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Aussi bien qu'avant

Envoyé par Alain Eytan 
13 décembre 2022, 20:44   Aussi bien qu'avant
Idée-force chez Nietzsche : que « le pessimisme philosophique fait partie des choses comiques » (Volonté de puissance, L'Eternel retour). Cela parce que le devenir est en soi inévaluable, et qu'il reste à chaque moment égal à lui-même, la somme de sa valeur étant invariable. « Autrement dit : il n'a pas du tout de valeur, car il manque quelque chose [une extériorité, un être, un état final, un sens] qui pourrait lui servir de mesure et par rapport à quoi le mot "valeur" aurait un sens. » (Ibid.)

Propos pratiquement inaudibles pour les déclinistes de tout poil qui n'ont de cesse que le présent ne soit diffamé jusqu'à être réduit à l’inanité, en regard d'autres périodes, d’autres mœurs, autres cieux, autres peuples, autres races...
Propos tout aussi difficiles à avaler quand on ne peut s’empêcher de juger et se récrier contre l'état des choses, qui dénotent d’ailleurs une double ascendance bâtarde, entre stoïciens et Leibniz : même si le pire advient, ce sera toujours aussi bien que ce pourra l’être, du point de vue du monde ; serrons les dents et dansons sur l'abîme.


« Bien que la grandeur, la beauté, la vie se soient éteintes dans le monde, notre inclination pour elles n'est pas morte en nous. S'il nous est refusé de les atteindre, il ne nous est pas défendu, il n'est pas possible de nous défendre de les désirer. »

Giacomo Leopardi - Zibaldone
14 décembre 2022, 15:29   Re : Aussi bien qu'avant
Lire les romans de Jean Carrière, auteur sous-estimé, qui pourrait bien avoir été le seul et unique auteur littéraire d'expresssion française dont les oeuvres semblent illustrer et éclairer la pensée de Nietzsche.

Selon lui, le présent est riche de mémoire, tandis que le passé (l'enfance tout particulièrement, et la prime jeunesse) est paradoxalement plus riche de vie que le présent, avant de s'éteindre et de périr dans le présent. Cette extinction déclenche un départ, un décrochage et une amorce de recherche du Royaume (Paradis perdu de l'enfance si l'on veut, mais projections aussi dans les utopies politiques de l'homme jeune et actif; volonté de rétablir un royaume de ce monde). La Volonté de puissance est cet effort obstiné que cette recherche appelle et oriente en lui assignant des fins ultimes. Les pas de l'homme et de la femme sont guidés par une insatiable aspiration à ce retour.

La Chute (celle de la Genèse) se trouve elle-même contre-projetée en nos vies dans la mort de l'enfance, la mort du dimanche éternel qui inaugure la semaine profane dans la vie des humains à l'issue de la perte de l'enfance. (La première partie de l'Epervier de Maheux s'intitule la Chute). Il y a donc au moins une césure au devenir. Le devenir, outre qu'il n'est point stable, ne se modifie pas non plus progressivement.

Carrière n'a cessé de méditer, dans tous ses romans, sur la mémoire qui nous constitue de ses ruines. La mémoire est toujours une ruine, et nous la voulons telle ! Nos vies se font et se défont toujours emmie les ruines du Paradis perdu, et nous sommes lancés dans une quête éperdue dont le mobile est de redonner vie à leur âme, celle que nous croyons tenir et qui nous est "chevillée au corps".

Il faut relire l'Epervier de Maheux (probablement un des trois ou quatre romans français les plus riches et réussis de ces trois derniers siècles de littérature française, avec Madame Bovary, La Chartreuse de Parme et peut-être la Nouvelle Héloïse). Mais aussi La Caverne des pestiférés (1978-79) et le stupéfiant Retour à Uzès (son premier roman), où le lecteur a par moment l'impression d'avoir ouvert un roman oublié de Maurice Blanchot.
14 décembre 2022, 22:43   Re : Aussi bien qu'avant
Tiens ! j'ai quant à moi toujours préféré L'Éducation sentimentale à Madame Bovary et Le Rouge et le Noir à La Chartreuse de Parme.
14 décembre 2022, 23:44   Re : Pas aussi bien qu'avant
Je n'ai rien lu de Jean Carrière, bien que je me souvienne d'une sienne apparition dans Apostrophes, où il apparut je crois moins dégrossi et plus abrasif que les autres invités, lisses habitués du sérail.

Ce que vous dites de la recherche éperdue du paradis perdu m'a fait penser à Lolita de Nabokov, qui s'ouvre comme il se doit sur une scène originaire, une parenthèse édénique de temps suspendu, un archipel chronologique enchanté où le narrateur (Humbert le Héros) pré-adolescent vit une histoire d'amour aussi absolu que possible avec une fillette de son âge, Annabelle Leigh, qui mourra rapidement après leurs tentatives d'enlacements. Survivant à la Chute, Humbert fit tout pour retrouver le goût de ces premières étreintes, ce qu'il finit censément par réaliser en possédant la jeune Lola (en fait c'est elle qui à son ravissement sidéré s’empala sur lui sans qu'il ait rien entrepris).

Hélas, il semble bien que les paradis ne se retrouvent pas, et qu'on serait mieux avisé de laisser les âges d'or à leur irréductible distance : toute la deuxième partie du roman, après ces retrouvailles illusoires, se passe comme à l'envers, dans un autre côté du miroir où tout semble faussé et gauchi, jusqu'à l'issue sombre et terrible.

Trop sage morale de l'histoire, j'en conviens...


« D’emblée, nous fûmes passionnément, gauchement, franchement, atrocement amoureux ; désespérément, devrais-je dire aussi, car nous n’aurions pu apaiser ce désir de possession mutuelle qu’en nous imprégnant littéralement l’un de l’autre, en nous dévorant réciproquement jusqu’à la dernière particule du corps et de l’âme. Or, nous ne pouvions pas même nous aimer, alors que des gamins des rues en auraient cent fois trouvé l’occasion. [...] Parmi les trésors perdus au cours de mes voyages, je chérissais tout particulièrement une photographie (prise par ma tante Sibylle) sur laquelle figuraient, assis en groupe à la terrasse d’un café, Annabelle, ses parents et un vieux et digne gentleman avec une jambe raide, le docteur Cooper, qui courtisait ma tante cet été-là. Les traits d’Annabelle étaient flous, car l’objectif l’avait saisie au moment où elle se penchait sur son chocolat glacé, et je crois me rappeler que seules ses minces épaules nues et la raie de ses cheveux permettaient de la reconnaître dans le halo ensoleillé où s’estompait sa grâce perdue. Moi, en revanche, assis un peu à l’écart, je me détachais avec un relief presque théâtral : un garçon au front maussade et proéminent, en chemisette foncée et culotte blanche du bon faiseur, posant de profil, les jambes croisées et le regard détourné. Cela se passait le dernier jour de cet été fatal, quelques minutes seulement avant la deuxième et ultime tentative que nous fîmes pour déjouer le destin. Sous le plus futile des prétextes (c’était notre chance dernière et rien d’autre n’importait), nous nous esquivâmes du café et courûmes à la plage. Là, sur une bande de sable désert, dans l’ombre violette d’une grotte de rochers roses, nous eûmes un bref échange de caresses avides, avec pour unique témoin une paire de lunettes de soleil oubliée par un estivant. J’étais à genoux et sur le point de posséder ma bien-aimée quand deux baigneurs barbus, le vieil homme de la mer et son frère, sortirent des flots en nous criant des encouragements obscènes, et, quatre mois après, elle mourut du typhus à Corfou. »
15 décembre 2022, 13:57   Re : Aussi bien qu'avant
Je préfère moi aussi l'Education sentimentale à Madame Bovary. Celui-là est un non-roman, comme cela a été souvent dit, davantage documentaire historique que roman. Flaubert y "promène sa caméra" dans le siècle, une caméra "nouvelle vague".

Mais Madame Bovary est un roman pur et parfait, une tragédie close, un objet achevé et qui se suffit à lui-même. Le siècle lui-même ne l'atteint pas. Ce dernier ne lui est présent que par transparence (soit aussi, il va sans dire, de part en part) sans y être objet arrêtant la lumière, objet opaque.

Jean Carrière: je me souviens moi aussi de cet épisode de l'émission Apostrophe dans la fin des années 70. La république des lettres, tenant à lui accorder reconnaissance, venait de lui attribuer le Goncourt, ce qui devait enclencher la mécanique mediatico-politique d'une gigantesque méprise, celle de l'étiquette "écrivain régionaliste" qu'on lui colla au front. Lui s'en était défendu ainsi, dans cet entretien télévisé: Homère, alors, et Faulkner, et le romancier nîmois André Chamson (diplômé de l'Ecole des Chartes, portant le titre d'archiviste-paléographe) furent eux aussi des écrivains régionalistes (!)

Si L'Epervier de Maheux est tenu pour un roman sur les Cévennes, ou un roman cévenol, ou "sur la nature", il faudrait dire que Madame Bovary est un roman normand, une étude de mœurs circonscrite à la Haute-Normandie. Et je ne doute pas que certains petits universitaires se complaisent dans cette interprétation pis que réductrice, quasi-négationniste.

La littérature, qui est le moyen de dire ce qui ne peut être dit autrement que par elle, y perdrait sa raison d'être. Or, comme Julien Cracq l'avait si bien résumé à propos de Jean Carrière à l'occasion de sa disparition: La vraie littérature ne trouve plus guère de combattant aussi fougueux et aussi complètement engagé en elle.

Il y a bien en filigrane de cette oeuvre une méditation, ou une interrogation, reprise à chaque opus sous un nouveau jour, qui a pour thème la perte du Royaume et ce qu'il faut bien appeler l'éternel retour. Pour en rester à l'Epervier: la tirade défensive d'Abel dans le chapitre qui clôt le roman est un manifeste, celui de la Volonté de puissance.

Je suis plongé dans La Caverne des pestiférés, que je lis le plus lentement possible, pour faire durer le plaisir, roman dans lequel vingt-sept personnes sont parties au Désert, à la recherche du "dimanche éternel", à la faveur d'une épidémie de choléra qui dévaste le Midi, en 1830. La résonance avec la crise qu'a connue notre siècle dans les années 2020-2021 y est persistante. On y découvre, par exemple, qu'il existait une sorte de "choléra asymptomatique" selon ce qu'en disait la clinique personnelle et intime d'un médecin que rencontre le personnage principal (il y a presque toujours un médecin dans les romans de Carrière, qui est un sceptique systématique, sceptique vis-à-vis de Dieu, des Hommes, et bien sûr de la médecine instituée).

J’étais à la recherche d’un auteur littéraire qui ne me ferait pas perdre mon temps, depuis ma lecture du chef-d’œuvre de Thomas Hardy, The Return of the Native. Je l’ai enfin trouvé dans Jean Carrière et par chance, cet auteur est d’expression française (et quelle expression !).

Voilà qui fait se terminer sur un note heureuse une année qui aura été très éprouvante pour beaucoup et qui ne m’aura pas épargné. L’an 2023 viendra mettre du baume sur nos plaies, je n’en doute pas, même si je ne doute pas non plus qu’elle en ouvrira de nouvelles.

Jusqu’à la fin, nous guérirons de tout.
16 décembre 2022, 15:15   Re : Aussi bien qu'avant
Je n'ai rien lu de lui mais ce que vous écrivez donne envie, je vais essayer.
17 décembre 2022, 19:44   Atrabile
« Jusqu’à la fin, nous guérirons de tout. »

Ah, cela me rappelle un ami qui se félicitait d'une santé à toute épreuve...
— Mais j'ai toujours eu une excellente santé...
Moi, mauvais comme un pou et bien déterminé à l'envoyer au pieu comme un crevard : « On est toujours en bonne santé avant qu'on ne tombe malade. »
17 décembre 2022, 20:02   Re : Aussi bien qu'avant
En se gardant d’outrepasser le geste élégant d’une note légère, discrète, anodine, Jean Carrière remet inlassablement sur le métier un vieux problème qui touche tant à la théologie qu’à l’anthropologie.

Ce problème est simple à poser mais difficile à démêler, car il est le lieu d’un chiasme : le repos du Septième jour est l'apanage partagé de l’Homme et du Créateur. Il s’y noue une forme d’alliance entre ces deux protagonistes de l’Univers – son Créateur et la créature faite à Son image.
Dieu se repose, fait une station dans ses œuvres et Sa créature privilégiée se droit de l’imiter. Ce faisant, la Chute faisant, voilà que se crée la semaine, le cycle hebdomadaire, ou éphémérique, ou calendérique qui, dans toutes les civilisations, se conçoit en cheville et en harmonie avec le divin, ou à défaut, les roues célestes qui surplombent le séjour des hommes.

De la sorte, le temps est domestiqué, hominisé par la semaine de travail que ne connaît pas l’animal. L’animal, ignorant de sa finitude, baigne comme un dieu dans le dimanche permanent, et son affairement incessant n’obéit qu’aux cycles naturels de la planète et de sa petite sœur la Lune. Car la cyclicité première à laquelle est soumis l’animal n’est autre que celle des saisons, et encore, cela ne vaut que pour les zones tempérées de la planète – le boa constrictor d’Afrique Equatoriale vit sans rythme saisonnier, de même que le Komodo d’Indonésie.

La domestication/hominisation du temps, et des ruines qu’il crée, contrecarre la ruination du monde humain, et cette action correctrice de l’inhumanité minérale du temps s’opère par le truchement du travail de la semaine, soit grâce, finalement, à la condition post-lapsaire du travail obligé, à l’affairement maîtrisé et soumis à un suspens institutionnalisé (pas de travail dominical, jusqu’il y a peu dans nos sociétés civilisées) par les sociétés humaines.

Et cette cyclicité hebdomadaire, très artificielle, affranchie des cycles saisonniers de la planète, s’instaure en dialogue avec le divin, soit au nadir de la vie naturelle des bêtes.

Étrange tout de même que la Vierge apparue à la Salette au dix-neuvième siècle n’eut de cesser d’enjoindre les Hommes à respecter le repos dominical. Quel est donc le sens profond, spirituel du repos dominical ? Il est celui d’un défi à l’ordre naturel et à l’animalité ; il vaut action affirmative de l’humain face à tout ce qui grouille sur la planète Terre.

Cependant que l'enfant, dans son dimanche permanent, est en état d’accession incomplète à l’humanité, son statut est proche du règne animal, il est une nymphe d’humain, un imago humain. Son paganisme spontané est d’ordre pré-lapsaire.

Donc : la damnation de la semaine ouvrée, parce que, et à condition que, elle se referme sur un jour chômé, distingue et exalte la condition humaine en contrepoint de tout autre condition de vivant.

Et là surgit le chiasme : les paradis sur terre (Jean Carrière parle de « paradis manigancés »), si leur entreprise est délibérée, « manigancée » et non soumise à la contrainte de ce que la psychanalyse a désigné comme « principe de réalité », échoue et « finit en eau de boudin » comme le dit Carrière. Le paradoxe est que le paradis ici-bas, peut, contre toute attente, émerger, ou sa possibilité se manifester, à la faveur d’une contrainte majeure, d’un grave péril (dans le roman de Carrière, c’est l’épidémie de choléra) dont la menace a pour effet de contenir chez ses protagonistes l’expression de certaines pulsions trop humaines à défaire et à effilocher, à déglinguer l’émergence accidentelle du paradis (jalousie des hommes et des femmes en couple, envie basses, vils calculs, ambitions personnelles méprisables, égotisme, vanité, jeux pervers et cruels, etc.)

« Il n’est pas de circonstances riantes qui ne recouvrent le danger pressant d’une catastrophe » écrit Carrière. La félicité collective des 27 participants à l’expérience d’un éden accidentel, dans le roman La Caverne des pestiférés, repose sur une mince plaque de verre tendue au-dessus d’un gouffre, celui de l’épidémie mortelle, machine à anéantir qui, dans ce moment, agit avec une efficacité souveraine.

Non, le «travail n’est pas libérateur », cependant le Septième jour, l’est. Mais (et c’est le chiasme), il ne peut l’être qu’à la conclusion d’une semaine de contraintes. La condition humaine, décidément, est un état résolument bâtard. Mais une chose est sûre : rien ne lui est plus étranger que l’animale condition : l’Homme, quelle que soit la civilisation, voire le degré de civilisation, trame son existence sur une grille de cycles temporels qui ont tous en partage une seule règle simple : ne point se conformer à la terrestre condition, en faire fi (les semaines d’été ne comptent pas plus de jours ni moins d’heures que celles de l’hiver).

Les ruines abandonnées par les générations passées y trouvent le lieu d’une rédemption : l’inexorable et régulier glissement vers la poussière qu’ordonne le temps minéral s’y trouve ainsi contrarié – le devenir ruine peut connaître des interruptions, des ressauts, des suspens, et la régularité de la déchéance peut être mise en échec. Et ce n’est pas pour rien que le dimanche, s’il reste encore un peu chez nous le jour de la prière, est aussi le jour, sous nos latitudes, de la contemplation des ruines et de la méditation au-dessus d’elles et par-delà leur spectacle.

À la parution de l’Épervier de Maheux, le philosophe Gabriel Marcel écrivit ceci à Jean Carrière : « Votre roman n’est pas ce qu’on en dit : ce n’est pas une histoire de paysans, c’est une démarche spirituelle ».
19 décembre 2022, 01:17   Mouvement d'humeur
Entre nous, le dimanche est en réalité un ajout bâtard, une grasse redondance comme il y a des grasses matinées, un huitième jour imaginaire, une superfétation de tire-au-flanc qui voulaient ne rien foutre pendant un jour supplémentaire, le septième chômé étant toujours de toute obédience originelle le shabbat : littéralement traduits, les jours de la semaine en hébreu sont : premier, deuxième, troisième etc., jusqu'au septième, qui est donc le shabbat. Après hop on recommence.
Non mais...

Quoi qu'il en soit, l'enfant que je continue d'être et qui veut toujours croire à une certaine cohérence des choses n'a jamais compris pourquoi un être d'acabit aussi surnaturel que Dieu aurait ressenti le besoin de se reposer de quoi que ce soit : quel anthropomorphisme ! Et l'adulte atrabilaire aurait bien envie d'ajouter : « Mais qu'il se démène encore, le Gros Tas ! ».
20 décembre 2022, 14:09   Re : Aussi bien qu'avant
Isomorphisme du Septième jour (trouvé hier soir après avoir écrit tout ce que j'en dis supra) :

"-- Le plus curieux, poursuivit Ardusson, c'est que la fable biblique nous offre une image assez juste de notre mésaventure terrestre. Tout se passe comme si nous subissions entre notre naissance et notre mort tout le destin de l'espèce, qui est celui d'Adam. La jeunesse ressemble à l'ère du Jardin Primordial, par notre profonde ignorance des malheurs qui nous guettent et par la qualité de nos impressions. Ensuite, le temps et sa fidèle épouse la mort font leur entrée, discrètement suivis de leur bâtard : la volonté de comprendre, etc. les mots. Et c'est l'errance à l'est d'Eden, au pays des vaches maigres et des sources taries, du soleil qui aveugle, de la raison qui tourne en rond et se mord la queue : digne image du serpent, de Lucifer -- lucem ferit, celui qui porte la lumière, l'évidence : tout le contraire de la foi...

Il s'arrêta un instant de marcher pour observer sur un genêt deux espèces de sauterelles ventrues, munies d'une selle de trotteur sur le dos et d'un sabre dont la lame recourbée était brandies par leur derrière, comme pour décourager toute agression incongrue :
-- Des éphippigères, dit-il... Dire qu'il suffirait de perdre la mémoire pour que la fête recommence... Tu vois, ces plantes, ces insectes, ces oiseaux, eh bien, eux, ils n'ont jamais été chassés du paradis. Ni passé, ni avenir, ni faute originelle, ni temps : un éternel présent. C'est au cours de notre évolution que nous avons contracté toutes ces maladies, c'est dans notre crâne que se tient l'ange à l'épée de feu. Notre corps possède encore le droit de séjourner dans la patrie perdue. Il s'en souvient dans ses moindres molécules. Pour lui, et rien que pour lui, parfois le temps s'arrête, s'entrouvre, et quelques secondes d'extase laissent apparaître la trame de l'éternité. Tiens, ferme les yeux, tourne ton visage vers le soleil, hume cette odeur d'herbes chaudes, ne réfléchis à rien: te voilà de retour au matin du septième jour. Tout le reste: fumée."

La Caverne des pestiférés, fin du chapitre 14. Cet ouvrage, dont je garantis qu'il ne vous fera pas perdre votre temps, est disponible dans un volume qui contient cinq ouvrages de Jean Carrière, l'Oeil de l'épervier (1056 pages), disponible aux éditions Omnibus (www.omnibus.tm.fr)

Quelques remarques en vitesse: la civilisation du supermarché, en Occident, au tournant de ce siècle, a aboli le repos du septième jour, et conjointement à ce sacrilège, a installé dans l'esprit du politique l'idée d'une économie circulaire, tout en prônant un droit des animaux (et la reconnaissance politique de la condition animale).

Les politiques qui font cela ont-ils conscience du revers anthropologique dont ce tournant est porteur ? Pour tout dire, je crois que oui, ils en sont finement, profondément et cyniquement conscients. La décivilisation et la surrection de l'animal apolitique, la triomphe du présent permanent (cf la Cancel Culture) et jusqu'aux curieuses proclamations sur les bornes de recyclage de nos déchets nous l'affirment : nous assistons à l'avènement, une marche en dessous de la condition humaine originelle léguée par nos anciens, d'Homo recyclus, animal apolitique qui, comme son nom latin l'indique, et comme nous le rappelle ce court extrait du roman de Jean Carrière, a pour destin assumé de vivre en rond (à l'image de ses grotesques éoliennes et de l'animal dans son écosystème), en se mordant la queue à l'infini et de s'en vouloir heureux.
20 décembre 2022, 14:29   Re : Aussi bien qu'avant
La question de l'acquis et du conquis : Jean Carrière l'effleure, la caresse, négligemment, en passant, comme on ébouriffe amicalement la chevelure d'un enfant. Le génie se reconnaît à cela: il touche à l'essentiel d'un geste adventice, de manière anecdotique. Le vrai génie ne sait pas qu'il est génial, c'est du reste à cela qu'on le reconnaît (!)

Le dilemme adamique est le suivant: la jouissance de l'acquis ne vaut rien, ne peut être que transitoire et n'a pour tout avenir que la déchéance et la poussière. L'acquis est voué à la ruine. On ne peut en jouir hors de cette angoisse, l'acquis, le donné, l'héritage ne cèdent que des jouissances perverties par l'angoisse.

Mais la jouissance profonde, allégée de l'angoisse, celle qui peut déboucher sur du bâti, c'est celle du conquis, fruit d'une conquête au travers de contraintes et d'incertitudes, et de périls. Le conquis livre une jouissance en plateau, comme on le dit de certains orgasmes qui semblent ne vouloir prendre aucune pente descendante.

L'existence circulaire qu'on nous promet (et ce "on" ici n'est autre que Davos, pour ne point le nommer), châtrée de toute possibilité de conquête, est pire que la mort : elle est un gouffre où la mort devenue impensée parce qu'impensable, règne si totalement qu'elle s'offre le luxe de disparaître.
27 décembre 2022, 23:01   Déjà les plantes
Leopardi pensait que le jardin lui-même, le peuple de végétaux, déjà était en état de perpétuelle souffrance ; c'est dire ce que doivent endurer les êtres doués de sensibilité qui le peuplent, dans une nature livrée à elle-même, qui est une entreprise de massacre généralisé où tout le monde bouffe tout le monde à l'envi.
Quand il m'arrive d'observer certains animaux que je peux croiser, chats retournés à la vie sauvage, porcs-épics, un couple de rats qui élut domicile sur mon balcon, coyotes qui passent dans le parc et hurlent à la mort, je n'imagine pas une seconde qu'ils soient dans un état plus enviable que le mien, demeurés dans un paradis intact, bien au contraire ! Toujours en quête de nourriture, constamment aux aguets, dans un état de tension permanente face au danger omniprésent, aux autres bêtes, aux hommes, déjà bien trop évolués pour n'être pas élémentairement conscients du sort épouvantable qui est le leur, vraiment je m'étonne qu'on puisse les considérer mieux lotis à cet égard : en fait je suis persuadé que les pauvres bêtes doivent être pratiquement tout le temps stressées à mort, et que quelques-unes d’entre elles n’auraient de possibilité d’être plus heureuses, de se détendre, de baisser la garde, qu'en se domestiquant, sous la protection d’un maître bienveillant : un comble !

Quelques noms au hasard, parmi bien d'autres, qui me viennent à l'esprit, des œuvres desquels il ne serait peut-être pas saugrenu d'évoquer le génie : Kleist, Kant, Leopardi, Frege, Wittgenstein, Joyce, Kafka : je suis sûr que tous étaient parfaitement au courant de la grande valeur, de la qualité singulière, de la profonde originalité de leur art et de leur pensée. Un génie qui pondrait ses chefs-d'œuvre comme on pisserait contre un arbre dans le jardin d'Eden (le vrai, celui où l'on s'ébat tout épanoui dans un état de félicité inconnaissante), je n'y crois pas trop, Francis. Ou alors, ce serait pour marquer son territoire, contre celui des autres, sur celui des autres, s'appropriant celui des autres, et ce serait tout autre chose, et déjà trop tard. D'ailleurs je crois que vous l'avez dit vous-même : que serait le génie qui ne serait point une conquête, comme un poing levé, ou même un doigt d'honneur ?


« Entrez dans un jardin planté d’arbres, d’herbes, de fleurs. Aussi riant que vous voulez. Dans la plus douce saison de l’année. Vous ne pourrez poser les yeux nulle part sans y voir pâtir les choses. Tout ce peuple de végétaux est, qui plus, qui moins, en état de souffrance. [...] En entrant dans ce jardin, le spectacle d’une telle abondance de vie nous réjouit l’âme, et
c’est pourquoi il nous semble être un séjour de bonheur. Mais, en vérité, cette vie-là est triste et misérable; tout jardin est comme un vaste hôpital... »

Giacomo Leopardi - Zibaldone
28 décembre 2022, 19:26   La vie sauvage
(Petite mise au point zoologique : en fait il ne s'agit pas de "coyotes qui passent dans le parc", car il n'y a en principe pas de coyotes hors l'Amérique, mais de son quasi-homologue eurasien, le chacal. Nous avons des chacals à Jéru, qui se baladent dans les rues la nuit, rôdant en quête de nourriture.
Alors que je descendais les ordures une nuit, je me trouvai presque nez à nez avec un assez gros animal qui ressemblait à s'y méprendre à un loup ; m'apercevant, la bête s'arrêta net et fit prudemment et courtoisement marche arrière, me laissant la place, puis observa la scène de loin. Elle ne manquait pas d'une certaine allure, avec un pelage argenté et une belle tête affûtée, ne semblait pas méchante ou agressive. Après avoir vidé les ordures, je traversai la rue et lui fis signe qu'elle pouvait passer : elle trottina vers le parc en me jetant un regard en biais, on aurait juré qu'elle aussi me fit de la tête un petit signe de reconnaissance.)
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