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Le point de vue de nulle part

Envoyé par Alain Eytan 
« Barnabooth vend tous ses biens, "châteaux, yacht, automobiles, immenses propriétés…" et il appelle ça "dématérialiser sa fortune". Le geste est inspiré par celui de Ménalque, celui de Michel dans L’Immoraliste. Gidien. Ce mot de "dématérialiser" m’a fait rêver. Car en somme, il s’agit en effet de se détacher des biens, comme aspect concret de la fortune et de ne conserver que son aspect abstrait : l’argent. Ici d’ailleurs sous forme de paquets d’actions et de chèques. En somme, voilà le conseil donné par Gide et suivi par Barnabooth. Troquer la possession réelle contre la possession symbolique, troquer la fortune-biens immeubles contre la fortune-signe. Ce n’est pas par hasard que Gide prêche la disponibilité. Au fond le disponible gidien c’est l’homme qui a la disponibilité de ses capitaux. Et ce que je voyais clairement, c’est que la morale de Gide est un des mythes qui marquent le passage de la grande propriété bourgeoise — possession concrète de la maison, des champs, de la terre, luxe intime — à la propriété abstraite du capitalisme. L’enfant prodigue, c’est le fils du riche commerçant en grains qui devient banquier. Son père avait des sacs de grains, lui il a des paquets d’actions. Possession de rien, mais ce rien est une hypothèque sur tout. Ne cherche pas, Nathanaël, Dieu ailleurs que partout : rejette la possession matérielle qui borne l’horizon et qui fait de Dieu un repliement sur soi en profondeur, troque-la contre la possession symbolique qui te permettra de prendre trains et bateaux et de chercher Dieu partout. Et tu le trouveras partout, pour peu que tu mettes ta signature sur ce petit bout de papier, dans ton carnet de chèques. Je n’exagère pas : c’est bien là ce que le gidien Barnabooth appelle, page 19, une "ardente quête de Dieu". Et Gide lui-même, voyageur tantôt et tantôt chef de la communauté patriarcale de Cuverville, est une grande figure de transition entre la bourgeoisie possédante du XIXe siècle et le capitalisme du XXe. Il faut remarquer en outre que l’exotisme du XXe siècle, tout entier gidien, est, de signification, capitalisme. Il n’a même plus le sens vrai d’ex-otisme (en somme, s’éloigner la maison). L’exotisme ancien se comprenait par rapport à des coordonnées fixes : le bien possédé au pays :
Heureux qui comme Ulysse, après un long voyage…
L’ exotisme contemporain commence par affirmer l’équivalence de toutes le coordonnées. Il n’y a pas de point de vue privilégié pour voir le monde.
[…]
L’exotisme capitaliste est sans aucun point d’attache : le voyageur est perdu dans le monde. Il est chez lui partout ou nulle part. D’où cet aspect nouveau de l’exotisme littéraire : ramener tout ce qu’on voit à des structures communes — au lieu d’opposer, comme autrefois, l’étranger à la maison. Montrer sous l’aspect bigarré des mœurs locales, la contrainte universelle et partout semblable du capitalisme. Insister sur l’aspect croulant, moribond des mœurs, en tirer des effets poétique (au lieu que l’ancien exotisme tirait des effets poétiques de l’exubérance spontanée des coutumes locales).
Ecrire par exemple, comme Larbaud dans Barnabooth, que Florence est « une curieuse ville américaine bâtie dans le style de la Renaissance italienne ». C’est en ce sens qu’une musulmane avec ses voiles et à califourchon sur une bicyclette, que je rencontrai un jour entre Agadir et Marrakech, me parut l’incarnation parfaite de l’exotisme contemporain. »

Jean-Paul Sartre - Les Carnets de la drôle de guerre (1939-1940)
Du Journal d'André Gide, à la même époque :

" 4 juillet 1940 :
Des soldats belges peuplent la région. Très jeunes encore pour la plupart, certains même ont de charmants visages non encore marqués par la vie, souriant des lèvres et des yeux, beaucoup plus dispos à la joie, semble-t-il, que ceux de nos soldats de France. On les voit, errant dans les rues d’Alet par petits groupes, mais plus souvent assis en files au pied des maisons, dos au mur, effroyablement désœuvrés, aucun d’eux n’imaginant rien pour se distraire, attendant on ne sait quoi dans la morne fuite des heures. Le soir ils vont au cabaret, d’où ils ressortent, ivres souvent à ne pouvoir se diriger, roulant, tanguant et parfois vomissant, coléreux et mués en brutes aux visages congestionnés et flétris. Combien l’obligation du travail est utile pour ceux qui ne savent encore comment meubler agréablement ou profitablement leur loisir ! " (et pour ceux qui ont besoin d'actions pour y parvenir.)
16 mai 2022, 22:52   Une scène primitive
J'ai lu le Journal d'A. O. Barnabooth il y a fort longtemps, jamais y revenu depuis, hélas ; j'en garde un souvenir toujours électrisant, comme l'une des plus pertinentes illustrations de ce que le farniente peut avoir de roboratif, surtout avec actions, bien sûr...
Le livre commence par une après-midi à la patinoire : tout est net, précis, parfaitement découpé par le froid vif, on y perçoit l'animation et les rires comme une rumeur lointaine, des lumières rouges s'allument sur le fond blanc de la glace : on sent bien que Barnabooth est parfaitement heureux d'être là, sans plus, et que parvenir à quoi que ce soit dans un tel décor n'aurait strictement aucun sens. C'est un dimanche, je crois, mais de ces dimanches perpétuels, selon l'expression de Gracq, qui n'a lui-même jamais manqué une occasion de vanter, très élitairement, la supériorité incomparable du satrapisme le plus scandaleux.

Le même Gracq qui en 1939 eut à commander une troupe qui était, c'est le moins qu'on puisse dire, aux antipodes de ce Ciel le plus ouvert qui soit, sous le signe du symbole abstrait que ne borne aucune appartenance : dans ce passage déjà cité il y a dix ans, ça tombe bien, ce sont des troufions tout droit sortis de la terre, à vrai dire tellement chtoniens qu'on est là dans un en deçà de tout sens attribuable, également...


« Il a fallu la guerre de 1939, qui m'a rappelé dans le régiment d'infanterie de Quimper, pour que je touche du doigt, très au delà du "peuple" infiniment évolué qu'on coudoie dans les rues, dans les gares, une sorte de dépôt humain ténébreux, une couche nocturne, dont je n'avais encore nulle idée. J'avais été laissé pendant le premier mois de guerre au dépôt de mon unité : comme je n'avais à peu près rien à faire, on me convoquait au conseil de réforme qui réexaminait les exemptés : j'y représentais les "officiers de troupe". Pendant des heures et des heures, une étrange Cour des Miracles se déshabillait devant nous : nous vîmes même un jour un lépreux : l'espèce s'en entretenait encore à petit feu, le médecin nous l'expliqua, dans deux ou trois bauges perdues de la campagne de Pontivy. Plus tard, quand j'eus rejoint le régiment, qui cantonna çà et là pendant l'hiver entre Lorraine et Flandre, on me donna à commander une section de voltigeurs : journaliers presque tous, ou garçons de ferme du Morbihan et du Finistère. Pendant les longues étapes de nuit, marchant à côté de la colonne, quand ils cessaient de parler en breton, j'écoutais le jargonnement guttural qui montait de la troupe invisible : ils parlaient de la manière de se procurer du vin rouge, de la consistance de leurs matières fécales, de leur dernière ou prochaine masturbation, et je sentais, vaguement fasciné, se dénuder et bouger le tuf paléolithique sur lequel s'est figée la petite croûte de la civilisation. Ils buvaient à toutes les pauses, et même en marchant — buvaient et pissaient — au matin on voyait à certains la trogne violâtre, piquée de durs poils noirs, des biffins du petit jour, après le vin rouge des chiffonniers. »

Julien Gracq - Lettrines
J’aurais pu écrire « pour se le permettre » au lieu de « pour y parvenir » mais, tout compte fait, ce verbe (sans aucune connotation avec « parvenu », bien sûr) me paraît valable, dans le cas de Barnabooth dont le Journal (que j’ai lu en mars dernier) illustre tout de même une quête existentielle, un effort intérieur à consentir, des dégoûts à surmonter etc. Certes, il peut arriver à Barnabooth de se sentir, comme vous dites : « parfaitement heureux d'être là, sans plus, et que parvenir à quoi que ce soit dans un tel décor n'aurait strictement aucun sens ». Mais c’est bien loin d’être le sentiment le plus fréquent du voyageur de Larbaud. J’en cherchais une illustration et n’ai eu qu’à ouvrir le livre au hasard pour tomber aussitôt sur :

« 30 mai
Encore un jour perdu à voir les endimanchés noirs passer sur le quai, sous mes fenêtres, au long de la bande rose du parapet. Promenade des prisonniers du travail quotidien. Des résignés ? non ; de pauvres âmes timides qui ne demandent rien à la vie et qui se mettent en colère lorsque d’autres âmes demandent quelque chose à la vie ; la pauvre foule sourde des médiocres qui montre au doigt celui qui veut goûter au monde, l’homme qui vit irrégulièrement, l’artiste. Et je me réjouis d’être séparé d’eux, rendu invisible à leurs tristes yeux, par ma richesse. Ils seraient capables de se mettre tous à aboyer contre moi. Il y a vraiment quelque chose à dire en faveur de mes bons amis les voleurs de la prison de V. – Non, rien, il n’y a rien à dire en faveur de rien. Le grognement des pas de cette foule l’affirme.
Jadis, dans l’excès même de ma tristesse, j’étais fâché de trouver une espèce de satisfaction. Et cela se compliquait aussitôt d’une certaine satisfaction à constater que j’étais fâché de trouver une espèce de satisfaction au fond de ma tristesse. Mais, cet après-midi, au-dessus des champs verts de l’Arno, entre les ponts, au-dessus de la cassure en diagonale du barrage où glisse et s’arrondit l’eau dure, en face de la coupole de San Frediano, aux fenêtres si tristes, comme la nuit où j’écrivis le Don de soi-même, je touche mon néant. Malheur ! ma vie tout entière est organisée pour l’égoïsme, je ne cherche qu’à plaire à moi, et je ne m’aime pas, et je n’aime personne. »

En définitive, il ne manque pas d’entrées dans ce Journal qu’on pourrait faire passer pour des parodies des affres du jeune milliardaire « fin de siècle », pour ne pas dire décadent, courant le monde pour soigner sa neurasthénie et, de surcroit, démangé par le désir d’écrire. Cela n’enlève évidemment rien au charme de cette lecture ni aux bonheurs d’expressions de Larbaud.

Quoi qu’il en soit, tout cela, c’est de l’histoire ancienne, morte et enterrée, non ?
Sartre l'a bien dit : Barnabooth cherche Dieu ! tout du moins de temps en temps ; ce n'est pas une mince affaire, surtout quand on est si fortuné et sensible, et dans ces conditions rien n'est moins garanti qu'un nirvana étale et ininterrompu...
Mais convenez que ce jeune homme charmant adore aussi son luxe, sa liberté, sa disponibilité, caresse, cajole, hume ses beaux objets plus souvent qu'à son tour (quitte, dans une crise, à tout envoyer valdinguer dans l'Arno), et que ce plaisir quasi cénésthésique éprouvé dans et par le somptuaire confine en soi à une sorte d'expérience mystique. Capitalistique.
(Il y aurait de quoi donner des cauchemars à un Douguine, cela étant dit, mais je tiens que Barnabooth est infiniment supérieur, intellectuellement et d'ailleurs de toutes les façons, au premier...)

Evidemment c'est une autre époque... Morte en enterrée ? je ne sais pas, pas si sûr... En théorie, en principe, pourvu qu'il y ait encore de jeunes gens à la tête, l'esprit bien faits, après tout, suffisamment singuliers et individualisés, de la richesse bien dématérialisée (là, nous sommes en plein dedans), de beaux objets, et un monde encore à parcourir, et que tout cela se rencontre, le coup serait rejouable...


« J'ai cependant fait de nombreux achats dans les boutiques florentines. Des chemises, des cannes, des articles de voyage, des objets de cuir, de la papeterie de luxe. Tout cela est étalé sur les tables et les fauteuils de mes deux salons. (J'ai, au Carlton, une suite de dix fenêtres sur l'Arno, salle à manger, fumoir, salle de bains aussi grande que la chambre à coucher ; on a doublé le personnel, à mon étage.)
Passé l'après-midi et la soirée à défaire ces paquets, me ruant, ciseaux en mains, sur les ficelles, dispersant les papiers à la volée sur les tapis, m'enivrant de l*odeur de neuf de toutes ces choses bien faites, les embrassant parfois, et dansant de joie dans l'appartement encombré. Je crois que jamais je ne me lasserai d'acheter des objets de luxe, — c'est chez moi fort comme une vocation. Je me rappelle l'accueil que je faisais à mes jouets, à ces grandes caisses peintes en bleu, toutes pleines des dernières nouveautés de Paris et de Nuremberg, qui m'arrivaient vers le milieu de l'été, en décembre, là-bas, chez nous. Ces jouets que mon père faisait venir pour moi d'un autre hémisphère, où Noël se fêtait sous la neige. Je n'ai pas changé.
Dans quelques jours je distribuerai tout cela au personnel de l'hôtel, puisque je n'ai plus de maisons où entasser mes emplettes et puisque je me suis interdit de porter avec moi en voyage autre chose que la petite malle dalmate en bois recouvert de linoléum et de cuivre rouge, où sont classés par pays et par valeurs, les petits cahiers de papier monnaie que ma banque de Londres m'envoie chaque mois.
Les valets si distingués et les jolies servantes suisses du Carlton sauront-ils apprécier mes cadeaux ? Je me demande ce qu'ils disent d'un homme qui voyage sans suite et sans bagage, et qui loue tout le premier étage d'un hôtel ?...
Voici que le soir tombe. J'ai déjà vu tomber ce soir-là quelque part, ou un soir qui lui ressemblait beaucoup ; était-ce à Prague ou à Eupatoria ?
On prépare un bain pour moi. Le bruit de l'eau chaude tombant dans la baignoire, la vapeur qui se répand font toujours passer en moi des images voluptueuses.
J'ai pris mon bain, et j'achève de dîner. Les plats étaient beaux à voir, avec leurs hautes cuirasses d'argent. Je suis content du maître d'hôtel.
Je ne sortirai pas, ce soir. Dehors, les réverbères sont déjà allumés. Je reconnais cette clarté du gaz italien dans la limpidité de la nuit italienne. Rien ne change, et la veillesse du monde grandit sur moi. »
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