Éditorial n° 28, jeudi 25 septembre 2003
         Le deuxième meurtre de Ludivine 
         
         M. Dominique Perben, Garde des Sceaux, veut faire juger les irresponsables. 
          C'est une réforme qui n'a l'air de rien - en fait elle implique 
          un renversement total des principes de notre droit. Et ce renversement 
          n'est pas seulement juridique, il est éthique et même métaphysique. 
          Comme dans La République de Platon, il ne s'agit de 
          rien de moins que des fondements de la justice. 
        Accessoirement, si la réforme est adoptée, et il est 
          fort à craindre qu'elle le soit, ce sera le triomphe de ce bain 
          de langue dans lequel nous trempons de gré ou de force du 
          matin au soir - autant dire, en l'occurrence, de ce bain de boue 
          : mais celui-là ne guérit pas des rhumatismes, il en donne 
          au contraire, des rhumatismes de la parole, qu'on voit gênée 
          à toutes les entournures, ses pauvres articulations de plus en 
          plus roides, elle-même un malheureux assemblage rouillé 
          de calcifications douloureuses. 
        On l'a remarqué mille fois : il suffit de se livrer à 
          quoi que ce soit qui puisse passer pour ressembler de près ou 
          de loin à une défense de la langue ; il suffit de manifester 
          un peu le souci qu'inspire son état ; il suffit de paraître 
          déplorer l'appauvrissement du vocabulaire, son inexactitude croissante 
          et le délabrement de la syntaxe, dont la plupart des escaliers 
          sont effondrés, et ne servent plus que de supports à graffiti 
          ; il suffit de dire ce qu'on voit, ce qu'on entend, et ce qu'on lit, 
          et d'en juger sans enthousiasme, pour que tous les jolis singes de Cour, 
          en grande tenue d'Amis du désastre, perruque sociologique au 
          front, épée médiatique au côté, décorations 
          linguistiques au plastron, se lancent dans leur ballet décoratif 
          et guerrier au milieu des décombres, et vous désignent 
          à la foule avec des cris perçants pour l'exciter contre 
          vous, dénoncé que vous êtes comme un conservateur 
          à tout crin, un farouche réactionnaire, un comploteur 
          extrémiste, champion intolérable (et criminel, 
          il va sans dire, n'oublions pas criminel) de la fermeture au 
          monde, de l'exclusion de l'autre, du repli suicidaire sur soi. Les plus 
          sincères de ces fagotins ne doutent ni de leur bon droit, au 
          demeurant, ni de leur succès. Au fond du cœur ils sont vraiment 
          persuadés qu'une langue abandonnée à elle-même, 
          soumise à tous les outrages, soustraite à tout examen, 
          tout diagnostic sur son état, toute réflexion sur ce qu'elle 
          est, sur les moyens dont elle dispose et sur ce qu'elle va devenir, 
          sans autre distraction que son invention irraisonnée et bientôt 
          gâteuse, une langue sans autre, en somme, sans médiation 
          dans ses rapports avec le monde, sans contrat d'aucune sorte, sans règle 
          ni instance de régulation, sans code, sans grammaire, sans mémoire, 
          sans cohérence, aussi sincère en son babil qu'ils le sont 
          eux-mêmes, ils sont vraiment convaincus, dis-je, qu'une telle 
          langue va leur ouvrir des mondes nouveaux, leur découvrir des 
          trésors de sensations inconnues, affiner les sensibilités, 
          que sais-je, faire progresser la connaissance, la réflexion et 
          la vertu. Peu leur importe que ces belles espérances soient tous 
          les jours déçues, et combien cruellement, par l'observation 
          et l'écoute. Peu leur chaut qu'expose chaque jour plus clairement 
          sa trame, et d'abord sur tous les écrans du pays, la société 
          débile, violemment imbécile, imbécilement violente, 
          que leur dessine ce langage-là, du bout de sa canne sur les gravats. 
          Cette pauvre langue aux jointures prêtes à rompre, et qui 
          n'a plus à sa disposition que quelques gestes courts et pourtant 
          controuvés, ils refusent de remarquer son épuisement, 
          quand elle se traîne sur les trottoirs, à l'aide d'un déambulateur, 
          les jours où elle se risque à sortir encore. Ils ne veulent 
          pas savoir qu'à de certaines heures elle est déjà 
          retombée en enfance, qu'elle appelle sa maman et, pardon pour 
          ce détail peu ragoûtant, qu'elle semble bien avoir oublié 
          jusqu'au toilet training qu'il avait fallu des siècles 
          pour lui apprendre. Dans la prostration où elle est, elle n'est 
          plus de grande utilité à l'esprit, qui ne voit que par 
          ses yeux presque éteints et couvre si peu de terrain à 
          ses côtés, désormais, qu'il n'a plus grand chose 
          à dire et ne sait comment le faire, bégaie, radote et 
          se trouve lui-même réduit à l'état de gramophone, 
          comme disent trop justement MM. Orwell et Finkielkraut 
        Ce stade ultra-rhumatisant de la langue, qui gagne comme elle peut, 
          lors de ses courtes promenades, quelques lieux sûrs de la parole, 
          platitudes instituées où elle sait qu'elle pourra souffler, 
          a-t-on remarqué qu'il ne l'observe presque jamais si tristement, 
          ces temps-ci, qu'aux entours des grandes affaires judiciaires, des drames 
          publics et privés qui les précèdent, et des arrêts 
          qui en sont l'issue ? Qu'il me suffise de citer les illustrissimes et 
          inévitables : «Mais déjà la tristesse fait 
          place à l'indignation» (l'accablement à 
          la colère, le chagrin à la fureur, 
          peu importe) et, non moins automatique : «C'est comme si Ludivine 
          était assassinée une deuxième fois» (les 
          petites filles assassinées s'appellent toujours Ludivine, 
          allez savoir pourquoi). Tout journaliste envoyé à Marcillac-sur-Argent, 
          département des Deux-Vidourle, à l'occasion des inondations, 
          n'aura pas fait son travail tant que n'aura pas placée au journal 
          du soir la phrase sacrée, qui établit que tout est dans 
          l'ordre : «Mais déjà la tristesse fait place à 
          la colère». Et toute mère qui à la sortie 
          du tribunal où par malheur l'assassin présumé de 
          sa fille aura été déclaré irresponsable, 
          ou, pire encore, innocent, toute mère qui alors ne dira pas distinctement, 
          elle, «C'est comme si Ludivine était assassinée 
          une deuxième fois», toute pareille mère sera une 
          mauvaise mère. 
        Laissons de côté pour l'instant la colère qui succède 
          nécessairement à la tristesse, bien qu'elle pose de très 
          intéressantes questions sur le concept de responsabilité 
          parmi nous. Article responsable, pour le Dictionnaire des idées 
          reçues : qu'il faut à tout prix qu'il y en ait un, car 
          comment commencer sans lui son travail du deuil ? (Exeunt cette 
          fois la tragédie, le fatum, les dieux ; accurrunt les 
          experts, les huissiers, les avocats, le papier timbré - on ne 
          va pas se laisser faire comme ça). 
        Concentrons-nous plutôt, un instant, sur le deuxième meurtre 
          de Ludivine. Il va sans dire, ou plutôt il devrait aller sans 
          dire, que l'horreur du destin de Ludivine ne m'est que trop sensible 
          ; et que j'ai le plus grand respect pour la douleur épouvantable 
          de ses parents. Mais justement : c'est à cause de la claire conscience 
          où je suis, trop claire, de l'horreur du destin de Ludivine et 
          de la douleur de ses parents, que je butte sur la phrase rituelle, trop 
          rituelle. Le deuxième meurtre de Ludivine, il faut bien 
          voir que ce n'est pas seulement un effet de langue, c'est la 
          langue elle-même, la langue qui parle et qui ressent (dans cet 
          ordre), quand elle n'est plus qu'arthrose, bain de boue, fontaine pétrifiante, 
          stéréotype, passion de la répétition et 
          de la conformité au type. Le deuxième meurtre de Ludivine, 
          c'est la forme du deuil dictée par un langage qui ne peut plus 
          bouger, qui n'a plus d'autre et plus de jeu. 
        Pauvre Freud ! Pauvre Mélanie Klein ! Ils n'avaient pas mérité 
          cela ! Ils n'avaient pas mérité le journal de vingt heures 
          de TF1, la pensée gramophone, le babil universel congelé. 
          Ils avaient bel et bien inventé quelque chose, avec le travail 
          du deuil. Mais cette invention, ou plutôt cette découverte, 
          à force d'être répétée des milliers 
          de millions de fois, comme un mot de passe pour la conscience indifférenciée, 
          un gage d'appartenance au groupe global, un passeport pour le monde 
          sans frontière, perd un peu plus de sens et de dignité 
          à chaque usage, et finit par n'être plus, au même 
          titre que l'immarcescible et menteur c'est vrai que…, 
          que poser problème ou que le non moins fameux devoir 
          de mémoire, hélas, qu'un symptôme affligeant 
          parmi d'autres, de l'état rhumatismal avancé d'une langue 
          qui ne se soigne plus, qui ne fait pas d'exercice, qui ne se refuse 
          rien et ne s'impose aucune règle de vie. 
        Le deuil est fils de la langue, comme tout le reste - ce qui ne veut 
          pas dire, hélas, qu'il n'a pas sa vie à lui, bien entendu. 
          Mais il doit beaucoup à cette mère abusive, et lui ressemble 
          comme deux gouttes d'eau, au moral. Après tout c'est elle qui 
          l'a élevé. Et depuis qu'elle est devenue conformiste et 
          paresseuse, qu'elle ne fait plus aucun effort pour s'habiller un peu, 
          qu'elle se laisse aller de toutes les façons possible, conformément 
          aux conseils des Amis du désastre, qui l'assurent tous les jours 
          qu'elle est très bien comme elle est, que ce peignoir à 
          ramages tâché de crème à démaquiller 
          (elle qui ne se maquille plus !) et percé de brûlures de 
          cigarette, cette serviette de bain nouée en turban et ces babouches 
          sont ce qui lui donne l'air le plus jeune, lui, le fils, le deuil, se 
          présente à vous comme il était, vous parle avec 
          le plus grand naturel quand vous l'interviewez pour votre micro-trottoir, 
          et ne va pas se gêner pour vous ni pour personne. Ça pour 
          être nature il est nature, c'est-à-dire qu'il connaît 
          par cœur tous les microsillons du gramophone, et qu'il les récite 
          à merveille. Loin de moi d'insinuer, notez-le bien, qu'il n'est 
          pas sincère. C'est tout le contraire : sincère il ne l'est 
          que trop. Sa sincérité c'est le rhumatisme, la gêne 
          aux articulations, la calcification de ses phrases et de sa façon 
          de vivre, d'être vécu.
        Le deuxième meurtre de Ludivine, c'est bien sûr 
          une forme du deuil, et respectable comme telle, évidemment - 
          mais qui abuse, un peu, tout de même, du respect dû à 
          la douleur quelle qu'elle soit. 
        Le deuxième meurtre de Ludivine, il faut bien le dire, 
          c'est une convention de langage, et non pas de la bonne espèce, 
          mais de celle qui ne sait même pas qu'elle est une convention. 
        
        Que dit cette phrase consacrée, en effet ? C'est presque inimaginable 
          : elle dit que l'acquittement de l'accusé, pour prendre un cas 
          extrême (il n'y avait pas de véritables preuves contre 
          lui, les aveux avaient été extorqués, il semble 
          bien qu'il était innocent…), cet acquittement, cette libération, 
          ces circonstances atténuantes, cette peine trop légère 
          à leur gré, eh bien c'est une douleur aussi grande, pour 
          les parents d'un enfant tué, que la perte qu'ils sont subie. 
          Il y a là l'implication, passablement explicite, même, 
          d'une sorte d'équivalence dans l'atroce. En revanche la condamnation, 
          et dans l'idéal la condamnation à mort, la meilleure, 
          la plus précieuse on peut le supposer, serait une sorte de dédommagement. 
          A ce dédommagement la victime a droit. Et pourquoi y 
          a-t-elle droit - les stéréotypes se répondent les 
          uns les autres, et font système, pour parler comme les 
          intellectuels "poser-problème" - ? La victime y a droit 
          parce qu'elle en a besoin, pour le bon succès de son travail 
          du deuil. 
        S'il se trouve que l'assassin est dément, les parents de la 
          victime sont frustrés. Il n'y a pas de condamnation, comment 
          pourraient-ils faire leur travail du deuil ? M. le Garde des 
          Sceaux, dans sa noble attention à la rumeur du peuple et de la 
          langue, veut offrir à ces infortunés un lot de compensation 
          - une compensation à la compensation, en quelque sorte. Ils auront 
          droit tout de même à un procès de l'irresponsable 
          : c'est mieux que rien… 
        Mais ces histoires de travail du deuil, et de deuxième 
          meurtre de Ludivine en cas d'acquittement de l'accusé, en 
          cas de circonstances atténuantes en faveur du coupable, ou encore 
          de déclaration d'irresponsabilité pénale, ces expressions 
          consacrées, nous étions quelques-uns, tout de même, 
          à nous rendre compte que c'étaient avant tout des formules, 
          justement, des stéréotypes, des points de calcification 
          de la langue - et cela même si elles charriaient, comme il arrive, 
          leur poids trop réel de réalité, et souvent l'inventaient 
          au passage, le fomentaient ou l'aggravaient. Le deuil a des milliers 
          de forme - qui ne sont pas encore tout à fait soumises, heureusement, 
          aux ankyloses de la parole. Nous étions encore quelques-uns, 
          il me semble, oui, à concevoir un deuil si profond que la condamnation 
          la plus lourde, pour celui qui en est la cause, non seulement ne l'apaiserait 
          pas, il va sans dire, ne l'atténuerait pas, mais n'aurait aucune 
          espèce de rapport avec lui, pour qui l'éprouve. Ceci et 
          cela ne serait pas commensurable - et je veux croire que ce ne l'est 
          pas. La douleur d'une mère dont on a tué l'enfant dans 
          des circonstances épouvantables, il me paraît qu'elle peut 
          être telle, dans d'autres régimes de langage, dans d'autres 
          conventions du deuil, dans le silence, et même dans une sauvagerie 
          et dans une noirceur et dans une solitude et dans un abandon d'avant 
          la parole, d'avant la convention, d'avant la loi, que le sort du coupable 
          leur soit indifférent, à cette douleur, à cette 
          mère, à cette défaillance des mots : à ce 
          point ailleurs, dans la pensée et dans la sensation 
          que ces deux ordres de grandeur et de réalité ne peuvent 
          même pas être considérés dans une même 
          phrase, dans une même vie. Et cette forme-là de la douleur, 
          que j'évoque, ce vocabulaire-là du deuil, je suis bien 
          certain qu'ils ont une histoire aussi longue, et sans doute une dignité 
          plus grande, que ceux qu'implique et consacre le deuxième 
          meurtre de Ludivine. 
        Je vais être encore plus net, même : cette expression consacrée, 
          trop consacrée, m'a toujours semblé totalement imbécile, 
          et - nonobstant le respect que mérite toute douleur, même 
          la plus tristement conventionnelle en ses voies - profondément 
          choquante. Or il ne faut pas s'y tromper : c'est à cette formule-là, 
          parce qu'elle est dominante, plus dominante sans doute que je n'avais 
          cru, que le projet de réforme de M. le Garde des Sceaux est en 
          train de donner raison. Non, dit-il, aux parents des victimes, rassurez-vous 
          : il n'y aura pas de deuxième meurtre de Ludivine. Vous 
          aurez droit désormais, sinon à une tête, du moins 
          à un procès, pour le responsable de votre douleur, tout 
          irresponsable qu'il est : droit au travail du deuil oblige. 
        Or je crois exagérer à peine en posant ici que c'est 
          toute la tradition juridique occidentale qui est renversée par 
          ce changement de perspective. Car jusqu'ici, qu'on sache, les procès 
          des criminels, et leur condamnation éventuelle, avaient pour 
          objectifs d'assurer la tranquillité de la société, 
          autant que faire se pouvait, et le châtiment des coupables. Il 
          ne s'agissait pas officiellement, d'offrir aux victimes et à 
          leurs proches une espèce de compensation pour les maux qu'ils 
          avaient subis, et de consacrer une espèce de droit qu'ils 
          auraient eu à l'œil pour l'œil, à la dent pour 
          la dent (ou à défaut à la dent pour l'œil). 
          Il va sans dire que je pense ici aux procès pénaux, 
          nullement à leurs éventuels à-côtés 
          civils et financiers : on estimait (dans un tout autre système 
          de pensée, et qui semble-t-il arrive maintenant à épuisement) 
          qu'il eut été obscène, indigne, insultant pour 
          les victimes et pour la mémoire des morts, même, qu'il 
          pût y avoir seulement la suggestion de pareilles équivalences, 
          mêmes symboliques. Et l'on considérait avec une indulgence 
          gênée les litanies venues des couches les plus mal dégrossies 
          de la population, et selon lesquelles, déjà, pour peu 
          que la peine prononcée n'ait pas été assez forte 
          au gré de la famille, c'est comme si Ludivine était 
          assassinée une deuxième fois. Certainement pareilles 
          formules se faisaient entendre, déjà, bien avant l'invention 
          des Ludivine, des Jisslain et des Timothé sans 
          e. On faisait semblant de n'avoir rien entendu. La Justice, 
          la loi ni le Garde des Sceaux ne songeaient pas un seul instant à 
          s'en inspirer.
        Mais aujourd'hui les couches les plus mal dégrossies de la population 
          - l'Éducation nationale y a veillé - sont de très 
          loin les plus épaisses. C'est même à se demander 
          s'il y en a d'autres, et s'il subsiste par-dessus elle un vague saupoudrage 
          de conscience intellectuelle et morale un peu plus affiné, peut-être, 
          qui tressaute quand elles se manifestent. Démocratie médiatique 
          oblige (c'est-à-dire sans médiation), on n'ose pas trop 
          aller contre elles. Ce sont des millions de voix que leur voix. Ce qui 
          importe c'est de rejoindre la langue, à travers elles, à 
          travers elle : la langue telle que l'exprime le syntagme figé. 
          C'est vrai que… travail du deuil… indignation à 
          la colère… poser problème… faire question…y 
          a un souci… devoir de mémoire… la maman de la petite 
          Ludivine… le papa de saint Augustin… ça fait au moins 
          depuis cinq ans que… comme si on l'assassinait une deuxième 
          fois… Ce n'était jusqu'à présent que 
          le babil du monde, ce très vieux nourrisson. On va lui donner 
          force de loi. 
        Renaud Camus