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M.
du S. : Objection, si vous
permettez. N'avons-nous pas posé que l'un des traits fondamentaux de la
petite bourgeoisie c'était l'imitation
? Si la presque totalité des profs sont aujourd'hui des petits bourgeois
comme vous le soutenez, et si le trait fondamental de la petite bourgeoisie
c'est la pulsion d'imitation, comment les profs peuvent-ils désirer avant tout être eux-mêmes, ce qui semble devoir impliquer d'abord, nécessairement,
la répudiation de toute imitation ?
R.
C. : Nous commençons peut-être
à être un peu fatigués l'un et l'autre par cet entretien qui se prolonge
- en tout cas j'ai l'impression que nous n'avons pas, ici, le même souvenir
de ce qui précède.
D'abord ce n'est pas moi qui dit que
la petite bourgeoisie a pour trait fondamental l'imitation. Je n'ai pas
dit non plus le contraire, notez bien. Il faudrait distinguer entre l'ancienne petite bourgeoisie et la nouvelle, d'une part ; et d'autre part
entre la petite bourgeoisie
et les petits-bourgeois - qui eux s'imitent beaucoup
les uns les autres, c'est vrai. Nous avons vu, s'il vous en souvient,
que la petite bourgeoisie, classe victorieuse, classe triomphante, ne
vivait plus dans l'obsession d'une autre classe, la bourgeoisie, qu'elle
a désormais supplantée et presque complètement chassée de la scène, et dont elle ne garde plus, au demeurant, qu'un
souvenir très confus. La mémoire n'est pas son fort, elle sait à peine
qu'il y a eu des siècles. Le temps, c'est toujours un extérieur, n'est-ce
pas : c'est même l'extérieur des extérieurs. Et la petite bourgeoisie,
j'ai eu dix fois l'occasion de le dire depuis que nous parlons, ne se
conçoit pas d'extérieur, pas d'extérieur du moins qui ne soit destiné
à être rabattu sur ce qu'elle est, sur son présent, et assimilé à elle,
à lui : c'est son ardent présentisme. Et puis la mémoire c'est toujours
une espèce de culture, de dépôt, d'héritage, d'objet de transmission,
de patrimoine, de patrimoine culturel.
Et de ce que la mémoire n'est pas le fort de la petite bourgeoisie, qui
n'a pas d'ancêtres, vient la nécessité sans cesse réitérée, sous la domination
petite bourgeoise, de faire d'elle un devoir,
le fameux devoir de mémoire.
M. du S. : Vous dites que la petite
bourgeoisie n'a pas d'ancêtres. Comment expliquez-vous alors cette frénésie
de généalogie qui a pris nos compatriotes ?
R. C. : Comme une réaction à la réalité
que je souligne ; comme la marque d'un affolement ; comme une soupape
de sécurité à ce présentisme
déculturé dont nous parlions à l'instant. Si les petits bourgeois se cherchent
des ancêtres, c'est bien qu'ils n'en ont pas sous la main. Cela dit votre
mot de frénésie me paraît très
exagéré. Même s'il y a en effet une petite mode de la généalogie, ce n'est
qu'une mode réactive, l'expression, comme le devoir de mémoire, d'une volonté de contrepoids
à la tendance dominante, qui, elle, est à l'oubli, à l'autogénération
du présent, à l'autogénération
des individus, lesquels prétendent naître à eux-mêmes sans l'aide d'aucun
maître, et surtout sans héritage.
M.
du S. : En somme ce qui va
dans le sens de vos propos est bon parce que cela va dans le sens de vos
propos, et ce qui va contre eux est bon aussi, parce que cela marque une
réaction, une réaction confirmative, à la réalité de ce que vous affirmez
R.
C. : Écoutez je ne crois
pas qu'on puisse dire sérieusement qu'il y ait dans la profondeur de la
société française contemporaine, et surtout dans sa largeur, une forte
tendance à la généalogie, à l'histoire, à la mémoire. Quand vous demandez
à neuf Français sur dix, et surtout s'ils sont jeunes, à quelle époque
remonte ceci ou cela, de quelle époque date ce monument, à quelle époque
fait référence ce costume, ils ne comprennent même pas ce que vous leur
demandez. Je le répète, ils ne savent pas qu'il y a eu des époques. La
pulsion généalogique dont vous faites état est à mon avis un contre-courant,
une strate géologique à contre-sens de la surface, une contradiction minoritaire
incorporée, dont seule une approche bathmologique peut rendre compte avec
justesse.
M.
du S. : Bien. Refermons cette
parenthèse, une de plus. Vous disiez que le rapport entre petite bourgeoisie
et imitation avait complètement changé, selon vous...
R.
C. : Oui, je le répétais.
Mais surtout il faut bien voir, à un autre niveau, plus essentiel, que
l'incompatibilité de surface entre soi-mêmisme
(comme j'aime à dire) et imitation
est parfaitement illusoire. Le "soi-mêmisme" est une imitation, au contraire - d'une part parce qu'être soi-même est parmi nous la scie des
scies, au même titre que c'est vrai
que
ou que le problème il est
là ; d'autre part, et de façon plus fondamentale, parce qu'être soi-même c'est s'imiter, se répéter, se buter dans ce qu'on est
déjà, dans ce que le hasard a fait de soi. Plus les contemporains répètent
comme des perroquets qu'ils n'aspirent à rien d'autre qu'à être eux-mêmes, plus ils sont semblables les
uns aux autres et c'est-vrai-qu'isent,
problème-il-est-lisent, stéréotypisent.
Le naturel c'est le conformisme. La différence se crée. Sauf peut-être chez les génies
et les fous, et encore, l'originalité n'est pas donnée, elle se cultive.
La culture est la grande école du n'être
pas soi-même, de l'être-plus,
de l'être-autre, du soi-même autre comme dit Ricoeur. Certes c'est aux fins de fomenter
un soi-même meilleur, plus authentique
et plus précieux. Mais justement, ce soi-même meilleur, inédit, non-imitatif,
ne coïncidera pas avec le soi-même du soi-mêmisme, le soi-même toujours déjà là et qu'il ne s'agit jamais
que de dégager des scories et des strates de conventions dont l'ont prétendument
chargé la vie sociale, la civilisation et peut-être même, à en croire
les accusations dont elle fait l'objet, la culture.
M.
du S. : Ce sont là des thèmes
et même des expressions, des tournures, des comparaisons, qui sont familiers
à tous vos lecteurs, encore une fois,
R.
C. : Ça ne fait pas beaucoup
de monde !
M.
du S. : Je ne sais pas. Peu
importe. En tout cas, le fait que ces tournures, ces expressions, ces
concepts si l'on veut, reparaissent en toute occasion, chez vous,
quel que soit le sujet abordé, semble impliquer que l'ensemble de vos
réflexions s'agence plus ou moins délibérément en une sorte de système, dont tous les éléments sont interdépendants
; et qu'à tirer sur n'importe quel fil on fait venir à soi la totalité
de la tapisserie.
R.
C. : Ah, puissiez-vous dire
vrai ! Si c'était le cas, au demeurant, ce ne serait pas nécessairement
de mon fait. J'aime à croire que je ne fais que reconnaître, en tâtonnant,
et en tirant moi-même tel ou tel fil, une tapisserie qui serait celle-là
même de la société contemporaine, avec ses avantages et ses inconvénients.
M.
du S. : Vous soulignez beaucoup
plus ses inconvénients que ses avantages, il me semble
R.
C. : L'ennui, c'est que les
uns ne sont guère séparables des autres
Vous allez dire encore que je
ressasse ici tous mes vieux dadas. L'un de ceux-là, c'est l'idée que les
questions les plus intéressantes, en morale, ne sont pas celles où se
trouvent confrontés le bien et le mal : ces questions-là, quoi qu'on en
dise, sont assez faciles à régler, en général, au moins au niveau théorique
Non les questions morales les plus intéressantes, à mon avis,
sont celles où se sont deux
biens qui s'opposent, deux biens dont on se rend compte, comme il
arrive souvent, hélas, qu'ils ne sont pas compatibles.
Eh bien, dans le domaine politique
et idéologique, je pense qu'il en va à peu près de même, mutatis mutandis.
Bien plus qu'à la lutte entre le bien et le mal l'humanité s'est trouvée
constamment confrontée, au cours de l'histoire, à la lutte entre deux
biens, qui lui semblaient également précieux, qu'elle ne voulait répudier
ni l'un ni l'autre, mais qui n'étaient pas compatibles. Plus exactement
il n'est sans doute pas de bien, de progrès, moral,
mais aussi social, politique, idéologique, culturel,
qui n'amène avec lui une part plus ou moins importante de mal, de régression,
d'inconvénient. La question est alors de savoir si cette part de mal est
plus importante ou non que la part de bien dont elle semble être la contrepartie
indissociable ; et s'il n'y a pas moyen de les dissocier malgré tout,
en examinant des unités plus petites, en distinguant et en distinguant
encore.
Je parlais en commençant de la succession
des lois et dispositions législatives diverses qui très progressivement,
très doucement, insensiblement, sur un siècle à peu près, ont amené en
France, et presque partout en Occident, et dans une moindre mesure partout
dans le monde, la prépondérance de la petite bourgeoisie, et finalement
ce que j'appelle sa dictature.
Or ces lois, pour la plupart, étaient de bonnes
lois, de justes lois. La
marche en avant de la petite bourgeoisie est celle-là même, je ne dirais
pas de la liberté, je n'irai pas jusque là,
mais de l'égalité (on sait que
ces deux idéaux, liberté et égalité, sont souvent en opposition, justement)
- et certainement de la démocratie.
L'éducation est une bonne chose, une
excellente chose, la meilleure qui soit. Il y a cinquante ans et plus,
dans le système éducatif français, on donnait une bonne éducation, dans
l'ensemble, à une petite partie d'un classe d'âge, que nous dirons privilégiée. Au reste de cette classe d'âge on donnait une assez bonne
éducation aussi, toujours dans l'ensemble,
mais infiniment plus limitée, très partielle, solide (les paysannes de
quatre-vingt-dix ans, dans les campagnes, ont une orthographe d'une qualité
stupéfiante, souvent - en tout cas bien supérieure à celle de leurs arrière-petits-enfants
),
mais sommaire, élémentaire. À cette situation injuste on a voulu
mettre fin. On a voulu donner à tout le monde la bonne éducation qu'on
ne donnait jusqu'alors, par l'effet d'une injustice, qu'à quelques-uns.
On a voulu donner à tout le monde la bonne éducation qu'on donnait jusque-là,
disons le mot, aux seuls enfants de la bourgeoisie - pour le coup cette
évolution est très facilement et très justement analysable en termes de
classes. Le résultat, hélas, c'est que plus personne ne reçoit une éducation
de bonne qualité.
M.
du S. : Ce que vous dites
là me paraît très contestable
R.
C. : Il est possible que
je généralise un peu abusivement. On généralise toujours abusivement. Il reste que
généraliser est le mouvement le plus indispensable de tout effort de compréhension.
Je ne doute pas qu'il existe, heureusement, quelques poches de survivance
d'une éducation de qualité. Elles sont plutôt rares, plutôt étroites,
et à l'observation superficielle elles ne frappent guère. Dans l'ensemble,
et avec l'incriticable dessein d'en généraliser les vertus, de les étendre
à tous, d'en faire bénéficier tout le monde, on a détruit l'enseignement
bourgeois, celui qui fonctionnait assez bien pour quelques privilégiés.
M.
du S. : Et donc, à vous en
croire, il n'y aurait plus de privilégiés de l'éducation ? Mais tout contredit
cette observation !
R.
C. : Oh, je ne dis pas que
l'égalité est parfaite, loin de là. Cependant les plus hauts sommets ont
été considérablement abaissés, et même arasés. Pour abaisser, ça, la petite bourgeoisie est très forte. Elle a détruit
tout ce qui relevait de l'excellence, et même de la bonne qualité. Elle
éprouve beaucoup plus de difficulté, et même elle échoue lamentablement,
à élever ce qui était et qui est au plus
bas. Sous son administration les points les plus saillants du paysage
éducatif disparaissent - c'est un progrès vers l'égalité, si l'on veut
; mais les gouffres se creusent, les points les plus bas deviennent des
abîmes, et s'élargissent indéfiniment. Les privilégiés d'hier sont peut-être
encore un peu privilégiés, mais l'essentiel de leur privilège, c'est d'être
un peu moins sous-privilégiés que les autres, un peu moins défavorisés
M.
du S. : Vous ne pouvez pourtant
pas nier que le niveau général d'éducation de la population française
a beaucoup augmenté, en cinquante ans. Le nombre des diplômés a été multiplié
par dix, par cent
R.
C. : Qu'est-ce que cela signifie,
si la qualité des diplômes a été divisée par dix ? La plupart des bacheliers
d'aujourd'hui n'auraient pas été admis en classe de sixième en 1950
M.
du S. : Vous caricaturez.
R.
C. : Peut-être un peu, mais
moins que vous ne pouvez croire. Le fait le plus grave à mon sens, et
le plus significatif, est la disparition de la classe cultivée. En France
il n'y a plus de public pour la culture.
M.
du S. : Mais comment pouvez-vous
dire une chose pareille ! Vous-même, dans votre journal, ne cessez de vous plaindre que dans les expositions de peinture,
par exemple, il faille jouer des coudes pour voir les tableaux, après
avoir fait la queue pendant trois heures, tandis que jadis il n'y avait
personne dans les musées !
R.
C. : Il est vrai qu'une politique
de marketing échevelé a convaincu des masses considérables qu'il convenait
de se précipiter dans les grandes expositions, quand ce sont des noms
illustres qui sont mis en avant. Mais ces foules qui se précipitent au
Grand Palais ou ailleurs, est-ce qu'elles les voient,
les tableaux ? À en juger par les conversations qu'elles vous forcent
à surprendre en leur sein, devant les toiles, on peut ressentir quelques
doutes sur l'acuité de leur regard. Des millions d'individus voyagent,
et la propagande pseudo-culturelle est arrivée à les convaincre, pour
le meilleur et pour le pire, qu'un séjour touristique à Paris, mettons,
devait obligatoirement comporter un passage au Louvre ou au musée d'Orsay,
que c'est cela qui se faisait et qui devait se faire, que sinon ça ne
comptait pas, qu'on ne pouvait pas dire qu'on avait vu Paris. D'immenses
portions des grands musées sont devenus très difficiles à distinguer de
centres commerciaux, et on a parfois l'impression que la plupart des visiteurs
passent plus de temps dans ces parties-là, d'une boutique à l'autre, que
dans les galeries proprement dites. Voyez la rue de Rivoli, rue éminemment
bourgeoise au temps où le musée du Louvre était fréquenté par les artistes
et les seuls amateurs d'art, et qui est devenue une espèce de souk, au
moins au niveau de la chaussée, depuis que le Louvre est une énorme machine
à malaxer du touriste et à lui extraire son argent, en échange d'un vague
brevet de distinction touristique («On a vu la Joconde ! »). Les boutiques
de la rue de Rivoli, sur des centaines de mètres, l'horreur de ce qu'elles
étalent, et qui est destiné très précisément aux visiteurs du musée, qui n'a de raison
d'être là qu'à cause du musée,
tout cela vous renseigne bien mieux que n'importe quelles statistiques
sur la sorte de regard porté sur les tableaux (si tant est que regards
et tableaux se rencontrent vraiment).
M.
du S. : Oui, mais enfin,
de tout temps, il y a eu près des grands
musées des boutiques de babioles et de souvenirs ; et les visiteurs bourgeois
de la Florence 1900 en rapportaient déjà des objets affreux
R.
C. :
des objets affreux,
certes, mais qui avaient tout de même quelque rapport avec l'art, le plus
souvent : reproductions, copies, moulages, photographies, lithographies
; tandis qu'à présent le lien est rompu. Ces objets qui sont en vente
autour du Louvre, ces tabliers de cuisine et ces T-shirts historiés, ces
Poulbot de plâtre et ces Pokémons de plastique,
il est évident que ceux qui les achètent, et
qui sortent du musée, qui sont
la même clientèle que celle du musée, n'ont pas vu les tableaux, même
s'ils les ont regardés ; qu'en tout cas ils ne les ont pas aimés ; qu'à
dire le moins ils n'en ont rien appris.
M. du S. : Est-ce que vous ne craignez
pas, à l'occasion de sorties comme celle-ci, somme toute assez prévisibles,
de votre part, et comme d'autres qui vous sont coutumières, est-ce que vous ne craignez pas de prêter le
flanc à des accusations de mépris
? Est-ce que vous n'avez pas peur qu'on puisse dire de vous que, plus
que critique et éclairant, ainsi que
vous souhaiteriez sans doute le paraître, vous êtes surtout terriblement
méprisant ?
R.
C. : Mépris ? Méprisant ? Comment pourrait-on être méprisant
face à ce qui vous dépasse de tout part, et dans quoi l'on se noie comme
un puceron tombé dans une vasière ? C'est comme si vous reprochiez à l'escargot
écrasé sur un chemin de campagne après la pluie d'éprouver du mépris pour l'énorme botte qui vient de
s'abattre sur lui ; ou bien au hérisson aventureux de ressentir du mépris pour l'autocar qui vient de le transformer
en crêpe ! Comment pourrait-on mépriser ce qui est mille fois, un million
de fois, soixante millions de fois, plus fort que vous ? Et qui de toute
façon l'emportera toujours ?
La petite bourgeoisie, entre son passé
d'humiliations véritables et son présent de domination implacable, a tout
loisir de mettre en avant, selon les circonstances, celui des ses aspects
dont elle a le plus d'avantages à tirer à ce moment précis : je suis martyr,
voyez mes bleus, et cet odieux mépris que vous me témoignez ; je suis
tyran, voyez mes crocs, et les ennuis affreux que vous vous attirez.
M.
du S. : Vous dites que la
petite bourgeoisie l'emportera toujours, et je ne sais pas tout de votre
vie, loin de là, mais il me semble que vous vous êtes assez bien arrangé,
tout de même, pour vous soustraire aux contraintes, aux pressions, aux
tentatives d'assimilation de ce que vous appelez la société petite bourgeoise
et sa dictature
R.
C. : Oh, on peut ruser avec
elle quelque temps, on peut refuser ses enveloppes préimprimées et ses
propositions de rabais, ses remises de prix et ses remises de peine, toutes
les soumissions qu'elle vous impose tous les jours en échange de petites
économies qu'elles vous vaudront et de simplifications qu'elles vous permettront,
les normalisations dociles, les alignements résignés, une plus étroite
programmation de votre vie. Elle
n'en est pas moins maîtresse de l'espace, du territoire, qu'elle grignote
jour après jour, jusqu'à n'en presque rien laisser d'intact, et qu'elle
agence impitoyablement à sa manière petite-bourgeoise, qui tient toujours
plus ou moins du lotissement, du centre commercial, du parc de loisir,
en somme de la banlieue généralisée, cet immense ni ville ni campagne
qui lui est spatialement consubstantiel, et qui bientôt n'aura plus d'extérieur,
lui non plus, coïncidant exactement avec le monde. Même si des années
durant on parvenait à résister à
ses avances, à ses faveurs et à ses pressions, à ses forfaits, à ses formules,
à ses contrats de confiance et à ses pactes fidélité clientèle, même si
l'on tenait une vie entière sans lui céder, sans se laisser engluer dans
son suburbanisme sans urbanisme, et certainement sans urbanité, elle vous
rattraperait toujours au dernier moment, comme les anciennes religions.
À moins d'être milliardaire ou fameux, ce qui concerne tout de même assez
peu de monde, et ne constitue même pas une garantie absolue, vous ne couperez
pas à la maladie, aux opérations et à l'horrible mort petite-bourgeoise,
à la mort à l'hôpital petit-bourgeois, plus petit-bourgeois encore que
le lycée, que la télévision, que le bureau, l'aéroport ou les gares, avec
son chapelet de «Alors il nous a bien fait son petit pipi, le papy ?»,
et ce moment inévitable, rituel, fatal, où votre femme, votre mari, votre
maîtresse, votre amant, un étranger qui vous veut du bien (à moins qu'il
n'y ait personne, afin que le triomphe de la dictature soit encore plus
complet), se demandera, après dix coups de sonnette restés vains, et tandis
que vous êtes recroquevillé de douleur à tomber du lit, s'il ne vous ferait
pas gagner dix jours d'existence, dix mois, dix ans peut-être, en forçant
sa nature et en allant faire une scène, à trois heures du matin, dans
la pièce blafarde où sont rassemblées les infirmières autour d'un p'tit
café, et en exigeant d'elles qu'elles réveillent le médecin de garde,
ou même qu'elles contactent le chirurgien, malgré ses strictes
instructions, plutôt que de venir vous dire une fois de plus, en donnant
un petit coup d'ongle négligent au conduit de perfusion :
« Le docteur Schmoll passera vous voir
lundi matin. Vous pourrez lui expliquer que le sérum i fait plus rien,
d'après vous
»
M.
du S. : Eh bien, vous êtes
gai
Mais on a toujours le soupçon que ce à quoi vous vous en prenez en
fait, quand vous donnez des exemples de votre présumée dictature
de la petite bourgeoisie, c'est tout simplement l'égalité. Si vous avez une telle horreur de l'hôpital, est-ce que
ce n'est pas tout simplement parce que c'est un lieu égalitaire - enfin, théoriquement,
parce que là encore il y aurait bien des nuances à apporter ?
R.
C. : Vous avez peut-être
raison. Peut-être n'y a-t-il d'égalité que par le bas, toujours, comme
l'impliqueraient ces anciens hôtels ou pseudo-grands hôtels des démocraties
populaires, où tout était toujours si mal tenu, et où l'on n'obtenait
jamais les services les plus ordinaires, parce qu'on se heurtait toujours
à un implicite : «Non mais pour qui vous vous prenez?». La petite bourgeoisie
ne vous demande jamais qui vous êtes, mais toujours pour qui vous vous
prenez. Elle vous attend à l'hôpital petit bourgeois, avec sa question
toute prête. Elle sait bien que vous viendrez tôt ou tard. Et je sais
bien, moi, que nous sommes censés être égaux devant la mort, mais il est
toute sorte de circonstances, et la mort en est une éminente, où l'homme
n'aspire à rien d'autre que du privilège,
un traitement spécial, des attentions particulières. Être traité comme n'importe qui, que ce soit à l'école
ou à l'hôpital, c'est être traité comme n'importe quoi, autant dire comme
moins que rien.
M.
de S. : Mais alors il n'y
a pas de solution !
R.
C. : Peut-être pas
S'il y en a une elle est encore à chercher dans l'accès
égalitaire à l'inégalité.
M.
du S. : Je ne vois pas très
bien comment cela pourrait se traduire à l'hôpital.
R.
C. : On peut poser que mourir
donne des droits, par exemple
M.
du S. : Oui, mais enfin on
ne vient pas forcément à l'hôpital pour y mourir ! S'il faut être agonisant
pour que les infirmières répondent à votre coup de sonnette !
R.
C. : On peut poser que souffrir
donne des droits. On peut poser qu'être poli donne des droits. On peut
poser que n'avoir aucun droit donne des droits.
M.
du S. : Mais personne n'a
aucun droit !
R.
C. : C'est peut-être pour
cela que personne n'a de droits. C'est l'indistinction
qui crée la dictature de tous
par chacun. La société petite bourgeoise est une dictature parce qu'elle
refuse de distinguer.
M.
du S. : En toute occasion
vous en appelez donc à la distinction, d'où votre mépris pour les boutiques de la
rue de Rivoli et pour leurs clients.
R.
C. : Si j'éprouvais du mépris
il irait plus aux boutiques de la rue du Faubourg Saint-Honoré ou de l'avenue
Montaigne, et à leur clients, et au culte éminemment petit-bourgeois des
marques - tirer vanité d'un fournisseur ! ( culte qui d'ailleurs se manifeste tout aussi ridiculement dans
les lycées de banlieue que parmi les Japonais qui se précipitent en masse
au magasin Vuitton
M.
du S. : Ah, votre vieille
hostilité pour Vuitton
R.
C. : Ce n'est pas de l'hostilité,
c'est seulement du mépris, oui, pour la conviction qu'on puisse être distingué par le recours à une marque quelconque, surtout une marque qui passe
pour "chic", ou "à la mode", que ce soit Vuitton ou
Reebok, peu importe
Je trouve désolant cet asservissement aux marques qui sévit dans les cours d'école,
et qui est une preuve de plus, s'il en fallait, que rien n'est plus naturel que le conformisme : je me demande
tout de même si ce n'est pas la première fois que l'enfance et l'adolescence
dont ridicules - ridicules de
leur propre fait)
Je n'ai pas de mépris pour les boutiques voisines du
Louvre et pour leurs clients, je dis seulement que leur existence, leur
multiplication et leur prospérité, introduisent un doute, un doute sérieux,
sur le sens qu'il faut donner à la colossale augmentation, depuis vingt
ou trente ans, de la fréquentation des hauts lieux de l'art. Ces masses
qui se précipitent dans les musées et dans les grandes expositions,
et qui bravent les intempéries pour voir Turner ou Gauguin, ou qui choisissent
Monet comme lieu de rendez-vous pour échanger des nouvelles des enfants,
elles n'ont pas forcément, à mon avis, la signification favorable que
vous leur prêtez. Il se pourrait bien qu'elles n'obéissent à rien d'autre
qu'au fameux mimétisme petit-bourgeois, pour le coup.
M.
du S. :
dont vous avez
vous-même récusé l'existence.
R.
C. :
dont j'ai en partie
contesté qu'il soit encore le
trait fondamental de la petite bourgeoisie, oui, mais dont je ne nie pas
qu'il puisse avoir en elle de sérieuses survivances. Ce que je veux dire
c'est que toutes ces statistiques dont on nous abreuve sur un prétendu
développement, voire une explosion, des pratiques culturelles, doivent
être examinées de très près. Cette notion de pratiques culturelles est éminemment suspecte, d'ailleurs. On peut
y mettre ce qu'on veut, et bien des choses qui n'ont avec la culture,
au sens patrimonial du terme, que les rapports
les plus lointains (ou pas de rapport du tout). On en revient et on en
reviendra toujours aux ambiguïtés de ce terme de culture, que nous avons
déjà soupesées en passant. Ne parvenant pas, malgré ses efforts et ses
énormes dépenses, à amener ses troupes jusqu'à la culture au sens qu'avait ce mot avant son accession aux affaires (culturelles),
la petite bourgeoisie a jugé plus simple d'appeler culture l'environnement en quelque sorte
naturel desdites troupes, où qu'elles se trouvent. Ce qui est surtout
frappant, et entre tout affligeant, c'est,
à l'intérieur de l'espace public, la disparition progressive et parfois
totale de la grande culture, de la culture au sens ancien. Vingt ans, trente ans, quarante
ans d'éducation de masse, et des centaines de librairies sont devenues
des magasins de vêtements, un
succès de librairie c'est un nombre de
ventes deux, trois fois, dix fois, moins élevé que ce n'était le cas à
la génération précédente, les revues disparaissent, les journaux périclitent,
et que donnent-ils candidement pour explication à leur déroute ? Que «l'habitude
de lire est de moins en moins répandue parmi les jeunes »
Ah bon ? C'était
bien la peine de construire tous ces lycées, et toutes ces affreuses facultés
qui semblent être nées déglinguées, tant elles ont été pauvrement construites
et tant leurs usagers les traitent mal, et qui sont perdues dans des banlieues
sinistres ou bien au milieu de nulle part, de nulle part en tout cas où
la culture, l'art, l'histoire, l'histoire de l'art dans notre pays aient
jamais mis les pieds, où ils aient la moindre chance de se reconnaître,
d'établir un courant de sympathie avec les aîtres et les êtres.
De vénérables grands prêtres de la
culture et de l'éducation pour tous continuent de nous assurer avec un
doux sourire que les Français sont beaucoup plus éduqués, plus diplômés,
plus cultivés qu'aux sauvages tant anciens, mais on ne sait pas s'il faut
rire ou pleurer en les écoutant, ni si eux-mêmes se moquent de nous ou
bien s'ils ont fini par se convaincre de ce qu'ils disaient, alors que
la fréquentation des concerts de musique classique diminue vertigineusement,
que la vente des disques de musique classique est en chute libre, comme
on dit, qu'à la télévision il ne saurait être un peu sérieusement question
de quoi que ce soit d'un peu culturel avant le milieu de la nuit, et qu'on
en arrive à se souvenir des émissions de Bernard Pivot, qui pourtant ne
nous avaient pas forcément enthousiasmés, à l'époque, comme de moments
presque inimaginables d'intelligence, de délicatesse et de respect pour
la littérature. Jack Lang est à peu près le dernier à parvenir à garder
son sérieux quand il affirme que l'éducation s'est répandue depuis vingt-cinq
ans comme une traînée de poudre dans toutes les couches de la population,
alors que ce que l'on constate, c'est que la culture est chassée de partou,t
et que pour elle, pour la culture au sens où nous l'entendions, il n'y
a plus qu'un public en peau de chagrin, et qui va vieillissant à mesure
qu'il se fait plus étroit.
Tous les professeurs, y compris ceux
de l'enseignement supérieur le plus supérieur, disent qu'ils doivent sans
cesse simplifier leurs phrases, limiter leur vocabulaire, réduire leurs
allusions culturelles parce qu'elles ne sont pas comprises, la culture
générale étant morte. Voilà le résultat d'un demi-siècle d'efforts et
de dépenses inouïes pour éduquer toujours mieux toujours plus d'enfants.
M.
du S. : J'en reviens toujours
à ma question : même si l'on accepte le constat très noir que vous venez
de dresser, et que vous n'êtes pas le seul à dresser, bien que vous le
chargiez sans doute de plus d'ombres encore que la plupart de vos rivaux
en catastrophisme - pourquoi incriminer la petite bourgeoisie
? Vous estimez que l'enseignement de masse a échoué, soit. Tout le monde
n'est pas de votre avis. Quoi qu'il en soit l'enseignement de masse a
été voulu en conformité avec des idéaux de justice, d'égalité et de démocratie
qui ne sont pas propres à la petite bourgeoisie. C'est même lui faire
bien de l'honneur que de lui en attribuer tout le crédit. R.
C. : C'est tout de même le
comble que ce soit moi qui doive faire figure de marxiste en ce débat,
serait-ce de marxiste à l'envers ; et qui sois seul à envisager les questions
en terme de classes ! Cet enseignement de masse, que
le pays a voulu, et que le gouvernement à imposé, à quoi s'opposait-il
? À un enseignement élitaire, élitiste, qui ne peut pas être envisagé
autrement que comme un enseignement bourgeois.
Le lycée de 1960 est un lycée bourgeois.
L'université de 1960 est une université bourgeoise. Être lycéen en 1960, c'est être un bourgeois,
un enfant de bourgeois, ou au moins un futur bourgeois. Être étudiant,
c'est jouir, ou se préparer à jouir, des privilèges d'un bourgeois, même
quand on n'est pas d'origine bourgeoise. Or, ce système bourgeois, qui
va le mettre à bas ?
M.
du S. : Il ne s'agissait
pas de le mettre à bas, mais au contraire de le généraliser, d'en étendre
les privilèges à toute la société.
R.
C. : L'expérience à montré
que pour le généraliser il fallait le mettre à bas, qu'on ne pouvait en
disséminer les éléments qu'en le démolissant. Et cela ce n'était pas la
bourgeoisie qui allait s'en charger. Ce n'était pas le prolétariat non
plus, il n'a pas accédé au pouvoir, la Quatrième République, la guerre
froide, les Américains et la Cinquième République y ont veillé. S'en est
chargée la large classe qui depuis longtemps rongeait son frein sous la
férule bourgeoise, la petite bourgeoisie. Le problème est que, détruisant
les privilèges éducatifs et culturels de la classe bourgeoise, et du même
coup, quoi qu'on en dise, la bourgeoisie elle-même - ce qu'on appelle
aujourd'hui bourgeoisie n'est
qu'une petite bourgeoisie économiquement privilégiée -, la petite bourgeoisie
allait détruire aussi la classe
cultivée, qui ne se confondait certes pas avec la bourgeoisie, mais
qui, pour une très large part, était recrutée parmi elle, le plus souvent
à titre héréditaire.
M.
du S. : Je fais tout mon
possible pour vous suivre, ne serait-ce qu'intellectuellement,
si je puis dire - tout mon possible pour comprendre votre raisonnement.
Mais pourquoi la petite bourgeoisie ne pouvait-elle pas, sinon devenir
elle-même la classe cultivée (après tout vous avez dit que la bourgeoisie
n'était pas la classe cultivée,
R.
C. :
j'ai dit qu'elle ne se confondait pas avec elle
M.
du S. :
qu'elle ne se confondait pas avec elle, oui). Pourquoi la petite bourgeoisie
ne pouvait-elle pas secréter en son sein une classe cultivée, un public
pour la culture, pour la grande
culture, comme vous dites ?
R.
C. : Comme j'ai dit contraint
et forcé, pour tâcher d'échapper aux ambiguïtés que revêt aujourd'hui
ce mot de culture, qui est mis à toutes les sauces
et veut dire tout et n'importe quoi. Grande
culture, l'expression ne fait pas exactement partie de mon répertoire
coutumier. Elle apparaît chez Nietzsche, il est vrai. Nietzsche parle
quelque part de la grande culture,
de «la voix inimitable de la grande culture », si je ne me trompe - cette
voix qu'entre parenthèses on n'entend presque plus à la radio et pour
ainsi dire jamais à la télévision, car même lorsqu'il y est question de
l'art, de la connaissance, de la culture, et quand ce serait très savamment,
c'est la plupart du temps avec les accents, avec l'accent, de la petite
bourgeoisie, de ce que j'ai appelé le c'est-vrai-qu'isme,
cette espèce d'inculture dans la langue, y compris dans la langue savante.
Et quel bonheur lorsqu'on tombe, de temps en temps, par hasard, sur cette
voix inimitable de la grande culture, sur un George Steiner, un Marc Fumaroli,
je cite presque au hasard, hier ou avant-hier sur Jean-Yves Tadié, le
spécialiste de Proust, de Malraux et de Nathalie Sarraute, ou sur un Maurice
Lever, le biographe de Sade et de Beaumarchais : je veux dire (et je m'avise
qu'il n'est pas certain, à vrai dire, que ce soit là ce à quoi ait pensé
Nietzsche quand il parlait de «la voix de la grande culture»), je veux
dire sur une pensée, ou une érudition, peu importe, qui ait encore la
grammaire, le vocabulaire, l'élocution, la prononciation idoines ; qui
ne parle pas la langue de la culture comme un dialecte étranger, maladroitement
emprunté
Peut-être, de même, là où on est obligé,
pour se faire comprendre, de dire grande
culture alors que culture,
jadis, aurait suffi, peut-être sera-t-on contraint et forcé, avant longtemps,
de dire la grande musique, horriblement, pour désigner
ce qui jadis était la musique,
tout simplement. La dictature de la petite bourgeoisie, on ne le dira
jamais assez, est avant tout une dictature langagière.
La petite bourgeoisie vous force à parler petit bourgeois, sous peine
de n'être plus compris, ou de n'avoir plus d'interlocuteur, ou de blesser
tout le monde à la ronde. Comme elle est seule à disposer du pouvoir culturel,
du système d'enseignement, des médias, de la machine à produire du sens
mais surtout à produire des signes, des signes partagés,
elle est seule à produire du langage. Plus exactement, elle est seule
à avoir les moyens d'imposer son langage à elle comme langage général
commun, ayant seul cours. Il est très frappant de voir des étrangers qui
dans leur langue à eux usent encore d'un langage bourgeois,
disons, ou intellectuel, ou distingué
(pour user d'un concept résolument bourgeois, pour le coup), adopter
tout naturellement, en français, s'ils sont immergés un certain temps
dans la société française, que ce soit dans le milieu universitaire français
ou dans la France rurale, au C.N.R.S ou dans le Périgord, à l'École normale
ou en Normandie, le niveau petit bourgeois du langage, qui seul a valeur
d'échange; et vous souhaiter avec conviction bon
appétit, ce bon appétit qui était en horreur à la France bourgeoise,
et constituait au sein du langage une frontière de classe aussi rigoureuse
que d'appeler quelqu'un Monsieur
Chaminade, quand on s'adresse à lui, plutôt
que Monsieur tout court - étant bien entendu qu'en régime de dictature de la petite
bourgeoisie Monsieur tout court tombe en désuétude et semble une
bizarrerie, une affectation, une désagréable distance introduite entre
les locuteurs, tandis que Monsieur
Chaminade, qui passait, sinon pour une grossièreté, du moins pour
le comble de la vulgarité, tient seul le haut du pavé, et qu'à présent
c'est faire honneur aux gens, leur adresser une politesse, que de les
appeler par leur nom après Monsieur ou Madame. La France petite-bourgeoise,
c'est vraiment la France bon appétit
(Monsieur Chaminade).
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