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Editorial 15

Entretien avec Marc du Saune (I)
Nouvelles du parti.
Bathmologie et programme politique.
Antisémisme. Le Monde diplomatique.

 

Marc du Saune : Renaud Camus, où en êtes-vous de votre projet de parti politique ?

Renaud Camus : L'assemblée constitutive doit se tenir la semaine prochaine, elle a pour ordre du jour le choix des statuts et la désignation d'un bureau, ceci et cela devant permettre de procéder aux formalités officielles de fondation.

M. du S. : Donc ce n'était pas une plaisanterie...

R. C. : Pourquoi serait-ce une plaisanterie ? Ce n'est pas plus une plaisanterie que le "Parti de la majorité présidentielle", le "Parti du président", le parti "Le Parti", le "Nouveau Monde" ou autre "Maison bleue"...

M. du S. : Pourtant ce projet n'a pas suscité un grand enthousiasme parmi vos lecteurs et vos partisans...

R. C. : D'abord il a suscité beaucoup d'enthousiasme auprès d'un certain nombre de mes lecteurs et de mes "partisans", comme vous dites. Ensuite il est parfaitement normal qu'il n'y ait pas coïncidence entre mes lecteurs, d'une part, et les personnes qui se reconnaîtraient même partiellement, dans l'avant-projet de programme que j'ai avancé. Aimer tel ou tel ouvrage littéraire ou même une oeuvre dans son ensemble, c'est une chose; se reconnaître dans le programme d'un parti politique, c'en est tout à fait une autre. Les types d'adhésion impliqués ici et là sont extrêmement différents, et il aurait été bien étonnant que tous ceux qui sont prêts à offrir l'un soient automatiquement disposés à accorder l'autre. Les deux mouvements n'ont rien à voir.

M. du S. : Un peu tout de même, il me semble, d'autant plus que beaucoup de vos livres, en filigrane, ou de passages de vos livres, sont assez "idéologiques", si je puis dire. Mais puisque vous mentionnez cet avant-projet de programme, je souhaiterais que vous nous en parliez un peu plus. Vous n'ignorez pas qu'il a horrifié vos adversaires, ce qui est bien normal, mais aussi déçu ou mécontenté bon nombre de personnes qui vous avaient soutenu jusqu'à présent, littérairement ou politiquement, ou les deux. Laissons de côté le fond pour le moment, si vous voulez bien : nous y reviendrons. Il me semble qu'il y a d'abord un problème de style, qui est aussi un problème de sens, de niveaux de sens, d'absence de niveaux de sens. Pardonnez-moi si je suis un peu obscur. Je vais essayer de m'expliquer plus clairement. Voici : pour beaucoup de ceux qui vous suivent, vous êtes, sinon l'inventeur, du moins le principal et je crois bien l'unique propagateur de la "bathmologie", que vous définissez après Roland Barthes comme la science des niveaux du langage, ou des degrés du sens. Toute votre oeuvre est marquée depuis le début par ce jeu sur les niveaux du sens, par sa complexité, ses contradictions, ce que vous avez appelé à de nombreuses reprises son caractère "feuilleté". Et votre dernier livre, Du sens, sans doute l'un des plus importants de ceux que vous avez publiés, paraissait porter ce système à son comble : le sens n'y repose jamais, il est toujours soumis à la reprise, au déport, sinon au retour en farce du moins au retour en ironie, en coïncidence-non-coïncidence, en objection perpétuelle, dans une lumière changée, selon une expression que vous aimez, je crois. Dans cette perspective pouvez-vous comprendre que beaucoup vos lecteurs puissent être surpris, et même déçus, pourquoi ne pas le dire, par un avant-projet de programme politique qui semble mettre un terme à la spirale du sens, au risque de paraître bien pauvre, et même tout à fait plat, même indépendamment de ce qu'il énonce ?

R. C. : Oh, écoutez, il me semble que je puis comprendre un certain nombre de choses, et certainement cette surprise, cette éventuelle déception...

M. de S. : Dans d'assez nombreux cas elle a été plus qu'éventuelle. Elle s'est même manifestée assez bruyamment...

R. C. : En premier lieu veuillez considérer que cet avant-projet auquel vous faites allusion est précisément cela, un avant-projet, et même un avant-projet d'avant-projet, si je puis dire. Le sens y semble achevé, dites-vous : c'est précisément qu'il ne l'est pas, qu'il n'a pas encore été soumis à ce travail d'inachèvement qui est le processus d'élaboration le plus consubstantiel au sens.

M. de S. : Voulez-vous dire que l'achèvement serait premier, comme l'est selon vous la nocence ? Qu'in-achèvement  et in-nocence viendraient ensuite, comme de lentes élaborations ?

R. C. : Ah, oui, c'est là une idée très séduisante, je trouve. Je vous en remercie. Il me plairait assez que ce soit en effet ce que j'ai voulu dire. Cette idée que vous exprimez ou que vous résumez si bien, donnez-moi le temps de l'in-achever en moi, justement, et si possible de l'in-nocenter. Mais ce que je sais que je voulais dire, plus simplement, à un niveau plus modeste de la spirale du sens, moins inspiré que celui auquel vous venez de vous situez, c'est que cet avant-projet, dont je vois bien qu'il vous chagrine...

M. de S. : Ah non, moi je n'ai pas d'opinion. Ou si j'en ai elles n'ont pas d'importance ici. Ce que j'essaie c'est de vous poser les questions que se posent un certain nombre de personnes, voilà tout, parmi celles qui vous lisent ou qui suivent vos activités.

R. C. : Cet avant-projet a été proposé par moi uniquement comme premier niveau de la spirale, justement, offert à des élaborations sémantiques, et en l'occurrence politiques, dont j'espérais, dont j'espère encore, qu'elles puissent être menées par d'autres, avec d'autres; et pas du tout comme un terme. C'est tout le contraire : je n'y ai jamais vu qu'une base de discussions possibles, souhaitables-souhaitées par moi, en tout cas.

M. du S. : J'entends bien. Mais même en tant que tel, en tant que base proposée pour des discussions à venir, cet avant-projet n'a pas été très bien reçu...

R.C. : En effet il a écarté de moi et de mes entreprises certaines personnes qui ne l'ont pas jugé admissible, ou tout simplement intéressant, même à titre de proposition liminaire pour servir de base à d'éventuels débats. Il n'y a rien là que de très normal. Je n'ai jamais prétendu attirer à moi la terre entière, ni fonder un futur parti unique. Mais si vous permettez j'aimerais revenir un peu plus longuement à votre première question, ou du moins à celle qui a servi de point de départ à notre échange actuel, à propos du contraste, voire de l'opposition, entre le jeu bathmologique du sens et la pauvreté, vous avez raison, la platitude bloquée d'un programme de parti politique : contraste entre la spirale, son ouverture perpétuelle, son inachèvement, encore une fois, et  l'idée même de fonder un parti, le seul concept de parti, idée et concept anti-bathmologiques au possible, selon vous. Je vous ai répondu que l'avant-projet n'appelait rien tant qu'une élaboration bathmologique, une complexification, si j'ose dire, un feuilletage, dont je conviens bien volontiers qu'ils restent entièrement à opérer : je n'ai jamais prétendu rien d'autre. Mais plus profondément, et plus bathmologiquement, j'aimerais dire que la bathmologie, science à demi-plaisante des degrés, des niveaux, des strates, et donc de la contradiction, des contradictions, qui sont l'instrument même du passage entre les différents niveaux, entre les couches contradictoires du sens, la bathmologie appelle la contradiction. Et donc elle ne peut pas ne pas commencer (ou finir ? commenir ? finencer ?) par se l'appliquer à elle-même. La bathmologie, science des niveaux, implique rigoureusement son contraire, ce qu'on pourrait appeler, puisque nous n'en sommes pas à un néologisme près, la schématologie, la science des surfaces, de la surface, de l'apparence, du paraître du sens (les tenants de l'hérésie "schématique", vous le savez, tenaient que le corps du Christ est une pure apparence). Mais rassurez-vous : nous ne sommes pas ici dans la spéculation pure. A mon tour d'essayer de me faire bien comprendre, et pour cela je vais en venir à des exemples concrets. Toute entité, à quelque nature qu'elle appartienne, a besoin, pour persévérer dans l'être, d'une dose variable, en général assez réduite, de son contraire, ou de ce qui peut apparaître comme son contraire. Ainsi toute démocratie, pour durer, pour se protéger, a besoin d'une armée, un corps qui en général est organisé selon des principes fort peu démocratiques; et qui même, l'histoire le montre, protégera d'autant mieux la démocratie dont il a la charge qu'il sera moins démocratique lui-même, mieux hiérarchisé, mieux respectueux de principes d'ordre et d'autorité. Il faut souvent un peu de guerre pour protéger beaucoup de paix. Il faut toujours un peu d'ordre pour protéger beaucoup de liberté. Il faut toujours beaucoup de loi pour assurer l'indépendance et les droits légitimes de tous. La liberté sans règles, la liberté absolue, la liberté sans la moindre dose de son contraire, n'instaure jamais que la terreur, la tyrannie, la barbarie, le règne du plus fort. J'ai souvent écrit, et je continue de penser, que la civilisation avait été inventée pour permettre la solitude. La socialité, si vous préférez, a été lentement élaborée pour que la solitude reste possible pour ceux qui la souhaitent, et quand ils la souhaitent. C'est le principe fondamental du moins pour le plus -de l'un peu moins pour le beaucoup plus : du contrat social, de la médiation, du langage tiers, du pacte réciproque et si possible général de non-agression, d'in-nocence, en échange de la garantie donnée à tous et chacun de la liberté, pour chaque individu, d'être tout ce qu'il peut être. Eh bien, selon la même structure exactement, et de même que la démocratie a besoin pour sa survie d'une armée disciplinée et non-démocratique dans son fonctionnement interne, le jeu infini du sens a besoin, lui, à une certaine dose qui bien sûr reste à préciser, d'un sens arrêté, fixé, déterminable et déterminé.

M. de S. : Vous voulez dire que le parti de l'In-nocence serait fondé pour la défense de la bathmologie ???

R. C. : Et pourquoi pas ? Je vous remercie de nous fournir une telle mine de slogans suicidaires : « Sauvez la bathmologie ! », voilà ce que proclameront nos banderoles lorsque nous défilerons en masse, tous les trois, de la Bastille à la Nation. « Garantissons le jeu du sens ! ». Pour ma part je serais tout à fait prêt à assumer un tel programme. C'est que la bathmologie n'a jamais été dans mon esprit une fantaisie intellectuelle, quelque excentricité sémantique. D'une part elle est le système qui rend compte le plus exactement de la structure du sens et du fonctionnement réel de la pensée; d'autre part, dans sa version civile, civique, j'irais presque jusqu'à dire citoyenne, en souriant à peine, elle n'est rien d'autre que la civilisation, cette ironie, ce sourire justement, ce léger déport, cet écart, ce relâchement des tensions au prix d'un mouvement de recul à l'égard des convictions les mieux arrêtées, cette sortie de soi-même pour voir de quoi le soi et le moi ont l'air vus du dehors -ce radical "anti-soi-mêmisme", en somme. Vous vous moquez d'un programme politique qui consisterait à défendre la bathmologie : mais la bathmologie c'est la culture, c'est la civilisation, c'est au premier chef la littérature, "la conception littéraire du monde", en tant qu'elle s'oppose à "l'universel reportage", à l'aplatissement journalistique du sens. La bathmologie, en ce sens, c'est aussi le contrat, le droit, la loi, la distance prise avec la littérarité du phénomène, fût-ce au moyen de la littérarité du texte : c'est tout ce qui s'oppose à l'immédiateté du sens, à la conception journalistique du monde, mais aussi à la violence, au coup de poing, et a fortiori au coup de fusil ou au coup de couteau. Le jeu du sens à l'infini, sans doute -mais on arrête au premier sang. L'ennemi c'est la nocence. Il n'y a pas d'acte moins bathmologique, et partant plus sévèrement condamné par le parti de l'In-nocence, que l'attentat de la semaine dernière contre le maire de Paris; ou bien que l'équipée sauvage de ce bonhomme qui a tiré à la carabine sur les vitrines de deux cafés « fréquentés par des Maghrébins », comme dit la presse, pour finir par tuer un jeune arabe, dans le Nord. Et il n'y a pas d'acte moins bathmologique, bien sûr, que les incendies de synagogues, les attaques d'écoles juives et les diverses actions antisémites qui ont été perpétrées toute l'année dernière, et encore au début de cette année. Là le sens ne joue plus du tout.

M. du S. : Ah, une parenthèse ici, un peu délicate peut-être, mais il faudra bien que la question soit abordée à un moment ou à un autre au cours de ces entretiens : je n'avais pas l'intention d'y arriver si vite mais puisque le sujet se présente dans la conversation autant s'en débarrasser tout de suite, si vous êtes d'accord. ...Vous déplorez avec une certaine insistance les attaques de synagogues et les diverses violences antisémites qui ont eu lieu en France depuis deux ans. Je sais même que vous avez participé -et cela d'ailleurs au risque d'autres ambiguïtés politiques, car cette manifestation a été interprétée par beaucoup comme l'expression d'un soutien à la politique d'Ariel Sharon -, que vous avez participé, donc, à la grande manifestation du 7 avril dernier, pour dénoncer et condamner ces actes antisémites. Et bien sûr je ne doute pas du tout de votre bonne foi. Cependant vous n'ignorez pas que vous colle à la peau, à tort ou à raison, une solide réputation d'antisémite, que la plupart des journaux entretiennent d'ailleurs régulièrement, comme si ce point était acquis et qu'il n'y avait pas à revenir sur lui (moyennant quoi ils ne cessent de revenir à lui). Ne craignez-vous pas que cette réputation, fondée ou pas, ne nuise au parti de l'In-nocence, et ne le fasse paraître, justement, très peu in-nocent ?

R. C. : D'abord rien ne peut nuire au parti de l'In-nocence, qui ne vise à rien d'autre, au moins dans un premier temps, qu'à être une sorte de sismographe de la situation réelle du pays : même s'il était un échec complet il serait encore un succès puisque serait clairement établi, en ce cas, que les valeurs qu'il soutient ne sont pas des valeurs, personne n'y étant attaché. On ne peut pas défendre ce qui n'est précieux pour personne. Si personne ne se ralliait au parti c'est qu'il n'aurait pas lieu d'être, et son échec ne serait donc pas une perte. C'est pourquoi je dis que rien ne peut lui nuire.

M. de S. : Bien, très bien. Je ne suis pas sûr de très bien vous comprendre sur ce point, mais ce dont je suis certain c'est que vous n'avez pas répondu à ma question.

R. C. : Pardonnez-moi. J'y viens, bien qu'il me soit évidemment désagréable d'avoir à me défendre d'accusations d'antisémitisme qu'en mon for intérieur je ne peux pas prendre une seule seconde au sérieux; et que d'ailleurs n'ont jamais prises au sérieux les personnes qui m'ont vraiment lu, et qui suivent régulièrement mon travail. Ces accusations sont plutôt le fait d'individus sensibles à la rumeur, et suffisamment influençables pour prendre pour argent comptant des on-dit, des citations tronquées, des citations de citations de citations, des phrases en italiques et entre guillemets, à moi attribuées sans barguigner, et qui sont de pures et simples inventions de journalistes, et totalement contraires à ma pensée, comme c'était le cas ces jours-ci encore dans Le Monde diplomatique.

M. de S. : Vous n'avez pas à vous en défendre devant moi. Je disais seulement que ces accusations ont été formulées, vous en êtes d'accord avec moi. Et je vous demandais si elles ne risquaient pas d'entacher le parti que vous fondez.

R. C. : Elles ont été formulées, dites-vous -et vous avez raison, elles l'ont été. Néanmoins cette tournure me fait penser à cette autre, que j'ai toujours trouvé très effrayante : on a pu dire que... On peut toujours dire n'importe quoi de n'importe qui. Et pourtant, qu'on ait pu dire que... paraît constituer une couche autonome de vérité, acquise, établie, dont l'accusé doit se défendre comme s'il s'agissait de faits avérés, ou d'opinions qu'il aurait lui-même données pour siennes.

M. du S. : Vous vous souvenez du mot malheureux du capitaine Dreyfus devenu colonel, longtemps après sa réhabilitation, un jour qu'il présidait une Cour martiale, pendant la Grande Guerre : Il n'y a pas de fumée sans feu.

R. C. : Certes, et en l'occurrence je vois très bien d'où vient le feu. Je veux dire que je vois très bien qui avait intérêt à l'allumer, et pourquoi; mais très bien aussi ce qui, chez moi, dans mon domaine d'intervention littéraire, permettait de l'alimenter, de lui donner corps. J'ai toujours mis un point d'honneur à parler de tout avec la liberté la plus grande, y compris des sujets qui pour des raisons d'ailleurs parfaitement compréhensibles et légitimes, souvent tragiques, et même atroces, font l'objet des contraintes et des interdits de discours les plus forts : à savoir premièrement la sexualité des enfants et des adolescents, ou avec les enfants et les adolescents, ce qu'il est convenu d'appeler, bien à tort selon moi, la "pédophilie", un terme inexact, pour commencer, et en tout cas tout à fait inapte à recouvrir tout ce qu'on lui fait désigner en vrac; deuxièmement les juifs et "l'antisémitisme", si vous voulez, encore que ce ne soit pas de l'antisémitisme qu'on ne puisse pas parler, bien au contraire (lui il est toujours le bienvenu comme sujet et même comme "performance" de discours, pour parler comme Barthes à propos de tout autre chose); et troisièmement, mais tout de même dans une mesure infiniment moindre, les classes sociales. Comme on voyait bien que mes propres goûts sexuels ne me portaient guère du côté de la pédophilie on pouvait difficilement m'accuser de cette tare-là et on n'en est abstenu, au moins jusqu'à présent. En revanche on ne s'est pas gêné pour m'accuser d'antisémitisme.

M. du S. : Convenez que vous l'aviez un peu cherché...

R. C. : Mais non, je ne l'avais pas cherché du tout ! Et j'en ai été horrifié. Disons, c'est vrai, si vous voulez, que je n'ai pas voulu l'éviter à n'importe quel prix, c'est-à-dire par la soumission docile à une interdiction de parler, une interdiction pure et simple de s'aventurer sur ce terrain-là. Ça oui, et en ce sens on peut dire, comme vous le faites, que j'ai « bien cherché » ce qui m'est arrivé, et cette réputation qu'il me faut traîner auprès des gens qui croient aveuglément ce qu'ils lisent dans les journaux, sans aller y voir plus avant et plus directement (et bien sûr ceux-là sont l'immense majorité du public). Plus sérieusement : je suis, comme nous tous, mais peut-être un peu plus que beaucoup d'entre nous, pénétré de culture juive, et de cela je ne me féliciterai jamais assez, car cette tradition-là est une des plus précieuses de celles qui constituent l'histoire de la pensée, et la pensée elle-même. Notre culture est pour une grande part une culture juive en cela aussi qu'elle doit énormément à des artistes, des intellectuels, des écrivains et des penseurs qui étaient juifs, même s'ils étaient aussi, dans le même temps, bien d'autres choses, et des choses qui pouvaient être pour eux, en eux, pour nous, aussi importantes ou davantage. D'autre part je n'ai aucune espèce de tendance à réduire qui que ce soit à son origine, ou à l'une de ses origines, ou à l'une de ses appartenances car nous pouvons tous en avoir plusieurs, et contradictoires; aucune tendance non plus à envisager comme des monolithes les différents groupes auxquels chacun de nous peut appartenir, que ce soit par origine, par hasard ou par choix. Cela dit les groupes, les appartenances, n'en ont pas moins une existence, pour fluide qu'elle soit et dépourvue d'effets rigoureusement déterminants, mécaniques, sur les individus qui les composent. Personne n'est que  juif, certains juifs le sont même très peu, et bien entendu les juifs ne sont pas un tout, bien loin de là. Il reste qu'à de certaines conditions ils sont envisageables comme un groupe, et que ce groupe, et les sous-groupes dont il est composé, jouent dans la société, comme tous les groupes, des rôles spécifiques, et en l'occurrence importants. Et il est très humiliant pour la pensée de devoir faire semblant de ne pas le remarquer -même si ce qu'on croit remarquer peut toujours être contesté, bien entendu, et d'abord par soi-même. L'essentiel serait de ne pas interdire a priori à l'observation ou à la réflexion, surtout lorsque celles-ci ne sont en aucune façon malveillantes, tel champ ou tel autre.

M. du S. : Vous ne pourriez pas être un peu plus explicite ?

R. C. : Vous savez bien que non. Mais enfin si vous tenez absolument à un exemple, mettons que vous remarquiez, ou que vous croyiez remarquer, qu'au sein d'un rédaction quelconque, d'un journal, d'un magazine, d'une émission de radio ou de télévison, officiellement généraliste, la moitié ou les trois-quarts des journalistes appartiennent au même groupe numériquement très étroit dans la société, et peu importe lequel; ou que ces journalistes ont tendance à évoquer ou à convoquer plus souvent qu'il ne serait statistiquement vraisemblable des personnes qui appartiennent au même groupe qu'elles, ou à aborder des sujets concernant au premier chef ce groupe-là. Vous pourriez trouver très humiliant d'être obligé de faire comme si vous ne vous étiez avisé de rien; et cela même si personnellement vous ne voyez aucun inconvénient à cette situation; et cela même si vous étiez tout à fait prêt à vous faire expliquer que votre observation est fausse, s'il se trouvait qu'elle soit fausse. Ce qu'il y a de désagréable, c'est de ne pas pouvoir la formuler, alors que vous croyez sincèrement qu'elle est juste.

M. du S. : Nous revoilà en pleine Campagne de France !

R. C. : Le ciel nous en préserve ! Mais vous remarquerez que huit ans après les faits évoqués dans le livre, et deux ans après le livre lui-même, l'observation qui a mis le feu aux poudres n'est plus contestée par personne. Au contraire, les langues se délient, et l'on s'aperçoit que la situation décrite était de notoriété publique, et qu'elle faisait plutôt rire qu'autre chose, d'ailleurs. Une fois de plus -et c'est précisément ce que je déplore-la question n'était donc pas de savoir si ceci ou cela était vrai ou ne l'était pas, mais seulement si l'on pouvait le dire ou non.

M. de S. : Vous faisiez allusion à l'instant à des accusations toutes récentes, cette fois du Monde diplomatique...

R. C. : Oui, dans Le Monde diplomatique de ce mois-ci, dans un article intitulé "Les nouveaux réactionnaires", sous la plume d'un certain Maurice T. Maschino, on peut lire cette citation que le contexte m'attribue formellement, « un juif est incapable d'assimiler vraiment la culture française ». Alain Finkielkraut est accusé de n'être pas du tout dérangé par un type -moi, en l'occurrence -qui soutient de telles opinions : le problème étant évidemment que je ne soutiens rien de pareil, que la phrase qui m'est attribuée en italiques et entre guillemets n'a d'autre auteur que l'auteur de l'article, tout occupé qu'il est remâchonner cinquante de ses confrères; et que l'opinion qui m'est prêtée avec tant d'autorité est totalement contraire à tout ce que je crois.

M. de S. : Vous avez tout de même émis des hypothèses, disons, assez voisines...

R. C. : Non, absolument pas. J'ai émis, d'ailleurs pour l'écarter presque aussitôt, l'hypothèse selon laquelle ce qui me paraissait un défaut d'intimité avec la culture française traditionnelle, chez certains journalistes juifs, pouvait être attribuée à une émigration récente, d'eux-mêmes ou de leur famille. C'était une hypothèse audacieuse, déplaisante sans doute, déplacée si vous voulez, même à titre d'hypothèse. Mais elle n'a strictement rien à voir avec l'opinion que m'attribue entre guillemets M. Maurice T. Maschino, selon laquelle « un juif est incapable d'assimiler vraiment la culture française ». Rien n'est plus éloigné de mes convictions. Innombrables sont les artistes, les écrivains, les intellectuels ou simplement les amateurs juifs qui comptent parmi les meilleurs représentants, connaisseurs et exégètes de la culture française; et cela bien souvent sans avoir eu nul besoin de l'"assimiler", d'ailleurs, tant elle est "naturellement" la leur.

M. du S. : Bien. Voilà tout de même un domaine où vous n'êtes pas très bathmologue, je trouve...

R. C. : Que voulez-vous dire ?

M. du S. : Je veux dire que sur cette question-là vous semblez dangereusement porté au ressassement, à la répétition sans variations, au sur-place du sens...

R. C. : Convenez que ce sont surtout les autres, et vous le premier, qui m'y ramenez. Cependant il est vrai que les points sur lesquels pèsent de très lourdes contraintes de discours sont difficiles à surmonter, à dépasser, parce qu'on n'a jamais l'impression d'en avoir atteint la vérité, du fait des interdits qui pèsent sur son accès; et cela alors même que cette vérité, telle qu'on l'entrevoit de loin, n'aurait pourtant rien de scandaleux, ni même de sensationnel. N'empêche, on n'a jamais le sentiment d'en avoir fini avec elle.

M. du S. : A-t-on jamais le sentiment d'en avoir fini avec la vérité ?

R. C. : Non, bien sûr, vous avez raison. Parfois cependant on peut se convaincre d'avoir atteint certaines vérités partielles, qu'on peut laisser en sécurité relative à la consigne -si vous permettez cette image ferroviaire-avant de repartir vers de nouvelles errances. La bathmologie n'est nullement ennemie de la vérité. Au contraire, si elle paraît parfois et même souvent la contredire, c'est pour mieux en mettre en valeur la nature stratifiée, feuilletée, creusée, contradictoire. C'est pour la rendre plus vraie, plus conforme à elle-même. Il n'y a là rien à voir avec l'accablante errance herméneutique qui sévit parmi nous, et qui n'est que le double symétrique de la platitude du sens journalistique régnant : pour elle aussi, pour cette errance-là, cette errance sans regard, sans amour, sans désir, sans jugement, tout est plat, le paysage s'équivaut indéfiniment devant elle, elle ne distingue rien, tout à la même valeur sous son regard, c'est-à-dire que rien n'a de valeur.

M. de S. : Nous nous sommes beaucoup éloignés du parti de l'In-nocence...

R. C. : Oh, n'en croyez rien ! Nous y sommes en plein au contraire. L'une des premières nocences contre lesquelles le parti entend s'élever, c'est précisément cet écrasement des valeurs qui fait que tout s'équivaut, et qui interdit tout dépassement, du fait qu'à son nihilisme rien n'est jamais acquis, sauf l'imbécile "soi-même" du "soi-mêmisme", ce gâtisme d'une société bégayeuse, sans avenir parce que sans passé, sans extérieur, sans jeu, sans étrangèreté, sans autre.

M. du S. : Attendez, attendez, attendez ! J'ai beau vous avoir lu et avoir déjà rencontré la plupart de ces thèmes, j'ai tout de même un peu de mal à suivre. Quel rapport avec le parti de l'In-nocence ? Et pour commencer : cette nocence presque philosophique, ou en tout cas culturelle, "sociétale", que vous dénoncez là, comment votre parti a-t-il l'intention de s'y prendre, pour la combattre ?

R. C. : Ah, ça, les stratégies ne sont pas de mon ressort, et j'espère que nous susciterons des vocations plus étroitement politiques que la mienne. D'autre part je ne peux parler au nom du parti avant même qu'il ne soit officiellement fondé. Toutefois vous avez dû remarquer que dans cet avant-projet pour lequel vous vous montrez si sévère, les questions relatives à l'éducation tiennent déjà une place essentielle. Cette place devrait aller croissant. L'In-nocence est au premier chef un parti soucieux des questions et des problèmes de l'éducation. Ce que je souhaite c'est que nous soyons rejoints par beaucoup de ceux qui au sein du corps enseignant n'en peuvent plus de la situation qui s'est créée, voient bien qu'elle évolue à grande vitesse vers la catastrophe, et sont résolus à réfléchir et à agir pour sauver tout ce qui peut l'être encore.

M. du S. : Vaste programme -un peu trop vaste pour aujourd'hui. Si vous voulez bien je vous propose d'en remettre l'examen plus détaillé à un autre entretien, et de nous en tenir là pour cette fois-ci.

R. C. : Très bien. Il me semble que nous avons couvert une appréciable quantité de terrain. Let's call it a day.

M. du S. : Pour un écrivain-ou devrais-je dire à présent pour un homme politique ?-qui passe pour chauvin, j'ai toujours trouvé que vous étiez étonnamment porté sur les langues étrangères...

R. C. : Chauvin, moi ? J'espère que vous plaisantez. Je n'aime rien tant que l'étranger. Je l'ai d'ailleurs dit et écrit cent fois : rien ne me fait plus peur qu'un monde où il n'y aurait plus d'étranger, où nous ne serions nulle part à l'étranger, ou rien ni personne ne nous serait plus étranger. Or c'est précisément ce qui nous pend au nez, si nous n'agissons pas rapidement.
 

Propos recueillis par Marc du Saune