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Éditorial n° 35, 1er juin 2005

Noblesse et Culture
Cratyle à Perpignan

Il y avait dans Le Monde  de vendredi dernier, Le Monde des livres, un très intéressant article d'un certain Maurice Sartre sur un livre de Christophe Badel, La Noblesse de l'Empire romain.  Le titre de l'article était : "Noblesse innée, noblesse acquise". Et c'est bien de cela, en effet, qu'il était question. On y apprenait, ou bien l'on s'y voyait rappeler, qu'il y avait en fait, à Rome, sous l'Empire, deux sortes de noblesse : la noblesse héréditaire, d'une part, et d'autre part la noblesse liée à l'exercice de certaines fonctions, et s'acquérant grâce à elles :

«Au IVe siècle, rien n'a changé, sinon que les préfectures de la ville et du prétoire s'ajoutent au consulat comme charges qualifiantes. Mais dans cette société d'ordres (sénatorial, équestre, décurional), la nobilitas se distingue non par un statut, mais par une reconnaissance de l'origine. Il faut attendre les années 370 pour que le mot entre dans le vocabulaire juridique et que la nobilitas  se confonde avec le statut sénatorial. Innovation majeure, car jusqu'alors la noblesse ne coïncidait pas avec le Sénat, même si tout nobilis  lui appartenait nécessairement. Cependant, c'est probablement dans les années 320-330 que la notion connut ce brusque élargissement, ce à quoi la strate supérieure du Sénat, celle qui justement répondait seule à la définition de la noblesse, réagit par l'adoption du prédicat d'illustris pour se distinguer de la masse des sénateurs (les clarissimes). La notion subit donc un dédoublement, d'un côté une nobilitas-origine, héritière du modèle républicain, de l'autre une nobilitas-statut annonciatrice des mutations du Moyen Âge. » (C'est moi qui souligne).

Ce dédoublement cratylo-hérmogénien est d'autant plus passionnant que sa structure est exactement celle qui affecte sous nos yeux, depuis vingt ou trente ans, la notion de Français. On ne peut pas dire qu'il y a deux types de Français, c'est interdit par la loi puisque la loi, très logiquement, ne reconnaît qu'une francitas-statut - un francité de loi, de par la loi, de jure, exclusivement juridique, légale. Mais la notion a bel et bien subi un dédoublement de facto, dont la langue quotidienne rend compte avec conscience et constance, de plus en plus ouvertement.

Depuis une semaine la ville de Perpignan est à feu et à sang, à la suite du meurtre d'un jeune Français d'origine maghrébine par une bande de gitans qui essayaient de lui voler sa voiture et qu'il avait surpris ce faisant. Les Maghrébins réclament justice, paraissent assez décidés, pour nombre d'entre eux, à se la faire eux-mêmes, et organisent, en attendant, des expéditions punitives contre les gitans en général.  Il y a eu ces jours derniers une manifestation d'hommage à la victime. Y ont participé presque exclusivement des Maghrébins, mais la télévision a interviewé une "Française" de bonne volonté, qui s'étaient jointe à eux et qui déplorait justement qu'ils fussent presque seuls :

«Moi j'aurais souhaité, expliquait-elle, que dans cette marche il y ait tout le monde : des gitans, des Français et des Maghrébins ».

Et les Maghrébins autour d'elle d'approuver.

Depuis lors il y a eu un deuxième meurtre, d'un Maghrébin tué par on ne sait qui. Des jeunes gens de la "communauté maghrébine" ont manifesté violemment dans le centre de la ville, la nuit dernière ("le centre-ville de Perpignan", comme dit la télévision), brûlé des dizaines de voitures, brisé des vitrines et dévalisé les magasins.

En Grande-Bretagne le dédoublement de la noblesse, tel qu'il s'est produit surtout au cours du dernier siècle, est assez semblable a celui qu'a connu l'Empire romain. Mais,  ainsi qu'il est plus ou moins fatal, je crois, l'élément hermogénien du doublon l'a emporté sur l'autre, et la pairie héréditaire a finalement été supprimée par Tony Blair, ces dernières années. J'écris finalement  à cause de la fameuse plaisanterie :

«Qu'est-ce qui prouve qu'il y a une vie après la mort ?

- La Chambre des Lords. »

J'ai du mal à comprendre, au passage, comment la pauvre reine a pu s'accommoder de cette suppression du principe héréditaire, car s'il est récusé pour les pairs, ont voit mal qu'il puisse subsister bien longtemps pour les rois. On dira qu'elle n'avait pas le choix, et qu'elle n'est pas la seule à avoir dû scier, pour faire du petit bois et se chauffer encore un peu, la branche sur laquelle elle était assise.

Je forcerais à peine ma conviction en écrivant qu'«il n'y a d'histoire que de la noblesse » - et encore pourrait-on remplacer, dans cette phrase, le mot histoire  par le mot culture (et le mot noblesse  par les expressions épaisseur du sens, vibration sympathique dans l'air, nuit des temps, non-coïncidence, bathmologie). La culture, c'est l'histoire de la noblesse des idées, des oeuvres, des gestes, des sentiments et des arts ; et c'est aussi, inséparablement, la chronique des ancêtres, et de leurs propres gestes, et de leurs propres sentiments. S'il n'y a plus d'ancêtres, plus de noblesse, plus d'histoire, plus de gestes et de geste, il n'y a plus de culture, il ne peut plus y en avoir, il est essentiel qu'il n'y en ait plus : l'Éducation nationale y veille, de mèche avec la Télévision. Tout juste ces dames s'entendent-elles, en période de transition, pour  appeler culture ce qu'il y a.

 

L'hermogénisme, afin de s'inventer en permanence suivant sa nature, doit nécessairement récuser l'origine, et tout ce qui nous en sépare, en nous séparant de nous-mêmes : les oeuvres, la mémoire, les chroniques, les morts. Il exige ses propres morts, de beaux morts tout frais bien à lui. Il n'a que faire de la Tragédie, c'est du fait-divers qu'il réclame : ça va saigner pour de bon.