Le site du parti de l'In-nocence
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M. du S. : La vôtre aussi ! D'ailleurs votre "théorie" de la classe unique n'est envisageable un moment que du point de vue culturel – ou social, à la rigueur, si l'on prend le terme dans un sens très culturel. D'un point de vue strictement économique, prétendre que nous sommes dans une situation de classe unique serait absurde - je pense que vous-même en conviendrez. Il me semble que votre échafaudage conceptuel, si l'on peut dire, n'a de chance de tenir debout que dans un contexte exclusivement culturel

R. C. : Nous y reviendrons. Je disais seulement, pour le moment, que la critique brechtienne est avant tout culturelle - politique, certes, mais par les moyens et selon les intérêts de la culture, ou de l'art. Il ne change rien à l'affaire que le point de vue supposé, chez Brecht, soit celui du prolétariat. Et d'ailleurs c'est surtout vrai pour le Brecht tardif, qui ne pouvait guère adopter une autre approche. C'est la culture – son idée de la culture, soit – que Brecht défend ; et dont il estime, comme moi, si j'ose dire, que sous le règne de la petite bourgeoisie elle est gravement compromise.

M. du S. : Oui, mais pourquoi, justement ? Je ne peux pas interroger Brecht, mais je vous interroge vous. Si, comme vous le pensez, la petite bourgeoisie est la classe actuellement dominante, pourquoi, d'abord, n'aurait-elle pas droit, comme les autres classes l'une après l'autre, à la domination ? Et pourquoi ne pourrait-elle pas, ne devrait-elle pas, imposer sa culture, sa culture à elle, comme les autres classes l'ont fait avant elles, quand c'était leur tour à elles d'être dominantes ?

R. C. : Reprenons Ma "thèse", si je peux m'exprimer ainsi, est que la petite bourgeoisie n'est pas seulement dominante, mais qu'elle est dictatoriale, pour les raisons que nous avons vues plus haut : il ne lui reste plus de classes à dominer, elle les a toutes avalées, absorbées, digérées. À l'égard des individus elle est passivement dictatoriale, si vous voulez : il n'y a rien en dehors d'elle, on ne peut pas lui échapper, aucun extérieur ne lui est concevable, ni conçu par elle, ni par ses victimes, qui sont elles-mêmes, forcément, des petits-bourgeois, lesquels ne peuvent critiquer la petite bourgeoisie qu'en termes petits-bourgeois, dans la langue petite-bourgeoise, la seule que la petite bourgeoisie leur ait apprise.

M. du S. : Mais alors, si tout le monde est petit-bourgeois, vous l'êtes nécessairement aussi !

R. C. : Ah mais bien sûr que je le suis aussi ! Je supposais que ce point était acquis ! Comment pourrais-je ne pas l'être ? Je ne dénonce pas la dictature de la petite bourgeoisie à partir d'un quelconque extérieur, puisque précisément je prétends qu'elle n'en a pas, qu'elle coïncide exactement avec elle-même.

M. du S. : Mais alors comment pouvez-vous la dénoncer ? À partir de quel lieu ?

R. C. : Il n'y a pas d'extérieur, mais il y a peut-être une certaine épaisseur du territoire petit-bourgeois, des souterrains, des caves, des grottes, des couches géologiques de configuration successivement inversée, des strates de sens et de liberté, de l'air étranger captif, des passages, des galeries, tout un feuilletage de contradictions chronologiques et sémantiques  dont l'étude et la cartographie en relief sont l'objet même de ce que j'ai appelé, après Roland Barthes, la bathmologie, cette science à demi-plaisante des niveaux de sens et de langage [1] .  J'aime à croire - mais je me fais peut-être beaucoup d'illusions -  qu'il reste en moi, et en quelques autres, par je ne sais quel miracle, je ne sais quelle quinte de toux mal à propos du système, une nostalgie, une réminiscence vague, une lointaine lueur au creux de la parole, qui proviendrait de quelque chose qui ne serait pas la petite bourgeoisie et son règne, qui aurait son origine dans un extérieur malgré tout, dans une faille, en quelque bâillement accidentel de la coïncidence. En ce qui me concerne, on m'a suffisamment fait sentir que je n'appartenais pas ! Et vous-même disiez à l'instant que mes critiques procédaient d'un point de vue bourgeois. S'il faut être un peu bourgeois pour n'être pas tout à fait petit-bourgeois, va pour la bourgeoisie et pour les ultimes alvéoles de son empire effondré, quoique je n'y tienne pas plus que cela. De toute façon, il faut bien être petit-bourgeois sinon pour parler du moins pour essayer de se faire entendre, puisque tous les moyens d'expression de quelque portée sont aux mains de la petite bourgeoisie, à commencer par la télévision, l'instrument principal de son pouvoir.

Vous demandiez pourquoi la petite bourgeoisie ne pourrait pas, ne devrait pas, imposer sa culture comme l'ont fait les autres classes avant elles, quand elles étaient dominantes. Dans un premier temps je serais tenté de répondre – et je pense que sur ce point au moins Brecht serait d'accord avec moi - : parce qu'elle n'en a pas. Mais bien entendu une telle assertion ne peut s'appuyer que sur une définition de la culture que libre à vous et à qui veut de contester et même de rejeter.

Pour simplifier à l'extrême, disons que la grande question est de savoir si la culture est l'ensemble des expressions artistiques et intellectuelles auxquelles ait atteint et puisse atteindre encore l'humanité, un patrimoine, en somme, le patrimoine des patrimoines, l'objet d'un héritage éventuel, la matière d'une transmission ; ou bien si elle est, plus simplement, l'ensemble des pratiques qu'on appelle aujourd'hui "culturelles", et cela à une époque donnée, pour une classe donnée fût-elle classe unique, pour une société donnée fût-elle une société globale, pour un territoire quelconque ou un type de territoire : culture de rue, culture d'entreprise, culture de génération, culture de ghetto, culture de cité, culture jeune, etc. - bref quelque chose qui serait toujours déjà-là, comme ce soi-même qu'il s'agit d'être à tout prix, selon l'idéal de ce que j'ai appelé ailleurs le "soi-mêmisme" :  une matière qui flotterait dans l'air, ayant horreur du vide, et qui, étant toujours présente, par définition (de sorte que tout le monde est cultivé, puisque tout le monde a sa  culture) n'aurait pas à faire l'objet d'un héritage quelconque, ou d'une transmission – plus besoin de maître pour naître à soi-même. 

Je dis toujours que l'innocence, ou plus exactement l'in-nocence, qui a donné son nom à notre parti, n'est pas ce que nous risquons de perdre, ou ce que nous avons déjà perdu, mais ce que nous devons gagner : un idéal à atteindre, l'objet nécessaire d'une poursuite continuelle. Eh bien, les deux conceptions de la culture, telles que je viens de les évoquer rapidement, sont entre elles dans le même rapport structurel que les deux conceptions de l'innocence, que l'innocence et l'in-nocence.

Je dis toujours que l'innocence, ou plus exactement l'in-nocence, qui a donné son nom à notre parti, n'est pas ce que nous risquons de perdre, ou ce que nous avons déjà perdu, mais ce que nous devons gagner : un idéal à atteindre, l'objet nécessaire d'une poursuite continuelle. Eh bien, les deux conceptions de la culture, telles que je viens de les évoquer rapidement, sont entre elles dans le même rapport structurel que les deux conceptions de l'innocence, que l'innocence et l'in-nocence.

Selon l'une de ces conceptions, la culture, comme l'innocence, est première, native, passive, toujours exposée à la perte par les effets nocifs de l'infidélité à soi-même, du paraître, des conventions, des formes et peut-être même de l'éducation (ce que vous voulez m'apprendre n'est pas dans ma culture, en l'apprenant je serais infidèle à ce que je suis, je cesserais d'être "moi-même"). Cette culture-là a tendance à se prendre pour une nature, au moins pour une seconde nature. Et tel qui dit : «ce n'est pas dans ma culture», dirait presque aussi bien : «ce n'est pas dans ma nature », dans la nature culturelle de mon groupe, qu'il soit ethnique, social, professionnel, territorial ou "générationnel", si vous pardonnez l'adjectif.  Il s'agit d'une culture "de proximité", comme on le dit du petit commerce : d'une culture de la proximité, de la ressemblance, de la répétition, de la coïncidence avec soi-même, pour le sujet et pour la société. 

Selon l'autre de ces deux conceptions, la culture, au contraire,  comme l'in-nocence,  est seconde, voire dernière, active, extérieure, le but d'une quête éternelle, inépuisable. Elle est un procès. Elle est une cible. Plus qu'une cible elle est la flèche, elle est la flèche de Zénon. Elle est la cible et la flèche, elle est Achille et la tortue, elle est cet écart qui se réduit sans cesse mais se maintient indéfiniment, comme un pas moi immarcescible. Il s'agit d'une culture de l'écart, oui, du détour, de la distance, de la forme, de la différence, de la distinction, de la non-coïncidence avec soi-même, avec l'origine, avec l'état social, avec le toujours-déjà-là.

M. du S. : Vous m'étonnez un peu. Surtout vous étonneriez beaucoup vos ennemis, pour qui vous êtes le champion de l'origine, de l'héritage, de

R. C. : Ah mais je ne renie pas du tout l'origine, même si je n'en ai jamais été le "champion", et si je n'ai jamais éprouvé la tentation, surtout, jamais, au grand jamais, de "réduire les êtres à leur origine", comme me l'ont reproché des gens qui ne m'avaient pas lu, ou qui m'avaient vraiment très mal lu. L'origine, il en faut pour qu'il y ait de la distance, comme il faut de l'ici pour qu'il y ait de l'ailleurs. Je crois, ça oui, que l'origine, en général, ajoute grandement à la saveur des êtres, des choses, des phrases, des œuvres, des idées, des significations ; et que sa prise en compte contribue de façon précieuse  à l'intelligence qu'on a d'eux. Mais pas un instant je n'ai imaginé qu'elle puisse offrir un quelconque "dernier mot", ni même un premier. La culture, c'est ce qui quitte l'origine - de préférence sans la renier, peut-être, car le reniement est toujours la marque d'une emphase, d'une cicatrice, d'un compte mal réglé ; c'est ce qui s'en détache, s'en écarte, s'extrait d'elle sur le mode de l'églogue, ex logos, "tiré de la parole", pour la contempler du dehors. Et c'est en même temps ce qui revient vers elle, et en repart, et y revient encore, sans y adhérer jamais, sans se confondre avec elle. Aussi bien l'origine est-elle moins un site qu'elle n'est un voyage, un cheminement, une épaisseur de temps et une épaisseur de l'air, un halo, un art, un tremblement autour des mots, des visages, des sens. 

Quant à l'héritage Contrairement à ce que l'on croit, c'est toute une affaire, d'hériter – surtout lorsqu'il s'agit d'hériter une culture. Frédéric Boyer parle très bien de cela dans son livre sur la traduction des Écritures, et de cette dialectique de la distance, de l'éloignement, de la reproposition qu'implique le passage d'une langue dans une autre, d'une civilisation dans une autre, d'une état de la pensée dans un autre – or est-ce que ce n'est pas précisément cela, la culture ?

«Hériter, lit-on dans La Bible, notre exil [2] , c'est éprouver sa propre différence, être convoqué à sa propre responsabilité de vivant. »

On ne saurait mieux dire. Il n'y a rien de passif, dans la transmission : les professeurs en savent quelque chose ; et les élèves aussi, dans la mesure où ils en ont encore l'expérience. Mais cette question de l'héritage, des valeurs de la transmission, et de la transmission des valeurs, en tant qu'elles s'opposeraient aux valeurs de l'expression  - comme si la transmission n'était pas la condition première indispensable de l'expression, et comme si l'expression pouvait avoir un intérêt quelconque, et une substance, tant qu'elle ne s'est pas vue transmettre ses propres moyens - , cette question-là est trop importante, je pense, pour être envisagée dans une simple parenthèse. J'espère que nous aurons l'occasion d'y revenir, d'autant qu'elle est beaucoup moins étrangère à notre débat qu'il ne pourrait y paraître.

M. du S. : Je n'en doute pas. Mais je voudrais en rester un instant, si vous voulez bien, à ces deux conceptions de la culture que vous évoquiez à grands traits juste avant cette parenthèse sur l'héritage, et sur l'origine. Il me semble, vous me corrigerez si je me trompe, qu'entre les situations marquées par l'une ou par l'autre de ces deux conceptions, il y a beaucoup de situations intermédiaires, où s'illustrent un peu de l'une et beaucoup de l'autre, ou l'inverse

R. C. : Oh, vous ne vous trompez pas du tout, vous avez même parfaitement raison. Sans doute, si l'on voulait être tout à fait rigoureux, ne rencontrerait-on que  des situations intermédiaires, que des significations, à ce terme de culture, où les deux acceptions se mélangent. Néanmoins certaines de ces situations intermédiaires sont si proches de l'une ou l'autre des situations "idéales" où triomphe l'une de ces deux conceptions à l'état pur, l'une de ces deux acceptions, et elles font si peu de place à l'autre conception, à l'autre acception, que pour la commodité de la démonstration on peut placer ces situations sous une rubrique ou sous l'autre.

Il va sans dire, d'autre part, que le patrimoine, le contenu  de l'héritage auquel je faisais allusion, est indéfiniment révisable ; et que d'ailleurs il a toujours été révisé, au cours des siècles. François Taillandier rappelle plaisamment, par exemple, dans son récent Une autre langue, que le corpus historique de la littérature française, tel qu'il était enseigné dans les lycées et collèges de la Troisième République - le corpus qui allait de la Chanson de Roland  à Victor Hugo, puis à Anatole France, puis à Claudel et Jean-Paul Sartre - , eh bien, ce corpus-là, qui en deux ou trois générations avait acquis le vernis de l'immortalité, était en fait une invention, le mot est à peine trop fort, de Gustave Lanson (Lanson marchant sur les traces de Sainte-Beuve, tout de même). Au XVIIIe siècle, et dans la première moitié du XIXe siècle encore, le contenu des "humanités" n'était pas du tout celui-là – il n'était que très partiellement celui-là, plutôt. N'importe : ces révisions de ce qui est considéré comme le patrimoine n'affectaient en rien le caractère patrimonial de la culture. Mais c'est précisément ce caractère patrimonial de la culture qui est aujourd'hui très expressément remis en cause.

Je lisais l'été dernier un passionnant entretien que Mme Laure Adler, directrice de France Culture, justement, a donné au supplément de radio et de télévision du Monde. C'était passionnant parce que l'une des deux conceptions dont nous venons de parler, la conception non-patrimoniale, si vous voulez, voire anti-patrimoniale, de la culture - cette conception que je ne sais comment appeler : tautologique, soi-mêmiste, fond de l'airiste, actualitaire, présentiste, petite-bourgeoise de la culture, celle pour qui la culture est une sorte de chambre d'enregistrement de ce qui survient - s'y donnait à entendre, à lire, avec une netteté incomparable.  Et puis France Culture n'est-elle pas, après tout, le lieu où l'on peut le mieux observer ce qu'est la culture en France, et quelle idée on s'en fait, pour ainsi dire officiellement ?

Donc Mme Adler déclarait sans détour – et cela n'aurait pas dû me surprendre, car il n'y avait rien là qui contredît l'évolution déjà accomplie, et l'évolution promise, de la programmation au sein de la station dont cette dame a la charge - que la culture n'avait plus, ou n'avait plus que très partiellement, un sens patrimonial - dont acte ; et que son objet principal, de nos jours, c'était l'actualité, le décryptage de l'actualité, grâce à la parole et au commentaire des experts, sociologues, intellectuels, journalistes, écrivains (en fait je ne me souviens plus, à la vérité, si les écrivains étaient nommés ), hommes politiques, syndicalistes, "hommes de terrain", etc. Pour les auditeurs qui continueraient d'être attachés à la culture "patrimoniale" (au répertoire, en somme, au vieux répertoire, aux archives de la culture, à ses strates), Mme Adler promettait généreusement la création de quelques niches spécialisées, sur le Net : stations satellites qui permettraient de faire de la place, je suppose, et de consacrer plus largement encore la station qui se pare du nom de Culture à son objet véritable, à savoir l'actualité, et son fameux décryptage.

Ainsi s'observe à merveille, selon moi, une autre forme de cette absence d'ailleurs, de ce défaut de tout extérieur, de cette coïncidence méticuleuse avec soi-même, qui caractérisent à mon sens la situation actuelle, celle que j'appelle à tort ou à raison  la dictature de la petite bourgeoisie : cette fois c'est dans le temps qu'il n'y a pas d'échappatoire, de même qu'il n'y en a pas dans l'espace. L'actualité est l'actualité est l'actualité. Le passé ni le futur (mais la culture patrimoniale, le patrimoine culturel, sont par définition, reconnaissons-le, constitués de passé plus que de futur), le passé ni le futur ne sont pas des extérieurs véritables : ils sont à tout instant (en mettant les choses au mieux), rabattus sur le présent, de même que l'étranger est à tout instant rabattu sur le semblable, et l'autre sur le même. Passé et futur ne servent qu'à expliquer le présent, à décrypter l'actualité. On ne retient d'eux, sur la table de Procuste de l'histoire, que ce qui sert à cette fin, à cette fin des fins, nous, je, soi, soi-même, l'actualité, le présent, la coïncidence avec l'instant, cet accomplissement suprême du grand labour des temps  : d'où cette vision téléologique de l'histoire, qui fait tant de ravages dans l'éducation et ailleurs, et que je déplore depuis des lustres, depuis cette époque où la grande manie était déjà, à la suite du beau livre de Jan Kott [3] , d'appeler tout le monde "notre contemporain" – comme s'il n'y avait pas de plus grand honneur à faire à Périclès, à Soliman le Magnifique ou à Kleist que de les proclamer nos semblables, nos frères, les contemporains de notre basse époque, ou, à défaut, ses précurseur tâtonnants, en marche vers notre incomparable lumière

M. du S. : Oui, je crois que je comprends ce que vous dites, je serais même prêt à souscrire, bien que je ne sois pas là pour ça, à certains des traits que vous relevez dans la situation que vous décrivez - mais pourquoi incriminer la petite bourgeoisie ? Qu'est-ce que cette situation a de spécifiquement petit-bourgeois ? Est-ce que vous ne cédez pas à un ressentiment de classe, un ressentiment de classe à l'envers, si vous voulez, voire un pur snobisme ?

R. C. : Est-ce que oui ou non la petite-bourgeoisie est la classe au pouvoir, comme la bourgeoisie  l'a été avant elle pendant un siècle ou deux, et comme l'aristocratie l'a été à d'autres époques ?

M. du S. : Eh bien, justement, puisque nous y voilà, ce n'est pas tout à fait évident, il me semble. Nous en avons déjà touché un mot : économiquement, politiquement, ce point de vue me paraît très contestable, à dire le moins. Si l'on considère que les individus les plus puissants de la planète ce sont les grands capitaines d'industrie, les patrons des grandes entreprises, les présidents et les actionnaires principaux des multinationales, les détenteurs plus ou moins anonymes du grand capital – et c'est une vision des choses qui n'est pas sans fondement, je pense -, je ne vois pas bien comment ces personnes-là peuvent être considérées comme des petits-bourgeois, comme des représentants de la petite bourgeoisie, et leur caste comme relevant de la petite bourgeoisie. Pas selon les revenus, en tout cas ; pas en termes économiques

R. C. : La dictature de la petite bourgeoisie, je le répète, n'est pas au premier chef une dictature économique, ni même politique. C'est une dictature sociale, intellectuelle, idéologique et culturelle – et à ce titre, bien sûr, elle a de considérables prolongements dans les domaines économiques et politiques.

Vous souvenez-vous du stupéfiant, et, de mon point de vue, accablant, show médiatique auquel a donné lieu la récente intronisation en fanfare de Nicolas Sarkozy à la tête de l'U.M.P., c'est-à-dire en tant que l'un des deux ou trois principaux candidats virtuels à la présidence de la République? À qui, à quelles gloires nationales, à quels garants intellectuels et moraux le candidat présidentiable présidentié fait-il appel pour témoigner sur grand écran, et par ricochet sur les millions de petits écrans du pays, qu'il est un type formidable, un ami merveilleux que ces personnalités se flattent de  tutoyer, un individu exceptionnel mais néanmoins semblable à tous les autres (l'exigence qu'il soit semblable à tous les autres étant d'autant plus forte, évidemment, qu'il serait plus exceptionnel)? À Claude Lévi-Strauss ? À Henri Dutilleux ? À Pierre Soulages ? A Jean-Luc Nancy ? Non, à Alain Delon, à Michel Sardou, à Danielle Gilbert. Je me suis étonné, mais sans doute n'ai pas regardé au bon moment, de ne pas retrouver là Christian Clavier, qui avait déjà servi de caution sympathique, de caution de sympathie, à la politique corse de l'ancien ministre de l'Intérieur, au motif qu'il tournait dans l'île, à ce moment-là, une farce cinématographique inspirée d'une bande dessinée. Et nous oublierons charitablement l'épisode Tom Cruise, - Tom Cruise dont on nous avait d'abord raconté qu'il avait insisté, lors d'un de ses passages à Paris, pour entrevoir le grand homme, cette fois ministre des Finances ; mais qui, insuffisamment briefé, sans doute, a déclaré ensuite que c'est l'entourage de Nicolas Sarkozy (dont il n'avait pas l'air de très bien savoir qui c'était) qui avait insisté auprès de lui pour qu'il fasse cette visite et pose pour la photographie. Quoi qu'il en soit c'est Danielle Gilbert qui a la charge de dire aux Français qui ils peuvent et doivent élire, c'est elle l'autorité éthique et culturelle qui sert de caution et de publicité à une candidature, c'est elle, qui, en daignant tutoyer le candidat en public (c'est un si merveilleux ami, pardon, copain), lui donne la bénédiction, l'accolade, l'indispensable certificat d'appartenance culturelle à la petite bourgeoisie maîtresse des urnes. Vous imaginez de Gaulle, ou bien seulement Georges Pompidou, solliciter l'aval d'Anny Cordy, ou monter cette bénédiction en épingle ?

Mais puisque vous parliez des grands capitaines d'industrie, et des présidents de multinationales, on peut parfaitement gagner des millions, avoir une influence déterminante sur l'existence de milliers ou de dizaines de milliers d'être humains, et être culturellement, socialement, intellectuellement, langagièrement, un petit-bourgeois. J'étais très amusé d'apprendre, récemment, que plusieurs grands patrons de l'industrie et des services entretenaient de solides relations d'amitié cimentées par leur goût commun pour la bande dessinée. Pour d'autres c'est la science-fiction. La dictature culturelle de la petite bourgeoisie mélange à de fortes pulsions vers la brutalité, vers la grossièreté, vers la scatologie (pulsions dont je ne soupçonne nullement ces messieurs de la haute banque et de la haute industrie, faut-il le dire ?) de nettes tendances à l'infantilisme et l'infantilité.

M. du S. : Pardonnez-moi, mais là il me semble que c'est vous, sauf votre respect, qui vous montrez à votre plus puéril ! Et que, en ce point de notre échange, ce sont seulement vos préjugés à vous que vous exposez, avec moins de précautions que jamais : ni la science-fiction ni la bande dessinée ne peuvent sérieusement être subsumées sous la seule catégorie infantilisme, puérilité !

R. C. : Aïe, vous m'avez attiré sur un terrain dangereux

M. du S. : Permettez : c'est vous qui vous y êtes précipité tout seul ! C'est vous qui avez mentionné la bande dessinée comme un indice d'appartenance petite-bourgeoise, culturellement.

R. C. : Bon, bon, bon Eh bien il va me falloir assumer ce faux-pas, en ce cas Voulez-vous envisager l'hypothèse selon laquelle la tragédie classique, dans l'Occident moderne, l'opéra, l'opéra de cour, seraient des formes artistiques liées par excellence à la société monarchique, ou aristocratique; le roman, l'opéra public, l'opéra-comique, des formes artistiques liées par excellence à la société bourgeoise ; tandis que la bande dessinée, la science-fiction, le roman policier, compteraient parmi les expressions culturelles emblématiques de la société petite-bourgeoise ? Les chiffres de tirage et de vente de la bande dessinée sont aujourd'hui sans commune mesure avec ceux de la littérature, avec ceux des livres-livres. C'est par la bande dessinée que l'édition reste une activité économique importante, de même que c'est à travers ce qu'on appelait jadis les variétés, et qu'on appelle à présent la musique, que la production de disques conserve une dimension "industrielle".

M. du S. : Nous reviendrons si vous voulez bien, à propos du mot musique – et bien que les points sur lesquels nous devons revenir commencent à se multiplier de façon inquiétante ! -, nous reviendrons sur cette question terminologique, à laquelle vous attachez beaucoup d'importance, ou qui du moins vous semble déterminante, très révélatrice.  Mais je n'ai pas l'intention de vous lâcher si facilement à propos de la bande dessinée J'aimerais être sûr de bien comprendre pourquoi la bande dessinée est pour vous typiquement petite-bourgeoise



 

[1] Sur la bathmologie voir Roland Barthes par Roland Barthes, collection "Écrivains de toujours", Seuil, 1975, p. 71 ; et Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette P.O.L 1980 ; Éloge du paraître, Sables, 1995, et P.O.L, 2000 ; Du sens, P.O.L, 2002, etc.

[2] Frédéric Boyer, La Bible, notre exil, P.O.L 2002.

[3] Jan Kott, Shakespeare, notre contemporain, Payot 1993.

 

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