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M. du S. : Et cet échec ne vous décourage pas ?

R. C. : Ce n'est pas un échec, puisque l'expérience n'a pas eu lieu - à mon vif regret, encore une fois.

M. du S. : Ce n'est pas un échec économique ou financier, en effet, et l'on ne saura jamais si ça l'aurait été. Mais c'est échec électoral.

R. C. : Ah mais ça c'est une chose tout à fait différente, ça n'a rien à voir. Que les électeurs rejettent un plan fiscal, un projet de réforme fiscale, cela ne prouva pas qu'il soit mauvais. Ce ne serait pas la première fois que les électeurs allemands commettent une petite erreur d'appréciation. Il faut bien dire que la sanction démocratique, dont je ne renie certes pas la nécessité, pose des problèmes particulièrement ardus en matière fiscale - chacun, il faut le reconnaître, ayant tendance, hélas, à se prononcer en fonction de ses intérêts personnels, qui sont en général contraires à ceux de la nation, puisque tout le monde préfèrerait pour sa part, contribuer moins au budget de l'État et recevoir de lui davantage. Encore bien beau lorsque ce sont les intérêts qui sont en jeu. Quelquefois ce n'est même pas cela, mais quelque chose de plus laid, de plus bête, de plus bas, la pure et simple vindicte sociale, le désir d'embêter les autres pour le plaisir de les embêter, parce qu'on considère que c'est une espèce de droit, si ce n'est même un devoir. Je pense ici à l'impôt sur la fortune, qui rapporte très peu d'argent à l'État, qui est profondément injuste parce qu'il équivaut à une double taxation, frappant des personnes qui en général sont déjà très lourdement taxées d'autre part, et qui surtout a de désastreuses conséquences économiques.

M du S. : Vous pouvez prouver ce dernier point?

R. C. : Je ne pourrais sans doute pas le prouver à moi tout seul, mais je présume qu'on n'aurait aucun mal à trouver nombre de spécialistes qui s'en chargeraient avec plaisir - au moins autant que de spécialistes qui prouveraient le contraire, et sans doute infiniment davantage. La plupart des autres pays ont supprimé cet impôt-là, ou bien ils ne l'ont jamais instauré : il doit bien y avoir une raison à cela, d'autant qu'il n'existe pas de facilité plus élémentaire et de démagogie mieux aguicheuse que de déclarer qu'il suffit de prendre l'argent «là où il est». À la vérité il tombe sous le sens qu'un impôt qui fonctionne comme un signe emphatique que si vous commencer à gagner plus d'argent, si vous entreprenez davantage, si vous développez vos activités vous serez frappé très lourdement, encore plus que vous ne l'êtes déjà, et considéré en somme, de la façon la plus tangible, comme une sorte d'ennemi public, et gravement sanctionné comme tel, il tombe sous le sens qu'un tel impôt décourage l'esprits d'entreprise, personnel et collectif. Ce n'est rien d'autre qu'un abattage systématique de poules aux oeufs d'or. Ces constatations sont évidentes, tout le monde parmi les personnes qui s'intéressent à ces questions-là sont à peu près d'accord pour le reconnaître. Et pourtant cet impôt idiot est intouchable, parce que le moindre adoucissement qu'on lui apporterait fonctionne comme un chiffon rouge : il ne s'agirait que de faire «un cadeau aux riches ». Or il s'agirait bien moins de faire «une cadeau aux riches » que de faire un cadeau au pays.

M. du S. : Lequel selon vous a besoin des riches, si je me rappelle bien certains de nos autres échanges…

R. C. : Lequel a besoin de  riches, oui, de même que la liberté, de même que la culture, de même que le principe de redistribution : on ne peut pas "redistribuer" éternellement d'une main ce que de l'autre on empêche de s'accumuler, de se constituer.

M. du S. : Nous reviendrons là-dessus. Mais est-ce que vous ne comprenez pas l'exaspération, et même les sentiments vindicatifs,  de l'immense majorité des citoyens face aux salaires astronomiques, presque inconcevables, de certains patrons, face aux profits presque aussi astronomiques de beaucoup d'entreprises, face aux gains formidables de beaucoup d'actionnaires ?

R. C. : Ce sont autant de questions spécifiques. Les salaires astronomiques de certains patrons, dont je conçois qu'ils puissent choquer, bien que personnellement ils ne me choquent guère, ne concernent qu'un très petit nombre d'entre eux. Ce thème ne relève pas des finances publiques, pas même des mécanismes de l'économie,  sur lesquels la chose est pratiquement sans effet. Il s'agit d'un thème purement polémique, médiatique, symbolique si vous voulez…

M. du S. : Moral, peut-être…

R. C. : Moral si vous voulez, encore que selon ma morale le problème n'est pas qu'il y ait des riches, c'est qu'il y ait des pauvres. Et dès lors la seule question morale, et politique, pour le coup, serait de savoir s'il y aurait moins de pauvres, ou si les pauvres seraient moins pauvres, au cas où les quelques patrons qui perçoivent ces salaires que nous avons tant de mal à imaginer seulement gagnaient moins d'argent. Personnellement je ne le crois pas.

M. du S. : Pourtant, avec ce qu'ils gagnent tous les mois, on pourrait donner un salaire très convenable à cent ou deux cents personnes.

R. C. : Probablement moins que vous ne pensez, parce que, sur ce qu'ils gagnent tous les mois, ou tous les ans, il est perçu des taxes considérables, qui sont très utiles au budget de l'État, et que ne seraient pas perçues sur cent ou deux cents salaires émiettés.

M. du S. : Objection, vous venez de dire que l'Impôt sur la fortune ne rapportait pas grand chose à l'État.

R. C. : Et lui coûtait très cher, oui. Nous ne parlons pas pour l'instant de l'impôt sur le fortune, nous parlons de l'impôt sur le revenu. À somme égale, il est évident qu'il est plus élevé quand il porte sur un seul salaire que sur cent ou deux cents. Et puis vos deux cents salariés, il faudra bien qu'ils aient un patron, qui prenne les responsabilités de la direction de l'entreprise. Et si l'entreprise en question compte des dizaines de milliers de salariés, la patron en question sera choisi sur un marché très étroit, mais international, où les évaluations des uns et des autres dépendent de critères qui sont internationaux, voire mondiaux.

M. du S. : La plupart des patrons des entreprises françaises sont français, tout de même.

R. C. : Oui, heureusement, mais le marché des grands patrons est international, lui. Il n'y a pas de raison pour que les grands patrons français soient moins payés que les autres. Si c'était le cas, et ce l'est un peu, ce ne ferait que confirmer la place mineure de l'économie française au sein de l'économie mondiale. Et si cette question des salaires des grands patrons doit être posée, et traitée, ce que je conçois parfaitement, c'est au niveau international qu'il faut qu'elle le soit.

M. du S. : Mais enfin, vous, Renaud Camus, vous et votre parti de l'In-nocence, j'ai quelque mal à imaginer, ou à admettre, que le type de société que vous préconisez, voire que vous appelez de vos voeux, c'est une société où, quand il y a des millions de chômeurs, et de Français qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté, certains patrons gagnent en une année je ne sais combien de siècles de Smic…

R. C. : Il me semble plus intéressant de s'interroger sur la raisons du chômage et de la pauvreté, et sur les moyens de les combattre, que sur un phénomène spectaculaire, sans doute, mais tout à fait marginal, et dont la mise en avant politique et médiatique, facile, ne sert guère qu'à encourager des envolées de manches dénonciatrices et compassionnelles, et à rendre impossibles des interrogations plus profondes. Franchement, je le répète, je ne vois aucun inconvénient à ce qu'il y ait des riches. Ce qui m'afflige c'est qu'il y ait des pauvres, des pauvres qui ne veulent pas l'être. Je crois l'existence des riches très nécessaire à la démocratie, à la liberté, au commerce, au bâtiment, à l'hôtellerie, bref à la prospérité générale et même et peut-être surtout à la vie culturelle. Les sociétés sans riches, artificiellement sans riches  (je ne parle pas bien sûr des sociétés où tout le monde est pauvre, du fait de la géographie ou de l'histoire, sans que la politique menée y soit pour rien), les sociétés délibérément sans riches ont toujours été des tyrannies ; d'autre part elles se sont toujours appauvries - voyez l'Union soviétique, où il n'y avait de riches, et encore, que les profiteurs directs du régime. L'objectif n'est pas qu'il n'y ait pas de riches, l'objectif est que les riches ne soit pas des voleurs, des agioteurs, des fraudeurs et des brutes. Les riches, en soi, mieux vaut qu'il y en ait le plus possible, à condition que par leur activité ou par leur culture, par leurs dépenses et par leur goût, par leur degré de civilisation et leur souci du bien public, ils contribuent à la prospérité générale et au rayonnement intellectuel, artistique, social, moral - par quoi j'entends "qui concerne les moeurs", les manières, l'art de vivre - d'une société.

M. du S. : Le souvenir me revient en effet, de conversations précédentes entre nous, que non seulement vous souhaitez qu'il y ait des riches, mais que vous les voulez héréditaires !

R. C. : Ce n'est pas exactement cela, et nous n'allons pas nous relancer dans ce débat-là, que nous avons déjà eu lors d'un autre de ces entretiens. Mais pour aller très vite : je crois indispensable à toute société où la culture, la connaissance et les arts ont la place essentielle qui leur revient, je crois indispensable à une telle société, oui, l'existence d'une classe cultivée : nous le voyons assez, a contrario, par les conséquences désastreuses parmi nous de la suppression presque totale, au moyen de l'impôt, de la télévision, du système éducatif massifié, de la classe cultivée, qui est celle qui avait apporté la contribution la plus significative à la civilisation française, et qui avait fait la plus grande part du prestige de notre pays, à peu près éteint avec elle. Et d'autre part je crois qu'une classe cultivée, pour exister, pour perdurer, pour jouer le rôle ou remplir la fonction que l'on attend d'elle, doit être en partie héréditaire, quitte à se renouveler en partie à chaque génération, par l'accueil de nouveaux individus et par le départ de certains autres. Et je crois encore - c'est le point le plus délicat, je le reconnais - que cette classe cultivée en partie héréditaire, donc, ne peut être ceci et cela, cultivée et héréditaire, qu'à condition que l'héritage ne soit pas seulement culturel mais aussi financier. Je pense, en d'autres termes, qu'on ne peut pas séparer complètement les deux acceptions, littérale et métaphorique, matérielle et spirituelle, du mot héritage. J'estime, en d'autres termes encore, si vous voulez, que ce n'est pas tout à fait un hasard s'il n'y a qu'un seul mot pour désigner d'une part la culture et ce qu'elle transmet, d'autre part les biens de famille : le patrimoine.

M. du S. : Oui, je le confirme, il me semble que c'est là en effet une des parties les plus difficiles à accepter parmi l'ensemble de vos vues.

R. C. : Comme bien souvent, pourtant, ce qui semble à peine admissible aujourd'hui, ou même révoltant, ou encore imbécile, a été perçu comme allant de soi pendant trente ou quarante siècles. Je crois que l'erreur des contemporains, l'une  des erreurs des contemporains, est de poser les questions en termes éthiques exclusivement, même lorsqu'il s'agit de questions de fait. Loin de moi, oh, très loin, aussi loin que possible je vous prie de le croire, de vouloir répudier l'éthique. Mais elle n'est pas le seul domaine où les interrogations auxquelles nous sommes soumis doivent trouver des réponses. En l'occurrence la question n'est pas de savoir si moralement il serait préférable que l'héritage, y compris l'héritage matériel, ne joue aucune espèce de rôle dans la constitution et le maintien d'une classe cultivée dynamique (et je suppose que oui, en effet, ce serait moralement préférable). La question est de savoir si en effet l'héritage, y compris l'héritage matériel, joue un rôle dans la constitution et le maintien d'une classe cultivée dynamique (et je pense pour ma part que oui, qu'il en va bien ainsi, et que ce rôle de l'héritage est bénéfique, et qu'il est même indispensable). On ne sort pas de la morale aussi longtemps qu'on ne sort pas de la vérité. Je le répète indéfiniment : la vérité aussi est une valeur morale de premier plan. C'est ce que négligent ceux des contemporains qui sacrifient si volontiers la vérité à la morale (je pense par exemple aux antiracistes dogmatiques), sans se rendre compte que ce sacrifice accompli en l'honneur de la morale, soi-disant, ébranle la morale elle-même et la diminue, la pervertit.

À propos de ce dont nous parlions à l'instant, la rôle de l'héritage dans la constitution et le maintien d'une classe cultivée (et donc de la richesse de la vie culturelle d'un société, et donc de sa dignité, de son intelligence, de sa liberté), permettez-moi de vous citer par exemple une conversation entre Tocqueville et un certain M. Livingston. Cette conversation, qui entre dans le cadre des travaux et enquêtes préparatoires menés par Tocqueville en vue de la Démocratie en Amérique, s'est tenue à Greensburgh, sur l'Hudson, le 7 juin 1831. Elle est rapportée dans Voyage en Amérique :

« Moi (Tocqueville) : Un des inconvénients à mon avis de la société américaine, c'est le peu d'esprit intellectuel qui y règne.

« Lui : Je le pense comme vous ; au lieu de faire des progrès dans ce sens, nous reculons tous les jours.

« Moi : À quoi attribuez-vous cet effet ?

« Lui : Principalement à la loi sur les successions. Je me rappelle encore dans ma jeunesse avoir vu ce pays peuplé de propriétaires riches qui vivaient sur leurs terres comme la gentry  anglaise, occupaient leur esprit et suivaient même certaines traditions d'idées et de manières. Il y avait alors des moeurs élevées et une tournure d'esprit distinguée parmi une certaine classe de la nation. La loi qui égalise les partages a travaillé sans cesse à détruire et à reformer les fortunes, ces moeurs et ces idées se sont perdues et achèvent de se perdre tous les jours. Les terres changent de mains avec une rapidité incroyable, personne n'a le temps de s'attacher à un lieu, tout le monde est obligé d'avoir recours à un travail pratique pour se soutenir dans la position que son père occupait. Les familles disparaissent presque toutes à la seconde ou troisième génération. »

C'est exactement ce qui nous arrive. Il y a bien des riches, mais ce ne sont guère que des nouveaux riches, d'autant que l'école et la télévision se chargent de faire le travail que l'impôt ne suffirait pas à accomplir, et de déculturer radicalement même les héritiers. Pour ma part je n'incrimine pas, comme Mr. Livingston, l'égalisation des partages successoraux, mais plutôt ceci qu'il n'y a souvent, après paiement des droits successoraux, presque  plus rien à partager; et principalement que ne peuvent plus être transmis, mais doivent être vendus, l'ont été dans d'innombrables cas, les biens qui constituent la partie la plus culturelle de l'héritage, les maisons de famille et les oeuvres d'art. Les Français n'ont plus de maisons de famille. Presque toujours il a fallu vendre, vendre, vendre. Ce sont de nouveaux riches de la culture. Et les nouveaux riches de la culture ne sont pas des riches, culturellement.

M. du S : D'où les dispositions du programme fiscal du parti, si je comprends bien, qui prévoit la très forte diminution, ou même la suppression, des droits de succession, au moins pour les résidences principales et les instruments de travail ?

R. C. :  Voilà un des nombreux points où le texte du programme peut et doit être affiné. Il ne s'agit pas nécessairement de la résidence principale.  Il peut s'agir au contraire d'une maison de vacances, d'une maison de campagne, d'une de ces maisons de famille qui avaient été transmises parfois sur des générations et que les exigences des taxes successorales ont trop souvent obligé à vendre. Les Français ont joui, parce qu'ils l'avaient créée, de l'une des plus prestigieuses civilisations de la terre, aussi bien du point de vue des moeurs, des manières, de l'art de vivre que du point de vue culturel ; or il ne s'en transmet presque plus rien parce qu'à chaque génération on les oblige à tout reprendre à zéro, à pousser de nouveau depuis le bas de la pente le rocher de Sisyphe de la culture et de la civilisation. De quoi s'agit-il pour nous ? Il s'agit de faire en sorte que tous ceux qui le souhaitent et qui en ont les moyens intellectuels puissent accéder à l'héritage - encore faut-il pour cela que l'héritage soit conservé et transmis, et non pas jeté aux orties sous prétexte que tous n'en auraient pas une part égale.

M. du S. : Nous voilà revenus à votre chère métaphore du jugement de Salomon : les deux mères réclament l'enfant, mais pour qu'elles en aient tous les deux un morceau, il faut le tuer. Tout le monde voudrait bien l'héritage culturel, mais pour qu'il soit également partagé, pour que personne n'en ait plus que les autres, il faut le détruire.

R. C. : Exactement.

M. du S. : Tout de même il y a toujours cette ambiguïté, dans vos propos - je l'avais déjà noté au moment de notre échange  autour de ce que vous appelez "la dictature de la petite bourgeoisie" - entre héritage culturel et héritage tout court, héritage matériel. Ce n'est pourtant pas la même chose !

R. C. : Ce n'est pas la même chose en effet, mais j'estime que le hasard n'y est pour rien si c'est bel et bien le même mot. Cependant je vois bien ce qu'il peut y avoir là de difficile, et peut-être même d'impossible, à admettre pour les contemporains, qui par bien des côtés, très paradoxalement, sont de purs idéalistes, et même des utopistes.  Ils croient que la culture tombe du ciel, ou qu'elle naît dans les choux, qu'elle se décrète, comme le sens des mots selon Hermogène ou l'appartenance de la Turquie à l'Europe selon Jacques Chirac ou Georges Bush. Nos ancêtres n'avaient ni ses illusions ni ses délicatesses. Ils savaient bien que pour qu'il y ait civilisation il faut une classe cultivée ; et que pour qu'il y ait classe cultivée il faut du temps.

M. du S. : Du temps et de l'héritage ?

R. C. : Parfaitement. C'est pourquoi nous sommes favorables à la très forte diminution voire à la suppression des droits de succession pour les biens culturels, entendus au sens le plus large. Je ne suis certes pas favorable, en général, à l'élargissement indéfini du sens du mot culture ; je ne pense absolument pas que «tout est culturel» - c'est même une idée qui me répugne profondément ; mais je pense que doit être quasiment ou complètement exempté d'impôt tout ce qui dans l'héritage relève de la culture, de la culture personnelle et de la culture d'un peuple. Au fond je ne préconise que l'élargissement maximal, la généralisation, du système qui est déjà appliqué pour les Monuments historiques : à de certaines conditions, pas de droits de succession. Mais ce qui vaut pour Chenonceaux ou Tanlay doit valoir aussi pour les plus modestes maisons de campagne et pour les pavillons de banlieue. Il faut cesser de déshériter notre peuple, d'en faire un éternel nouveau venu de la connaissance, de l'usage et de l'expérience, lui qui c'était acquis un prestige comparable à celui des plus grands peuples de la terre et de l'histoire.

Bien entendu il serait absurde de favoriser la transmission facile de Chenonceaux ou de la ferme ancestrale en confisquant au passage les moyens de les entretenir. C'est pourquoi, d'une façon générale, et globalement, nous sommes très peu favorables à la fiscalité successorale, si je puis dire.

M. du S. : Résumons-nous. Vous voulez supprimer purement et simplement l'impôt sur la fortune ; vous voulez supprimer, ou réduire très sensiblement, les droits de succession - lesquels ne frappent, par définition, que les personnes qui ont quelque chose à transmettre, ou à recevoir. Dès lors il y a deux questions que je me pose, c'est-à-dire que je vous pose :

D'une part j'ai lu en entier le programme de votre parti - il ne me semble pas particulièrement aller dans le sens des économies ! Je n'y ai pas rencontré grand chose qui tende à une réduction des dépenses de l'État : vous vous dites très attachés aux services publics ; vous voulez créer un vaste corps d'Éducation complémentaire, qui apporterait un soutien personnalisé à tous les élèves qui en auraient un besoin particulier ; vous parlez de multiplier les bourses pour les élèves et les étudiants défavorisés ; vous avez soutenu avec enthousiasme toutes les revendication budgétaires en faveur de la recherche ; vous entendez porter à 1 % du budget l'aide aux pays en voie de développement, ce qui est une forte augmentation par rapport à la situation actuelle ; vous avancer de même le chiffre de 1% pour le budget de la Culture, et là encore c'est une forte augmentation ; vous projetez de créer une chaîne de télévision vraiment  culturelle, bref, de tous les côtés, et j'en passe, vous poussez plutôt à la dépense. Or, dans le même temps, vous voulez réduire les impôts !

R. C. : Mais nous ne voulons pas du tout réduire les impôts ! C'est un malentendu total !

M. du S. : Suppression de l'impôt sur la fortune, quasi disparition des droits de succession,  compression et rabaissement des taux supérieurs de l'impôt sur le revenu, "boucler fiscal" à la Kirchhoff (nous allons y venir ou y revenir), …

R. C. : Mais ce n'est pas baisser les impôts cela !

M. du S. : Eh bien ! Qu'est-ce qu'il vous faut !

R. C. : Nous n'avons aucune intention de réduire les rentrées fiscales de l'État. Au contraire, nous avons l'intention de débarrasser le système fiscal d'impôts qui non seulement sont gravement nuisibles à l'essor économique du pays mais qui d'autre part sont gravement nuisibles à la recette fiscale elle-même, parce que ce sont des impôts qui tuent l'impôt, d'une part en faisant fuir les plus gros contribuables, d'autre part en étouffant toujours davantage les activités qui alimentent la recette publique. Dans la plupart des pays qui ont abaissé les taux supérieurs de prélèvement fiscaux, ou même qui ont instauré la "flat-tax", non seulement la recette fiscale n'a pas diminué, elle a augmenté.

M. du S. : C'est un pari !

R. C. : Si vous voulez… Je l'assume.

M. du S. : Deuxième question sur  ce point : avec des mesures comme celles que je rappelais à l'instant, ne craignez-vous pas que votre parti ne soit perçu sans autre forme de procès comme le champion des possédants, la providence des riches, une bénédiction pour le grand et le gros capital ?

R. C. : Par définition les prélèvements fiscaux frappent surtout ceux des citoyens qui ont quelque chose à se voir prélever. Je pense que cela est parfaitement normal, et que ces citoyens-là peuvent et doivent être fiers de contribuer pour une part plus importante que les autres au bon fonctionnement de l'État et au bien-être de leur concitoyens. Je pense qu'il est juste que ces citoyens-là soient soumis à l'impôt de façon plus sévère que les autres, à proportion de leurs ressources, et juste aussi que cette proportion, même, soit progressive et croissante. Rien de plus équitable. Je pense néanmoins qu'il y a des limites à ne pas dépasser, au-delà desquelles il ne s'agit plus d'impôt mais de confiscation pure et simple. Même nos propres gouvernants semble l'avoir compris, qui parlent à présent de limiter les prélèvements qui à 60 % des revenus, comme M. de Villepin, qui à 50 % comme Nicolas Sarkozy. À mon avis c'est encore beaucoup trop. Il me semble que des prélèvements globaux atteignant au maximum le tiers des revenus, 33 %, sont un plafond auquel il conviendrait de revenir. 

M. du S. : Votre ami Kirchhof parlait de 27 %.

R. C. : Vous voyez, je vous l'ai dit, nous sommes beaucoup plus modérés que lui ! Les propositions fiscales de l'In-nocence ne sont pas si extraordinaires ou farfelues qu'on veut bien le prétendre, puisqu'elles sont proches de systèmes qui existent déjà avec grand succès ici et là dans le monde, et par exemple dans certains pays de l'Est dont le taux de croissance est cinq ou six fois supérieur à celui de la France ; assez proches aussi de celles qu'a avancées le plus grand parti allemand, la C.D.U.

M. du S. : Encore une fois, on ne peut pas dire que ça lui ait tellement réussi.

R. C. : Je ne suis pas sûr que "mon ami" le professeur Kirchhof, pour reprendre votre expression, ni même Mme Merkel, aient été de très efficaces champions, pour ces positions-là, ni d'ailleurs pour d'autres. Avec le chancelier sortant, cela dit, ils avaient affaire à forte partie : à un homme beaucoup plus exercé qu'eux au débat public, plus habile, plus retors, et qui a su caricaturer très efficacement leurs propositions - tout spécialement en matière fiscale, justement.

M. du S. : Peut-être n'avaient-elles même pas besoin d'être caricaturées… 

R. C. : Quoi qu'il en soit elles l'ont été à un point absurde, presque inimaginable, puisque le SPD est arrivé à convaincre une partie des médias et nombre des électeurs qu'avec le système préconisé par Kirchhof et, dans une mesure qui reste à déterminer (quoique ce n'ait plus beaucoup d'intérêt aujourd'hui), par Mme Merkel elle-même, arrivé à convaincre le public, donc, que «le grand patron et sa secrétaire », ce fut un grand slogan de la campagne, «paieraient la même somme d'impôt.»

M. du S. : Oh, je ne crois pas que grand monde ait vraiment cru cela…

R. C. : En tout cas c'est ce qui a beaucoup été dit. Mais vous avez raison, c'est tellement absurde qu'on est embarrassé d'avoir à rétablir la vérité à partir de ces formules de propagande ou de contre-propagande, quels que soient les dégâts qu'elles ont causés. Bien entendu, même si ce que proposait Kirchhof avait été une "flat-tax ", comme on l'a prétendu tout à fait à tort, eh bien, même dans ce cas-là, la secrétaire aurait payé des impôts à proportion de ce qu'elle gagne, et le grand patron à proportion de ce qu'il gagne lui. Ç'aurait été strictement proportionnel : donc les sommes prélevées sur l'une et sur l'autre, de toute façon, n'auraient eu strictement rien à voir les unes avec les autres.  Mais en plus Kirchhof n'a jamais, jamais, jamais proposé la "flat tax" - et nous non plus, bien entendu. Le système que Kirchhof envisageait de mettre en place non seulement restait proportionnel, évidemment, mais de plus il demeurait progressif, c'est-à-dire que le taux de prélèvement s'élève à mesure que les revenus s'élèvent, exactement comme dans le système actuel. Seulement Kirchhof proposait qu'ils s'élève seulement jusqu'à 27 % des revenus, et qu'il en reste-là : qu'au-delà il continue d'être proportionnel, bien sûr, quelle que soit la somme des revenus, mais qu'ensuite il cesse d'être progressif. Pas plus de 27 %. Nous nous disons 33 %. Nous estimons qu'on ne peut prendre à personne plus d'un tiers de ses revenus : au-delà, on entre dans le régime confiscatoire.

M. du S. : Vous pouvez le tourner comme voulez, c'est un fameux cadeau aux riches. J'avoue que j'en suis un peu surpris. Je trouve un peu étrange, de votre part, à vous, Renaud Camus, cette extrême sollicitude à l'égard des nantis. Pourquoi voulez-vous à ce point les protéger ? Ils n'ont pourtant pas l'air de mal se porter. Je voyais l'autre jour, à la télévision, un reportage sur un salon de la marine de plaisance, on voyait des yachts, ou des hors-bord - je ne sais pas, je n'y connais rien -, des bateaux à moteur en tout cas, qui coûtaient des prix invraisemblables, inimaginables pour des salariés moyens ; et pourtant il y avait autour d'eux un monde fou, une foule de gens très intéressés : pas des badauds, non, non, des acheteurs potentiels, qui se disputaient ces objets ruineux. Les fabricants disaient benoîtement, qu'ils étaient incapables de satisfaire la demande tant elle était large. Et tout cela se passait en France. Est-ce que c'est ce genre de marché, que vous entendez protéger ? Est-ce que c'est ce genre de société, que vous entendez promouvoir, vous et votre parti ? Un sorte de paradis, fiscal, social, politique, à l'intention  des super-riches?

R. C. : Non. Pas du tout. Certes nous n'avons rien contre le luxe et contre le commerce du luxe, nous sommes trop colbertiens pour cela, trop fidèles à la tradition française des ateliers de prestige, du haut artisanat, des grands et précieux savoir-faire. Vos yachts et vos canots à moteur, il serait intéressant de savoir ce qu'ils donnent comme travail à combien de personnes, combien d'emplois ils garantissent, combien de salaires ils paient, le nombre de familles qu'ils font vivre, les bénéfices qu'ils engendrent dans les régions et pour les communes où leurs ateliers de fabrication et les compagnies qui les produisent sont implantés. Cependant je doute qu'ils soient très conformes à un idéal écologique. Nous sommes un parti écologique, je vous le rappelle, et en tant que tels très favorables à une fiscalité éminemment, résolument écologique. Je ne verrai pour ma part aucun inconvénient à ce que soient frappés de taxes très importantes, de taxes-sanctions, éventuellement, vos ruineux canots à moteur, qui consomment sans doute énormément de carburant et qui polluent les mers. Même chose pour les quatre-quatre, les voitures de luxe, les voitures de sport, les voitures de course, toutes celles qui consomment des quantités anormales de carburant. Même chose  bien sûr pour tout ce qui pollue. Ne le dites pas trop fort mais, à titre tout à fait personnel cette fois, je ne verrais aucune espèce d'inconvénient à l'interdiction totale des courses automobiles, qui m'ont toujours semblé, comme pratique et comme spectacle, une des activités les plus imbéciles auxquelles se soit jamais livrée l'humanité....

M. du S. : Vous n'allez pas vous faire des amis - ni des électeurs - parmi les champions de ce sport…

R. C. : C'est un sport ? J'ai toujours trouvé déplorable que le même mot, sport, recouvre deux activités dont le rapport m'échappe complètement, la pratique d'un sport, pour soi-même, par esprit d'équipe, par souci de son corps et de l'état de santé d'une communauté ou d'un peuple ; et d'autre part le spectacle du sport, l'information autour du sport, comme s'il y avait là une véritable discipline de l'esprit. Qu'un être humain adulte puisse consacrer une demi-heure de sa journée, ou seulement dix minutes, d'ailleurs, à lire un journal sportif, j'avoue que cela dépasse mon entendement.

M. du S. : Ouh là là… Nous n'allons peut-être pas nous aventurer sur ce sujet ! Je pense pour ma part qu'il y a autant d'humanité, de psychologie, de drame, de connaissance de l'homme (et de la femme) à glaner dans  les nouvelles, les informations et les récits du sport que dans bien des romans, des essais et des livres de raison. Mais je vous laisse la responsabilité de vos opinions. Voilà en tout cas une fameuse embardée de notre débat, qui devait être consacré, je vous la rappelle, à la fiscalité. Vos attaques contre le sport automobiles n'ont pas grand chose à voir avec notre thème…

R. C. : Non, vous avez raison, ni même avec la politique et moins encore avec l'in-nocence. Je ne faisais qu'exprimer un sentiment personnel - même pas : un simple étonnement. Les lecteurs de la presse sportive et la presse sportive elle-même n'ont rien à craindre du parti de l'In-nocence…

M. du S. : Mais les acheteurs et donc les vendeurs de quatre-quatre et de yachts polluants, si ?

R. C. : Ah si, oui, sans doute, et même certainement. Je le répète : nous sommes très favorables à une fiscalité écologique. Que les pollueurs paient, et surtout dans le domaine du loisir, du plaisir, de la fantaisie, là où la pollution pourrait parfaitement être évitée sans dommage pour personne.

M. du S. : Sauf pour les producteurs de canots à moteur…

R. C. : Ils n'auront qu'à produire des voiliers ! C'est infiniment plus joli, de toute façon. Il convient de prendre en compte la dimension esthétique, artistique, culturelle de la question. Vous auriez bien tort de croire que nous visons à protéger les ultra-riches et leurs caprices imbéciles, ni leurs diverses entreprises égoïstes de saccage de la planète. Les ultra-riches sont ceux qui ont les moyens d'échapper au système fiscal actuel, y compris à l'impôt sur la fortune.  Ils connaissent tous les moyens légaux et illégaux de l'évasion, et quand ils ne les connaissent pas ils ont tout loisir de s'offrir les services de conseillers qui les leur enseignent moyennant finances. Ce qu'il s'agit pour nous de protéger, en l'occurrence, c'est la couche économique infiniment plus nombreuse d'où était jadis issue la classe cultivée, cette classe cultivée qui a été décimée premièrement par l'éducation de masse, niveleuse, laquelle a abaissé radicalement le niveau supérieur mais fort peu élevé, et peut-être pas du tout, le niveau le plus bas ; deuxièmement par la télévision, qui elle n'a fait qu'abaisser, en ayant toutefois l'honnêteté d'exposer année après année, sur ses écrans, les résultats intellectuels, artistiques, sociaux, moraux, de l'abaissement radical auquel elle procédait ; et troisièmement par l'impôt. Cette classe cultivée quasiment annihilée, il est essentiel d'en sauvegarder le peu qui demeure, mais surtout d'en favoriser la progressive reconstitution. Je parlais à l'instant d'une taxation à fonction écologique : il est évident que nous sommes tout aussi favorables à une taxation à fonction culturelle. Heureusement c'est souvent la même chose, je crois.

M. du S. : Par exemple ?

R. C. : Par exemple, en mettant au point une fiscalité qui facilite la transmission, ou qui cesse de la pénaliser injustement, nous pouvons éviter nombre de ces mises en vente forcées de terrains et de propriétés qui ainsi échapperont au lotissement, à ce maillage catastrophique du territoire par la mise à sac systématique des domaines d'une certaine étendue, lesquels sont de merveilleux conservatoires "naturels" de la faune, de la flore, de la forêt, des espaces verts, de "l'espace vert" global dans l'ensemble du pays.

M. du S. : Il faudra toujours construire !

R. C. : Mais pourquoi voulez-vous qu'il faille toujours construire, justement ? Il faut toujours construire dans les situations d'accroissement démographique. Mais les situations d'accroissement démographique perpétuel, c'est précisément ce qui nous semble une pure folie. La population de la France a augmenté de moitié au cours du XXe sièce. Nous estimons que c'est bien assez, que c'est même trop ; et si ce mouvement s'inversait enfin, nous serions les derniers à nous en chagriner. C'est une des raisons qui fait que nous tenons si peu à la poursuite de l'immigration, laquelle, par son afflux continuel de populations nouvelles, et de populations au taux de reproduction élevé, met à néant les effets de la prise de conscience, au sein de notre peuple, du caractère limité des ressources de la terre, et de l'espace disponible.

On assiste de toute part à ce que j'ai appelé la banlocalisation du monde : la terre se transforme en banlieue universelle, et la France n'y échappe pas. Bientôt il n'y aura plus de campagne, l'espace est loti de part en part, et pendant ce temps le patrimoine bâti traditionnel dépérit, laissé à l'abandon. Puisque notre échange porte officiellement sur les questions fiscales, j'en profite pour dire qu'une fiscalité appropriée devrait selon nous encourager la restauration au détriment de la construction. On nous répète que construire coûte moins cher que restaurer. Il me semble qu'un fiscalité judicieuse et volontariste pourrait sans trop de mal renverser cela. Mieux vaudrait, chaque fois que c'est possible, restaurer des maisons et des appartement anciens, construits en leur temps comme de vraies maisons, avec de vrais matériaux, et sur de vraies fondations, plutôt que d'en construire indéfiniment de nouveaux, qui naissent avec la mort sur le front, puisqu'on sait bien que l'extrême médiocrité de leurs éléments constitutifs ne leur assure qu'une durée de vie très limitée. On peut d'ailleurs s'interroger, à ce propos, sur la signification profonde qu'il y a, pour une civilisation, si c'est bien le mot, à n'édifier rien qu'à très court terme, comme si elle-même ne croyait pas à sa survie, ou à celle de l'humanité. On parlait l'autre jour d'un collège, ou peut-être d'un hôpital, je ne sais plus, qu'il était évident qu'il fallait démolir, nous disait-on, et remplacer d'urgence, tant il était obsolète, et même dangereux : songez, il avait presque trente ans !

D'autre part je crois indispensable de dresser d'urgence des cartes de zones le plus vaste possible où il sera strictement interdit, mais strictement, de construire quoique ce soit. Entre la folie démographique et la folie immigrationniste, qui n'en font qu'une, la France ne sera plus bientôt, j'allais dire : qu'une seule énorme ville - mais non, c'est bien pis (car la ville c'est tout de même la cité, la civilisation, l'urbanité, la citoyenneté) : une seule énorme banlieue. Il est indispensable de conserver du vide, tout le peu qui reste de vide.

M. du S. : Conserver les maisons, conserver les jardins, conserver les grands domaines, conserver les héritages, conserver la campagne comme campagne et maintenant conserver le vide : est-ce que ce n'est pas là, de toute évidence, le programme d'un parti résolument et presque obsessionnellement conservateur ?

R. C. : Oh, le nom ou l'adjectif de conservateur ne nous effraient du tout ! Si vous pensez me faire peur avec cela, vous vous trompez du tout au tout. Nous sommes au-delà, je l'espère, je le crains, de ces pudeurs terminologiques qui sont aussi des terreurs, un instrument de terreur intellectuelle, et politique. Dans la situation de délabrement où se trouve la planète, être écologiste c'est être nécessairement conservateur, oui, de nos jours, ne serait-ce qu'en ce sens qu'on essaie de sauver ce qui peut l'être encore. J'irais même plus loin, si cela peut vous faire plaisir. L'état de délabrement dont je parlais à l'instant est tellement avancé que souvent il ne s'agit plus d'essayer de conserver, de sauver, de protéger ce qui est déjà perdu, mais de le récupérer, de réagir, de tâcher de revenir en arrière. Il ne s'agit pas de conserver l'École, par exemple, il s'agit de la rebâtir entièrement.

M. du S. : Vous venez de dire que vous préfériez les restaurations aux constructions nouvelles !

R. C. : Vous avez raison. Il ne s'agit pas de faire une construction entièrement nouvelle, mais de restaurer de fond en comble un édifice en ruine. Ce que je veux dire est qu'il n'est plus temps de "conserver". Il faut reconstituer, rebâtir, restaurer. Et en ce sens nous sommes moins conservateurs que réactionnaires, pourquoi ne pas le dire ? Mais je ne renie pas conservateur, pour ses liens avec la conservation (le Conservatoire du littoral, les conservatoires de musique, etc.), avec la prudence et les précautions (les mesures conservatoires), avec l'art (les conservateurs de musée).

Notre pays, que John Fitzgerald Kennedy saluait encore, en 1960, comme la première puissance culturelle du monde, est depuis lors bien déchu de ce statut, et cette déchéance est arrivé avec une rapidité effrayante. Une ou deux générations y ont suffi. Les causes de cette évolution mélancolique sont nombreuses, bien entendu, mais la responsabilité directe et indirecte de la fiscalité n'est pas à négliger, loin de là : responsabilité indirecte, du fait du rôle joué par la fiscalité dans la disparition de la classe cultivée, classe indispensable à toute vie culturelle digne de ce nom ; responsabilité directe, par le découragement actif des collectionneurs, par exemple. La France, qui avait et qui a encore, dans une certaine mesure, l'un des plus riches patrimoines artistiques de la terre, ne joue plus aucun rôle dans le marché de l'art, parce qu'en France il n'y a pas d'acheteurs. Il n'y a pas d'acheteurs pour l'art ancien, les gens ne sont pas assez riches, ou pas assez cultivés. Et il n'y a pas d'acheteurs pour l'art contemporain, pas de collectionneurs, ce qui fait qu'il y a fort peu d'art contemporain : l'art en effet ne fleurit jamais bien longtemps là où il n'y a pas pour lui de débouchés, ni pour ceux qui le produisent - les artistes vont ailleurs, ou bien ils font autre chose.

Je le répète : nous sommes très favorables à une fiscalité fortement écologique et à une fiscalité puissamment culturelle et artistique. Bien entendu je ne vais pas entrer dans les détails, j'en serais d'ailleurs bien incapable. Mais ce sont là des directions que nous emprunterions avec enthousiasme dans notre politique fiscale.

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