on commence à se le demander je ferais mieux de dire que je commence à me le demander, moi ; et que dans l'ensemble on commence plutôt à ne pas se le demander, à ne pas  vouloir se poser la question,  à la recouvrir d'un voile elle aussi et à l'ajouter à la masse désormais colossale de ce qui ne sera pas vu, de ce qui ne sera pas même entrevu, de ce qui ne sera pas dit, de ce qui ne sera pas même évoqué - le dogme antiraciste y veille, avec toute la rigueur dont il est capable : son rôle, désormais, étant bien moins de combattre le racisme, hélas, que, sous prétexte de faire précisément cela, d'offusquer par tous les moyens la réalité.

La réalité est qu'immigration et "intégration", pour l'essentiel, ne concernent plus du tout des individus, nous l'avons vu, mais un peuple. Cela serait déjà très inquiétant en soi, car il est fort évident que les actuelles capacités intégratrices  du peuple français ne lui permettent pas d'intégrer un autre peuple, surtout un peuple nombreux. Mais ce qu'il s'agirait d'"intégrer", en l'occurrence, c'est certes un peuple nombreux, très nombreux, mais qui n'est qu'une partie, quantitativement importante, sans doute, mais proportionnellement secondaire, d'un peuple immense, lui, qui a déjà à sa disposition quinze ou vingt États de la planète.

Le dogme antiraciste, qui lui-même prend avec la vérité de si grandes libertés, exige de ses adversaires, et de quiconque s'aventure à lui faire la moindre objection, la plus scrupuleuse exactitude. C'est d'ailleurs là un de ses procédés les plus efficaces pour écraser, sinon la vérité, du moins de  la vérité : car l'exigence de propositions et de mots d'une vérité pure, absolue, rigoureuse et sans mélange, a tôt fait de rendre impossible tout échange (ce qui est précisément l'effet recherché, plus ou moins consciemment). N'est pragmatiquement utilisable, dans les discussions réelles, que le concept de teneur en vérité, qui permet d'évaluer dans quelles proportions une proposition, un mot, un adjectif, sont plus vrais que faux. Si l'on doit expulser de ses phrases et de chacun des termes qu'on emploie tout ce qui en eux, malgré leur vérité globale, est inexact, on sera vite contraint, à moins d'écrire le Tractatus logico-philosophicus (et encore), de se taire.

Ainsi le dogme antiraciste a tôt fait de souligner, à très juste titre, que tous les immigrés ne sont pas musulmans, que tous les musulmans ne sont pas arabes, que tous les arabes ne sont pas musulmans, que tous les maghrébins ne sont pas arabes, qu'il y a des Kabyles parmi les musulmans, qu'il y a des chrétiens parmi les arabes, que beaucoup d'immigrés sont français, que beaucoup de Français sont arabes, que beaucoup de Français sont musulmans (et que ce n'est pas la même chose)…

Mais précisément. Si nous parlons d'arabes, nous parlons d'un peuple, je le répète, qui dispose déjà de seize ou dix-sept États autour du bassin méditerranéen. Si nous parlons de musulmans nous parlons des fidèles d'une religion qui exerce son influence (et dans la plupart des cas le mot est très faible) sur des États en nombre au moins deux fois plus élevé. Ces deux entités (le "monde arabe", le "monde musulman" ou la "terre d'islam") ne se confondent en aucune façon. Toutefois elles se chevauchent en très grande partie, et l'une s'inscrit presque entièrement dans l'autre.  Dans les deux cas il s'agit de très importantes civilisations, qu'on ne saurait certes réduire l'une à l'autre, mais qui ont immensément en commun.

Les problèmes qui ont occupé l'actualité récemment, à propos d'"intégration", ont été surtout d'ordre religieux, peu ou prou. Mais il importe de garder bien en vue que dans les rapports entre l'islam et la principale religion "historique" de la France, longtemps "fille aînée de l'Église", se trouvent face à face une religion extrêmement vivante, dynamique, on peut même dire conquérante,  portée qu'elle est par la foi très vive de ses fidèles, et par le rôle identitaire capital qu'elle joue pour eux, et en face d'elle une religion qui dans notre pays est presque mourante, agonisante, exsangue, n'ayant pour ainsi dire plus de clergé et à peine davantage de pratiquants réguliers. Sans doute y a-t-il encore en France, à l'heure actuelle, plus de Français et d'étrangers qui se disent chrétiens que de Français et d'étrangers qui se proclament musulmans ; mais le christianisme des uns est extrêmement faible, presque résiduel (à quelques centaines de milliers d'exceptions près) tandis que l'islamisme des autres est extrêmement fort (à quelques centaines de milliers d'exceptions près). Entre une religion très vivante et une autre qui tient à peine sur ses jambes, la relation n'est pas égale.

Certains ne manqueront pas de faire remarquer ici, non sans pertinence, que la confrontation, si confrontation il y a, n'est pas tant entre islam et christianisme qu'entre islam et laïcité républicaine, qui en quelque sorte remplacé a le christianisme en tant que religion d'État - avant d'être en grande partie remplacée à son tour, dans cette fonction-là, par l'antiracisme, justement. Je ne me hasarderai pas à dire un mot des relations entre islam et antiracisme,  sinon qu'elles commencent à se révéler beaucoup plus complexes et potentiellement conflictuelles qu'on n'aurait pu le croire, et que ne l'avaient imaginé naguère les belles âmes fondatrices de l'antiracisme dogmatique, à présent passablement effrayées, pour les plus éclairées d'entre elles, par les situations qu'elles ont pourtant si largement contribué à établir. Mais à propos des relations, qui ont ces temps-ci défrayé la chronique, entre islam et laïcité républicaine, je noterai au passage qu'elles ne sont pas très équilibrées elles non plus, car la pauvre laïcité est presque aussi fatiguée que ce christianisme qu'elle a si fort oeuvré à dépouiller de sa superbe : non seulement on la voit sérieusement douter d'elle-même, du sens de sa mission et même de sa légitimité, parfois ; mais voilà qu'il lui faut combattre sur deux fronts, ayant en face d'elle, d'un côté, une religion qui à l'usage pourrait bien se révéler autrement coriace que son précédent adversaire, et découvrant avec horreur, d'autre part, que l'antiracisme, qu'elle avait cru son fidèle et naturel allié, même s'il l'avait un peu mise de côté,  balance, tergiverse, et à l'occasion paraît  envisager de s'offrir, sinon au plus offrant, du moins au plus riche d'avenir.

Si je puis me permettre de faire un pronostic, les questions religieuses, sans être écartées, bien loin de là, des planches où se joue le mélodrame à succès de notre "intégration" non-intégrante, ne devraient pas tarder à devoir faire de la place, sur le même théâtre des opérations, toujours plus animé, à d'autres premiers rôles - et par exemple aux questions linguistiques.

Ici la référence n'est plus aux musulmans, qui sont beaucoup plus d'un milliard dans le monde, et dont on ne voit pas très bien pourquoi ils se jugeraient longtemps tenus, dans un pays où leur importance proportionnelle s'accroît sans cesse, de s'adapter à une société judéo-chrétienne qu'ils trouvent partout sur leur chemin, et très souvent dans un contexte de conflit. Ici c'est aux arabes qu'il faut songer :  lesquels disposent à titre héréditaire d'une langue qui, en ses divers avatars, compte plusieurs centaines de millions de locuteurs ; et qui ajoute au prestige d'être la langue du Prophète et de la Révélation celui d'avoir produit une grande littérature, et une poésie admirable. Or, de même que la très dynamique religion islamique ne trouve en face d'elle, en France, outre quelques religions très minoritaires, qu'une religion chrétienne à bout de souffle, abandonnée par la plupart de ses fidèles ; de même, la langue arabe, elle, ne rencontre sur le même territoire qu'une langue française qui dans le monde est de toute part en une situation de repli sans gloire, tandis que ses locuteurs originels la maîtrisent de plus en plus mal, et lui témoignent peu d'amour, malgré les protestations symboliques de quelques-uns d'entre eux : de sorte qu'elle se voit dépouillée de sa beauté en même temps que de ses vertus.

Ces arabes, ces musulmans qui disent si volontiers "les Français" pour parler des Français plus anciennement français qu'eux-mêmes, comme s'ils oubliaient que français ils le sont aussi, ou s'ils n'y tenaient pas plus que cela, croient-on qu'ils vont longtemps consentir à apprendre - mal, aussi mal que tous les enfants du pays - une langue dont le prestige et la diffusion dans le monde ne l'emportent en rien sur celle de leurs parents ; et que leur langue ancestrale ils vont la mettre de côté, alors qu'elle est celle de leur religion, et  qu'ils pourraient parfaitement la parler entre eux du matin au soir, s'ils ne le font déjà, dans les cités, les quartiers, les villes et les portions du territoire où ils sont le plus densément concentrés?

Aux États-Unis la langue espagnole, sous la pression des immigrés hispaniques, est en train de s'imposer, aux côtés de l'anglais, comme deuxième langue du pays. Il est plus que vraisemblable, mais le dogme antiraciste se garde bien d'y faire allusion, que le langue arabe va rapidement aspirer, en France, à un statut comparable. Elle commencera par l'obtenir de fait,  grâce à des journaux, des chaînes de radio privées et des chaînes télévision par câble, ou par satellite. Bientôt elle souhaitera voir ces acquis confirmés dans le domaine scolaire. Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que les prochaines revendications portent sur ce point-là, dans la guerre d'usure qui sévit depuis plusieurs années, et dont l'affaire retentissante et longuette du "voile islamique" n'est qu'un épisode significatif, certes, mais insignifiant au regard des enjeux véritables.

Ces enjeux véritables, je reproche à l'antiracisme dogmatique de se les cacher à lui-même et de les cacher au pays : de s'aveugler sur eux alors  qu'ils crèvent les yeux, d'en offusquer la menace parce qu'ils crèvent les yeux, de refuser de les envisager parce qu'il n'a plus de regard. Lui, dans le même temps qu'il fait alterner le babil gentillet pour ses ouailles et la fulmination délatrice contre ses objecteurs de conscience, trouve encore le moyen de vaticiner pompeusement dans le vide, tandis qu'une main inconnue, derrière lui,  trace sur le mur, en  traits de flamme, des caractères mystérieux.  Qu'il doive être lui-même la première victime de ce qui s'annonce, et qu'il met tant d'application à offusquer, je n'ai pas le coeur de m'en réjouir.